Du côté de chez Swann

Du côté de chez Swann


Du côté de chez Swann by Marcel Proust




A la recherche du temps
perdu, Tome I




eBooks@Adelaide


2009




1. Combray


2. Un Amour De Swann


3. Noms De Pays: Le Nom





A Monsieur Gaston
Calmette





Comme un témoignage de
profonde et affectueuse reconnaissance,





Marcel Proust.


Table of Contents Next





Marcel Proust


Du côté de chez Swann


Première Partie


Combray


I.





Longtemps, je me suis
couché de bonne heure. Parfois, à peine ma bougie éteinte, mes yeux se
fermaient si vite que je n’avais pas le temps de me dire: «Je m’endors.» Et,
une demi-heure après, la pensée qu’il était temps de chercher le sommeil
m’éveillait; je voulais poser le volume que je croyais avoir encore dans les
mains et souffler ma lumière; je n’avais pas cessé en dormant de faire des
réflexions sur ce que je venais de lire, mais ces réflexions avaient pris un
tour un peu particulier; il me semblait que j’étais moi-même ce dont parlait
l’ouvrage: une église, un quatuor, la rivalité de François Ier et de Charles
Quint. Cette croyance survivait pendant quelques secondes à mon réveil; elle ne
choquait pas ma raison mais pesait comme des écailles sur mes yeux et les
empêchait de se rendre compte que le bougeoir n’était plus allumé. Puis elle
commençait à me devenir inintelligible, comme après la métempsycose les pensées
d’une existence antérieure; le sujet du livre se détachait de moi, j’étais
libre de m’y appliquer ou non; aussitôt je recouvrais la vue et j’étais bien
étonné de trouver autour de moi une obscurité, douce et reposante pour mes
yeux, mais peut-être plus encore pour mon esprit, à qui elle apparaissait comme
une chose sans cause, incompréhensible, comme une chose vraiment obscure. Je me
demandais quelle heure il pouvait être; j’entendais le sifflement des trains
qui, plus ou moins éloigné, comme le chant d’un oiseau dans une forêt, relevant
les distances, me décrivait l’étendue de la campagne déserte où le voyageur se
hâte vers la station prochaine; et le petit chemin qu’il suit va être gravé
dans son souvenir par l’excitation qu’il doit à des lieux nouveaux, à des actes
inaccoutumés, à la causerie récente et aux adieux sous la lampe étrangère qui
le suivent encore dans le silence de la nuit, à la douceur prochaine du retour.





J’appuyais tendrement mes
joues contre les belles joues de l’oreiller qui, pleines et fraîches, sont
comme les joues de notre enfance. Je frottais une allumette pour regarder ma
montre. Bientôt minuit. C’est l’instant où le malade, qui a été obligé de
partir en voyage et a dû coucher dans un hôtel inconnu, réveillé par une crise,
se réjouit en apercevant sous la porte une raie de jour. Quel bonheur c’est
déjà le matin! Dans un moment les domestiques seront levés, il pourra sonner,
on viendra lui porter secours. L’espérance d’être soulagé lui donne du courage
pour souffrir. Justement il a cru entendre des pas; les pas se rapprochent,
puis s’éloignent. Et la raie de jour qui était sous sa porte a disparu. C’est
minuit; on vient d’éteindre le gaz; le dernier domestique est parti et il
faudra rester toute la nuit à souffrir sans remède.





Je me rendormais, et
parfois je n’avais plus que de courts réveils d’un instant, le temps d’entendre
les craquements organiques des boiseries, d’ouvrir les yeux pour fixer le
kaléidoscope de l’obscurité, de goûter grâce à une lueur momentanée de
conscience le sommeil où étaient plongés les meubles, la chambre, le tout dont
je n’étais qu’une petite partie et à l’insensibilité duquel je retournais vite
m’unir. Ou bien en dormant j’avais rejoint sans effort un âge à jamais révolu
de ma vie primitive, retrouvé telle de mes terreurs enfantines comme celle que
mon grand-oncle me tirât par mes boucles et qu’avait dissipée le jour,—date
pour moi d’une ère nouvelle,—où on les avait coupées. J’avais oublié cet
événement pendant mon sommeil, j’en retrouvais le souvenir aussitôt que j’avais
réussi à m’éveiller pour échapper aux mains de mon grand-oncle, mais par mesure
de précaution j’entourais complètement ma tête de mon oreiller avant de
retourner dans le monde des rêves.





Quelquefois, comme Eve
naquit d’une côte d’Adam, une femme naissait pendant mon sommeil d’une fausse
position de ma cuisse. Formée du plaisir que j’étais sur le point de goûter, je
m’imaginais que c’était elle qui me l’offrait. Mon corps qui sentait dans le
sien ma propre chaleur voulait s’y rejoindre, je m’éveillais. Le reste des
humains m’apparaissait comme bien lointain auprès de cette femme que j’avais
quittée il y avait quelques moments à peine; ma joue était chaude encore de son
baiser, mon corps courbaturé par le poids de sa taille. Si, comme il arrivait
quelquefois, elle avait les traits d’une femme que j’avais connue dans la vie,
j’allais me donner tout entier à ce but: la retrouver, comme ceux qui partent
en voyage pour voir de leurs yeux une cité désirée et s’imaginent qu’on peut
goûter dans une réalité le charme du songe. Peu à peu son souvenir
s’évanouissait, j’avais oublié la fille de mon rêve.





Un homme qui dort, tient
en cercle autour de lui le fil des heures, l’ordre des années et des mondes. Il
les consulte d’instinct en s’éveillant et y lit en une seconde le point de la
terre qu’il occupe, le temps qui s’est écoulé jusqu’à son réveil; mais leurs
rangs peuvent se mêler, se rompre. Que vers le matin après quelque insomnie, le
sommeil le prenne en train de lire, dans une posture trop différente de celle
où il dort habituellement, il suffit de son bras soulevé pour arrêter et faire
reculer le soleil, et à la première minute de son réveil, il ne saura plus
l’heure, il estimera qu’il vient à peine de se coucher. Que s’il s’assoupit
dans une position encore plus déplacée et divergente, par exemple après dîner
assis dans un fauteuil, alors le bouleversement sera complet dans les mondes
désorbités, le fauteuil magique le fera voyager à toute vitesse dans le temps
et dans l’espace, et au moment d’ouvrir les paupières, il se croira couché
quelques mois plus tôt dans une autre contrée. Mais il suffisait que, dans mon
lit même, mon sommeil fût profond et détendît entièrement mon esprit; alors
celui-ci lâchait le plan du lieu où je m’étais endormi, et quand je m’éveillais
au milieu de la nuit, comme j’ignorais où je me trouvais, je ne savais même pas
au premier instant qui j’étais; j’avais seulement dans sa simplicité première,
le sentiment de l’existence comme il peut frémir au fond d’un animal: j’étais
plus dénué que l’homme des cavernes; mais alors le souvenir—non encore du lieu
où j’étais, mais de quelques-uns de ceux que j’avais habités et où j’aurais pu
être—venait à moi comme un secours d’en haut pour me tirer du néant d’où je
n’aurais pu sortir tout seul; je passais en une seconde par-dessus des siècles
de civilisation, et l’image confusément entrevue de lampes à pétrole, puis de
chemises à col rabattu, recomposaient peu à peu les traits originaux de mon
moi.





Peut-être l’immobilité
des choses autour de nous leur est-elle imposée par notre certitude que ce sont
elles et non pas d’autres, par l’immobilité de notre pensée en face d’elles. Toujours
est-il que, quand je me réveillais ainsi, mon esprit s’agitant pour chercher,
sans y réussir, à savoir où j’étais, tout tournait autour de moi dans
l’obscurité, les choses, les pays, les années. Mon corps, trop engourdi pour
remuer, cherchait, d’après la forme de sa fatigue, à repérer la position de ses
membres pour en induire la direction du mur, la place des meubles, pour
reconstruire et pour nommer la demeure où il se trouvait. Sa mémoire, la
mémoire de ses côtes, de ses genoux, de ses épaules, lui présentait
successivement plusieurs des chambres où il avait dormi, tandis qu’autour de
lui les murs invisibles, changeant de place selon la forme de la pièce
imaginée, tourbillonnaient dans les ténèbres. Et avant même que ma pensée, qui
hésitait au seuil des temps et des formes, eût identifié le logis en
rapprochant les circonstances, lui,—mon corps,—se rappelait pour chacun le
genre du lit, la place des portes, la prise de jour des fenêtres, l’existence
d’un couloir, avec la pensée que j’avais en m’y endormant et que je retrouvais
au réveil. Mon côté ankylosé, cherchant à deviner son orientation, s’imaginait,
par exemple, allongé face au mur dans un grand lit à baldaquin et aussitôt je
me disais: «Tiens, j’ai fini par m’endormir quoique maman ne soit pas venue me
dire bonsoir», j’étais à la campagne chez mon grand-père, mort depuis bien des
années; et mon corps, le côté sur lequel je reposais, gardiens fidèles d’un
passé que mon esprit n’aurait jamais dû oublier, me rappelaient la flamme de la
veilleuse de verre de Bohême, en forme d’urne, suspendue au plafond par des
chaînettes, al cheminée en marbre de Sienne, dans ma chambre à coucher de
Combray, chez mes grands-parents, en des jours lointains qu’en ce moment je me
figurais actuels sans me les représenter exactement et que je reverrais mieux
tout à l’heure quand je serais tout à fait éveillé.





Puis renaissait le
souvenir d’une nouvelle attitude; le mur filait dans une autre direction:
j’étais dans ma chambre chez Mme de Saint-Loup, à la campagne; mon Dieu! Il est
au moins dix heures, on doit avoir fini de dîner! J’aurai trop prolongé la
sieste que je fais tous les soirs en rentrant de ma promenade avec Mme de
Saint-Loup, avant d’endosser mon habit. Car bien des années ont passé depuis
Combray, où, dans nos retours les plus tardifs, c’était les reflets rouges du
couchant que je voyais sur le vitrage de ma fenêtre. C’est un autre genre de
vie qu’on mène à Tansonville, chez Mme de Saint-Loup, un autre genre de plaisir
que je trouve à ne sortir qu’à la nuit, à suivre au clair de lune ces chemins
où je jouais jadis au soleil; et la chambre où je me serai endormi au lieu de
m’habiller pour le dîner, de loin je l’aperçois, quand nous rentrons, traversée
par les feux de la lampe, seul phare dans la nuit.





Ces évocations
tournoyantes et confuses ne duraient jamais que quelques secondes; souvent, ma
brève incertitude du lieu où je me trouvais ne distinguait pas mieux les unes
des autres les diverses suppositions dont elle était faite, que nous n’isolons,
en voyant un cheval courir, les positions successives que nous montre le
kinétoscope. Mais j’avais revu tantôt l’une, tantôt l’autre, des chambres que
j’avais habitées dans ma vie, et je finissais par me les rappeler toutes dans
les longues rêveries qui suivaient mon réveil; chambres d’hiver où quand on est
couché, on se blottit la tête dans un nid qu’on se tresse avec les choses les
plus disparates: un coin de l’oreiller, le haut des couvertures, un bout de
châle, le bord du lit, et un numéro des Débats roses, qu’on finit par cimenter
ensemble selon la technique des oiseaux en s’y appuyant indéfiniment; où, par
un temps glacial le plaisir qu’on goûte est de se sentir séparé du dehors
(comme l’hirondelle de mer qui a son nid au fond d’un souterrain dans la
chaleur de la terre), et où, le feu étant entretenu toute la nuit dans la
cheminée, on dort dans un grand manteau d’air chaud et fumeux, traversé des
lueurs des tisons qui se rallument, sorte d’impalpable alcôve, de chaude
caverne creusée au sein de la chambre même, zone ardente et mobile en ses
contours thermiques, aérée de souffles qui nous rafraîchissent la figure et viennent
des angles, des parties voisines de la fenêtre ou éloignées du foyer et qui se
sont refroidies;—chambres d’été où l’on aime être uni à la nuit tiède, où le
clair de lune appuyé aux volets entr’ouverts, jette jusqu’au pied du lit son
échelle enchantée, où le clair de lune appuyé aux volets entr’ouverts, jette
jusqu’au pied du lit son échelle enchantée, où on dort presque en plein air,
comme la mésange balancée par la brise à la pointe d’un rayon—; parfois la
chambre Louis XVI, si gaie que même le premier soir je n’y avais pas été trop
malheureux et où les colonnettes qui soutenaient légèrement le plafond
s’écartaient avec tant de grâce pour montrer et réserver la place du lit;
parfois au contraire celle, petite et si élevée de plafond, creusée en forme de
pyramide dans la hauteur de deux étages et partiellement revêtue d’acajou, où
dès la première seconde j’avais été intoxiqué moralement par l’odeur inconnue
du vétiver, convaincu de l’hostilité des rideaux violets et de l’insolente
indifférence de la pendule que jacassait tout haut comme si je n’eusse pas été
là;—où une étrange et impitoyable glace à pieds quadrangulaires, barrant
obliquement un des angles de la pièce, se creusait à vif dans la douce
plénitude de mon champ visuel accoutumé un emplacement qui n’y était pas
prévu;—où ma pensée, s’efforçant pendant des heures de se disloquer, de
s’étirer en hauteur pour prendre exactement la forme de la chambre et arriver à
remplir jusqu’en haut son gigantesque entonnoir, avait souffert bien de dures
nuits, tandis que j’étais étendu dans mon lit, les yeux levés, l’oreille anxieuse,
la narine rétive, le cœur battant: jusqu’à ce que l’habitude eût changé la
couleur des rideaux, fait taire la pendule, enseigné la pitié à la glace
oblique et cruelle, dissimulé, sinon chassé complètement, l’odeur du vétiver et
notablement diminué la hauteur apparente du plafond. L’habitude! aménageuse
habile mais bien lente et qui commence par laisser souffrir notre esprit
pendant des semaines dans une installation provisoire; mais que malgré tout il
est bien heureux de trouver, car sans l’habitude et réduit à ses seuls moyens
il serait impuissant à nous rendre un logis habitable.





Certes, j’étais bien
éveillé maintenant, mon corps avait viré une dernière fois et le bon ange de la
certitude avait tout arrêté autour de moi, m’avait couché sous mes couvertures,
dans ma chambre, et avait mis approximativement à leur place dans l’obscurité
ma commode, mon bureau, ma cheminée, la fenêtre sur la rue et les deux portes. Mais
j’avais beau savoir que je n’étais pas dans les demeures dont l’ignorance du
réveil m’avait en un instant sinon présenté l’image distincte, du moins fait
croire la présence possible, le branle était donné à ma mémoire; généralement
je ne cherchais pas à me rendormir tout de suite; je passais la plus grande
partie de la nuit à me rappeler notre vie d’autrefois, à Combray chez ma
grand’tante, à Balbec, à Paris, à Doncières, à Venise, ailleurs encore, à me
rappeler les lieux, les personnes que j’y avais connues, ce que j’avais vu
d’elles, ce qu’on m’en avait raconté.





A Combray, tous les jours
dès la fin de l’après-midi, longtemps avant le moment où il faudrait me mettre
au lit et rester, sans dormir, loin de ma mère et de ma grand’mère, ma chambre
à coucher redevenait le point fixe et douloureux de mes préoccupations. On
avait bien inventé, pour me distraire les soirs où on me trouvait l’air trop
malheureux, de me donner une lanterne magique, dont, en attendant l’heure du
dîner, on coiffait ma lampe; et, à l’instar des premiers architectes et maîtres
verriers de l’âge gothique, elle substituait à l’opacité des murs d’impalpables
irisations, de surnaturelles apparitions multicolores, où des légendes étaient
dépeintes comme dans un vitrail vacillant et momentané. Mais ma tristesse n’en
était qu’accrue, parce que rien que le changement d’éclairage détruisait
l’habitude que j’avais de ma chambre et grâce à quoi, sauf le supplice du
coucher, elle m’était devenue supportable. Maintenant je ne la reconnaissais
plus et j’y étais inquiet, comme dans une chambre d’hôtel ou de «chalet», où je
fusse arrivé pour la première fois en descendant de chemin de fer.





Au pas saccadé de son
cheval, Golo, plein d’un affreux dessein, sortait de la petite forêt
triangulaire qui veloutait d’un vert sombre la pente d’une colline, et
s’avançait en tressautant vers le château de la pauvre Geneviève de Brabant. Ce
château était coupé selon une ligne courbe qui n’était autre que la limite d’un
des ovales de verre ménagés dans le châssis qu’on glissait entre les coulisses
de la lanterne. Ce n’était qu’un pan de château et il avait devant lui une
lande où rêvait Geneviève qui portait une ceinture bleue. Le château et la
lande étaient jaunes et je n’avais pas attendu de les voir pour connaître leur
couleur car, avant les verres du châssis, la sonorité mordorée du nom de
Brabant me l’avait montrée avec évidence. Golo s’arrêtait un instant pour
écouter avec tristesse le boniment lu à haute voix par ma grand’tante et qu’il
avait l’air de comprendre parfaitement, conformant son attitude avec une
docilité qui n’excluait pas une certaine majesté, aux indications du texte;
puis il s’éloignant du même pas saccadé. Et rien ne pouvait arrêter sa lente
chevauchée. Si on bougeait la lanterne, je distinguais le cheval de Golo qui
continuait à s’avancer sur les rideaux de la fenêtre, se bombant de leurs plis,
descendant dans leurs fentes. Le corps de Golo lui-même, d’une essence aussi
surnaturelle que celui de sa monture, s’arrangeait de tout obstacle matériel,
de tout objet gênant qu’il rencontrait en le prenant comme ossature et en se le
rendant intérieur, fût-ce le bouton de la porte sur lequel s’adaptait aussitôt
et surnageait invinciblement sa robe rouge ou sa figure pâle toujours aussi
noble et aussi mélancolique, mais qui ne laissait paraître aucun trouble de
cette transvertébration.





Certes je leur trouvais
du charme à ces brillantes projections qui semblaient émaner d’un passé
mérovingien et promenaient autour de moi des reflets d’histoire si anciens. Mais
je ne peux dire quel malaise me causait pourtant cette intrusion du mystère et
de la beauté dans une chambre que j’avais fini par remplir de mon moi au point
de ne pas faire plus attention à elle qu’à lui-même. L’influence anesthésiante
de l’habitude ayant cessé, je me mettais à penser, à sentir, choses si tristes.
Ce bouton de la porte de ma chambre, qui différait pour moi de tous les autres
boutons de porte du monde en ceci qu’il semblait ouvrir tout seul, sans que
j’eusse besoin de le tourner, tant le maniement m’en était devenu inconscient,
le voilà qui servait maintenant de corps astral à Golo.
Et dès qu’on
sonnait le dîner, j’avais hâte de courir à la salle à manger, où la grosse
lampe de la suspension, ignorante de Golo et de Barbe-Bleue, et qui connaissait
mes parents et le bœuf à la casserole, donnait sa lumière de tous les soirs; et
de tomber dans les bras de maman que les malheurs de Geneviève de Brabant me
rendaient plus chère, tandis que les crimes de Golo me faisaient examiner ma
propre conscience avec plus de scrupules.





Après le dîner, hélas, j’étais bientôt obligé de quitter maman qui
restait à causer avec les autres, au jardin s’il faisait beau, dans le petit
salon où tout le monde se retirait s’il faisait mauvais. Tout le monde, sauf ma
grand’mère qui trouvait que «c’est une pitié de rester enfermé à la campagne»
et qui avait d’incessantes discussions avec mon père, les jours de trop grande
pluie, parce qu’il m’envoyait lire dans ma chambre au lieu de rester dehors.
«Ce n’est pas comme cela que vous le rendrez robuste et énergique, disait-elle
tristement, surtout ce petit qui a tant besoin de prendre des forces et de la
volonté.» Mon père haussait les épaules et il examinait le baromètre, car il
aimait la météorologie, pendant que ma mère, évitant de faire du bruit pour ne
pas le troubler, le regardait avec un respect attendri, mais pas trop fixement
pour ne pas chercher à percer le mystère de ses supériorités. Mais ma
grand’mère, elle, par tous les temps, même quand la pluie faisait rage et que
Françoise avait précipitamment rentré les précieux fauteuils d’osier de peur
qu’ils ne fussent mouillés, on la voyait dans le jardin vide et fouetté par
l’averse, relevant ses mèches désordonnées et grises pour que son front
s’imbibât mieux de la salubrité du vent et de la pluie. Elle disait: «Enfin, on
respire!» et parcourait les allées détrempées,—trop symétriquement alignées à
son gré par le nouveau jardinier dépourvu du sentiment de la nature et auquel
mon père avait demandé depuis le matin si le temps s’arrangerait,—de son petit
pas enthousiaste et saccadé, réglé sur les mouvements divers qu’excitaient dans
son âme l’ivresse de l’orage, la puissance de l’hygiène, la stupidité de mon
éducation et la symétrie des jardins, plutôt que sur le désir inconnu d’elle d’éviter
à sa jupe prune les taches de boue sous lesquelles elle disparaissait jusqu’à
une hauteur qui était toujours pour sa femme de chambre un désespoir et un
problème.





Quand ces tours de jardin de ma grand’mère avaient lieu après dîner,
une chose avait le pouvoir de la faire rentrer: c’était, à un des moments où la
révolution de sa promenade la ramenait périodiquement, comme un insecte, en
face des lumières du petit salon où les liqueurs étaient servies sur la table à
jeu,—si ma grand’tante lui criait: «Bathilde! viens donc empêcher ton mari de
boire du cognac!» Pour la taquiner, en effet (elle avait apporté dans la
famille de mon père un esprit si différent que tout le monde la plaisantait et
la tourmentait), comme les liqueurs étaient défendues à mon grand-père, ma
grand’tante lui en faisait boire quelques gouttes. Ma pauvre grand’mère
entrait, priait ardemment son mari de ne pas goûter au cognac; il se fâchait,
buvait tout de même sa gorgée, et ma grand’mère repartait, triste, découragée,
souriante pourtant, car elle était si humble de cœur et si douce que sa
tendresse pour les autres et le peu de cas qu’elle faisait de sa propre
personne et de ses souffrances, se conciliaient dans son regard en un sourire
où, contrairement à ce qu’on voit dans le visage de beaucoup d’humains, il n’y
a avait d’ironie que pour elle-même, et pour nous tous comme un baiser de ses
yeux qui ne pouvaient voir ceux qu’elle chérissait sans les caresser
passionnément du regard. Ce supplice que lui infligeait ma grand’tante, le spectacle
des vaines prières de ma grand’mère et de sa faiblesse, vaincue d’avance,
essayant inutilement d’ôter à mon grand-père le verre à liqueur, c’était de ces
choses à la vue desquelles on s’habitue plus tard jusqu’à les considérer en
riant et à prendre le parti du persécuteur assez résolument et gaiement pour se
persuader à soi-même qu’il ne s’agit pas de persécution; elles me causaient
alors une telle horreur, que j’aurais aimé battre ma grand’tante. Mais dès que
j’entendais: «Bathilde, viens donc empêcher ton mari de boire du cognac!» déjà
homme par la lâcheté, je faisais ce que nous faisons tous, une fois que nous
sommes grands, quand il y a devant nous des souffrances et des injustices: je
ne voulais pas les voir; je montais sangloter tout en haut de la maison à côté
de la salle d’études, sous les toits, dans une petite pièce sentant l’iris, et
que parfumait aussi un cassis sauvage poussé au dehors entre les pierres de la
muraille et qui passait une branche de fleurs par la fenêtre entr’ouverte. Destinée
à un usage plus spécial et plus vulgaire, cette pièce, d’où l’on voyait pendant
le jour jusqu’au donjon de Roussainville-le-Pin, servit longtemps de refuge
pour moi, sans doute parce qu’elle était la seule qu’il me fût permis de fermer
à clef, à toutes celles de mes occupations qui réclamaient une inviolable
solitude: la lecture, la rêverie, les larmes et la volupté. Hélas! je ne savais
pas que, bien plus tristement que les petits écarts de régime de son mari, mon
manque de volonté, ma santé délicate, l’incertitude qu’ils projetaient sur mon
avenir, préoccupaient ma grand’mère, au cours de ces déambulations incessantes,
de l’après-midi et du soir, où on voyait passer et repasser, obliquement levé
vers le ciel, son beau visage aux joues brunes et sillonnées, devenues au
retour de l’âge presque mauves comme les labours à l’automne, barrées, si elle
sortait, par une voilette à demi relevée, et sur lesquelles, amené là par le
froid ou quelque triste pensée, était toujours en train de sécher un pleur
involontaire.





Ma seule consolation, quand je montais me coucher, était que maman
viendrait m’embrasser quand je serais dans mon lit. Mais ce bonsoir durait si
peu de temps, elle redescendait si vite, que le moment où je l’entendais
monter, puis où passait dans le couloir à double porte le bruit léger de sa
robe de jardin en mousseline bleue, à laquelle pendaient de petits cordons de
paille tressée, était pour moi un moment douloureux. Il annonçait celui qui
allait le suivre, où elle m’aurait quitté, où elle serait redescendue. De sorte
que ce bonsoir que j’aimais tant, j’en arrivais à souhaiter qu’il vînt le plus
tard possible, à ce que se prolongeât le temps de répit où maman n’était pas
encore venue. Quelquefois quand, après m’avoir embrassé, elle ouvrait la porte
pour partir, je voulais la rappeler, lui dire «embrasse-moi une fois encore»,
mais je savais qu’aussitôt elle aurait son visage fâché, car la concession
qu’elle faisait à ma tristesse et à mon agitation en montant m’embrasser, en
m’apportant ce baiser de paix, agaçait mon père qui trouvait ces rites
absurdes, et elle eût voulu tâcher de m’en faire perdre le besoin, l’habitude,
bien loin de me laisser prendre celle de lui demander, quand elle était déjà
sur le pas de la porte, un baiser de plus. Or la voir fâchée détruisait tout le
calme qu’elle m’avait apporté un instant avant, quand elle avait penché vers
mon lit sa figure aimante, et me l’avait tendue comme une hostie pour une
communion de paix où mes lèvres puiseraient sa présence réelle et le pouvoir de
m’endormir. Mais ces soirs-là, où maman en somme restait si peu de temps dans
ma chambre, étaient doux encore en comparaison de ceux où il y avait du monde à
dîner et où, à cause de cela, elle ne montait pas me dire bonsoir. Le monde se
bornait habituellement à M. Swann, qui, en dehors de quelques étrangers de
passage, était à peu près la seule personne qui vînt chez nous à Combray,
quelquefois pour dîner en voisin (plus rarement depuis qu’il avait fait ce
mauvais mariage, parce que mes parents ne voulaient pas recevoir sa femme),
quelquefois après le dîner, à l’improviste. Les soirs où, assis devant la
maison sous le grand marronnier, autour de la table de fer, nous entendions au
bout du jardin, non pas le grelot profus et criard qui arrosait, qui étourdissait
au passage de son bruit ferrugineux, intarissable et glacé, toute personne de
la maison qui le déclenchait en entrant «sans sonner», mais le double tintement
timide, ovale et doré de la clochette pour les étrangers, tout le monde
aussitôt se demandait: «Une visite, qui cela peut-il être?» mais on savait bien
que cela ne pouvait être que M. Swann; ma grand’tante parlant à haute voix,
pour prêcher d’exemple, sur un ton qu’elle s’efforçait de rendre naturel,
disait de ne pas chuchoter ainsi; que rien n’est plus désobligeant pour une
personne qui arrive et à qui cela fait croire qu’on est en train de dire des
choses qu’elle ne doit pas entendre; et on envoyait en éclaireur ma grand’mère,
toujours heureuse d’avoir un prétexte pour faire un tour de jardin de plus, et
qui en profitait pour arracher subrepticement au passage quelques tuteurs de
rosiers afin de rendre aux roses un peu de naturel, comme une mère qui, pour
les faire bouffer, passe la main dans les cheveux de son fils que le coiffeur a
trop aplatis.





Nous restions tous suspendus aux nouvelles que ma grand’mère allait
nous apporter de l’ennemi, comme si on eût pu hésiter entre un grand nombre
possible d’assaillants, et bientôt après mon grand-père disait: «Je reconnais
la voix de Swann.» On ne le reconnaissait en effet qu’à la voix, on distinguait
mal son visage au nez busqué, aux yeux verts, sous un haut front entouré de
cheveux blonds presque roux, coiffés à la Bressant, parce que nous gardions le
moins de lumière possible au jardin pour ne pas attirer les moustiques et
j’allais, sans en avoir l’air, dire qu’on apportât les sirops; ma grand’mère
attachait beaucoup d’importance, trouvant cela plus aimable, à ce qu’ils
n’eussent pas l’air de figurer d’une façon exceptionnelle, et pour les visites
seulement. M. Swann, quoique beaucoup plus jeune que lui, était très lié avec
mon grand-père qui avait été un des meilleurs amis de son père, homme excellent
mais singulier, chez qui, paraît-il, un rien suffisait parfois pour interrompre
les élans du cœur, changer le cours de la pensée. J’entendais plusieurs fois
par an mon grand-père raconter à table des anecdotes toujours les mêmes sur
l’attitude qu’avait eue M. Swann le père, à la mort de sa femme qu’il avait
veillée jour et nuit. Mon grand-père qui ne l’avait pas vu depuis longtemps
était accouru auprès de lui dans la propriété que les Swann possédaient aux
environs de Combray, et avait réussi, pour qu’il n’assistât pas à la mise en
bière, à lui faire quitter un moment, tout en pleurs, la chambre mortuaire. Ils
firent quelques pas dans le parc où il y avait un peu de soleil. Tout d’un
coup, M. Swann prenant mon grand-père par le bras, s’était écrié: «Ah! mon
vieil ami, quel bonheur de se promener ensemble par ce beau temps. Vous ne
trouvez pas ça joli tous ces arbres, ces aubépines et mon étang dont vous ne
m’avez jamais félicité? Vous avez l’air comme un bonnet de nuit. Sentez-vous ce
petit vent? Ah! on a beau dire, la vie a du bon tout de même, mon cher Amédée!»
Brusquement le souvenir de sa femme morte lui revint, et trouvant sans doute
trop compliqué de chercher comment il avait pu à un pareil moment se laisser
aller à un mouvement de joie, il se contenta, par un geste qui lui était
familier chaque fois qu’une question ardue se présentait à son esprit, de passer
la main sur son front, d’essuyer ses yeux et les verres de son lorgnon. Il ne
put pourtant pas se consoler de la mort de sa femme, mais pendant les deux
années qu’il lui survécut, il disait à mon grand-père: «C’est drôle, je pense
très souvent à ma pauvre femme, mais je ne peux y penser beaucoup à la fois.»
«Souvent, mais peu à la fois, comme le pauvre père Swann», était devenu une des
phrases favorites de mon grand-père qui la prononçait à propos des choses les
plus différentes. Il m’aurait paru que ce père de Swann était un monstre, si
mon grand-père que je considérais comme meilleur juge et dont la sentence
faisant jurisprudence pour moi, m’a souvent servi dans la suite à absoudre des
fautes que j’aurais été enclin à condamner, ne s’était récrié: «Mais comment?
c’était un cœur d’or!»





Pendant bien des années, où pourtant, surtout avant mon mariage, M.
Swann, le fils, vint souvent les voir à Combray, ma grand’tante et mes
grands-parents ne soupçonnèrent pas qu’il ne vivait plus du tout dans la société
qu’avait fréquentée sa famille et que sous l’espèce d’incognito que lui faisait
chez nous ce nom de Swann, ils hébergeaient,—avec la parfaite innocence
d’honnêtes hôteliers qui ont chez eux, sans le savoir, un célèbre brigand,—un
des membres les plus élégants du Jockey-Club, ami préféré du comte de Paris et
du prince de Galles, un des hommes les plus choyés de la haute société du
faubourg Saint-Germain.





L’ignorance où nous étions de cette brillante vie mondaine que
menait Swann tenait évidemment en partie à la réserve et à la discrétion de son
caractère, mais aussi à ce que les bourgeois d’alors se faisaient de la société
une idée un peu hindoue et la considéraient comme composée de castes fermées où
chacun, dès sa naissance, se trouvait placé dans le rang qu’occupaient ses
parents, et d’où rien, à moins des hasards d’une carrière exceptionnelle ou
d’un mariage inespéré, ne pouvait vous tirer pour vous faire pénétrer dans une
caste supérieure. M. Swann, le père, était agent de change; le «fils Swann» se
trouvait faire partie pour toute sa vie d’une caste où les fortunes, comme dans
une catégorie de contribuables, variaient entre tel et tel revenu. On savait
quelles avaient été les fréquentations de son père, on savait donc quelles
étaient les siennes, avec quelles personnes il était «en situation» de frayer.
S’il en connaissait d’autres, c’étaient relations de jeune homme sur lesquelles
des amis anciens de sa famille, comme étaient mes parents, fermaient d’autant
plus bienveillamment les yeux qu’il continuait, depuis qu’il était orphelin, à
venir très fidèlement nous voir; mais il y avait fort à parier que ces gens
inconnus de nous qu’il voyait, étaient de ceux qu’il n’aurait pas osé saluer si,
étant avec nous, il les avait rencontrés. Si l’on avait voulu à toute force
appliquer à Swann un coefficient social qui lui fût personnel, entre les autres
fils d’agents de situation égale à celle de ses parents, ce coefficient eût été
pour lui un peu inférieur parce que, très simple de façon et ayant toujours eu
une «toquade» d’objets anciens et de peinture, il demeurait maintenant dans un
vieil hôtel où il entassait ses collections et que ma grand’mère rêvait de
visiter, mais qui était situé quai d’Orléans, quartier que ma grand’tante
trouvait infamant d’habiter. «Etes-vous seulement connaisseur? je vous demande
cela dans votre intérêt, parce que vous devez vous faire repasser des croûtes
par les marchands», lui disait ma grand’tante; elle ne lui supposait en effet
aucune compétence et n’avait pas haute idée même au point de vue intellectuel
d’un homme qui dans la conversation évitait les sujets sérieux et montrait une
précision fort prosaïque non seulement quand il nous donnait, en entrant dans
les moindres détails, des recettes de cuisine, mais même quand les sœurs de ma
grand’mère parlaient de sujets artistiques. Provoqué par elles à donner son
avis, à exprimer son admiration pour un tableau, il gardait un silence presque
désobligeant et se rattrapait en revanche s’il pouvait fournir sur le musée où
il se trouvait, sur la date où il avait été peint, un renseignement matériel.
Mais d’habitude il se contentait de chercher à nous amuser en racontant chaque
fois une histoire nouvelle qui venait de lui arriver avec des gens choisis
parmi ceux que nous connaissions, avec le pharmacien de Combray, avec notre
cuisinière, avec notre cocher. Certes ces récits faisaient rire ma grand’tante,
mais sans qu’elle distinguât bien si c’était à cause du rôle ridicule que s’y
donnait toujours Swann ou de l’esprit qu’il mettait à les conter: «On peut dire
que vous êtes un vrai type, monsieur Swann!» Comme elle était la seule personne
un peu vulgaire de notre famille, elle avait soin de faire remarquer aux
étrangers, quand on parlait de Swann, qu’il aurait pu, s’il avait voulu,
habiter boulevard Haussmann ou avenue de l’Opéra, qu’il était le fils de M.
Swann qui avait dû lui laisser quatre ou cinq millions, mais que c’était sa
fantaisie. Fantaisie qu’elle jugeait du reste devoir être si divertissante pour
les autres, qu’à Paris, quand M. Swann venait le 1er janvier lui apporter son
sac de marrons glacés, elle ne manquait pas, s’il y avait du monde, de lui
dire: «Eh bien! M. Swann, vous habitez toujours près de l’Entrepôt des vins,
pour être sûr de ne pas manquer le train quand vous prenez le chemin de Lyon?»
Et elle regardait du coin de l’œil, par-dessus son lorgnon, les autres
visiteurs.





Mais si l’on avait dit à ma grand’mère que ce Swann qui, en tant que
fils Swann était parfaitement «qualifié» pour être reçu par toute la «belle
bourgeoisie», par les notaires ou les avoués les plus estimés de Paris
(privilège qu’il semblait laisser tomber en peu en quenouille), avait, comme en
cachette, une vie toute différente; qu’en sortant de chez nous, à Paris, après
nous avoir dit qu’il rentrait se coucher, il rebroussait chemin à peine la rue
tournée et se rendait dans tel salon que jamais l’œil d’aucun agent ou associé
d’agent ne contempla, cela eût paru aussi extraordinaire à ma tante qu’aurait
pu l’être pour une dame plus lettrée la pensée d’être personnellement liée avec
Aristée dont elle aurait compris qu’il allait, après avoir causé avec elle,
plonger au sein des royaumes de Thétis, dans un empire soustrait aux yeux des
mortels et où Virgile nous le montre reçu à bras ouverts; ou, pour s’en tenir à
une image qui avait plus de chance de lui venir à l’esprit, car elle l’avait
vue peinte sur nos assiettes à petits fours de Combray—d’avoir eu à dîner
Ali-Baba, lequel quand il se saura seul, pénétrera dans la caverne,
éblouissante de trésors insoupçonnés.





Un jour qu’il était venu nous voir à Paris après dîner en s’excusant
d’être en habit, Françoise ayant, après son départ, dit tenir du cocher qu’il
avait dîné «chez une princesse»,—«Oui, chez une princesse du demi-monde!» avait
répondu ma tante en haussant les épaules sans lever les yeux de sur son tricot,
avec une ironie sereine.





Aussi, ma grand’tante en usait-elle cavalièrement avec lui. Comme
elle croyait qu’il devait être flatté par nos invitations, elle trouvait tout
naturel qu’il ne vînt pas nous voir l’été sans avoir à la main un panier de
pêches ou de framboises de son jardin et que de chacun de ses voyages d’Italie
il m’eût rapporté des photographies de chefs-d’œuvre.





On ne se gênait guère pour l’envoyer quérir dès qu’on avait besoin
d’une recette de sauce gribiche ou de salade à l’ananas pour des grands dîners
où on ne l’invitait pas, ne lui trouvant pas un prestige suffisant pour qu’on
pût le servir à des étrangers qui venaient pour la première fois. Si la
conversation tombait sur les princes de la Maison de France: «des gens que nous
ne connaîtrons jamais ni vous ni moi et nous nous en passons, n’est-ce pas»,
disait ma grand’tante à Swann qui avait peut-être dans sa poche une lettre de
Twickenham; elle lui faisait pousser le piano et tourner les pages les soirs où
la sœur de ma grand’mère chantait, ayant pour manier cet être ailleurs si
recherché, la naïve brusquerie d’un enfant qui joue avec un bibelot de
collection sans plus de précautions qu’avec un objet bon marché. Sans doute le
Swann que connurent à la même époque tant de clubmen était bien différent de
celui que créait ma grand’tante, quand le soir, dans le petit jardin de
Combray, après qu’avaient retenti les deux coups hésitants de la clochette,
elle injectait et vivifiait de tout ce qu’elle savait sur la famille Swann,
l’obscur et incertain personnage qui se détachait, suivi de ma grand’mère, sur
un fond de ténèbres, et qu’on reconnaissait à la voix. Mais même au point de
vue des plus insignifiantes choses de la vie, nous ne sommes pas un tout
matériellement constitué, identique pour tout le monde et dont chacun n’a qu’à
aller prendre connaissance comme d’un cahier des charges ou d’un testament;
notre personnalité sociale est une création de la pensée des autres. Même
l’acte si simple que nous appelons «voir une personne que nous connaissons» est
en partie un acte intellectuel. Nous remplissons l’apparence physique de l’être
que nous voyons, de toutes les notions que nous avons sur lui et dans l’aspect
total que nous nous représentons, ces notions ont certainement la plus grande
part. Elles finissent par gonfler si parfaitement les joues, par suivre en une
adhérence si exacte la ligne du nez, elles se mêlent si bien de nuancer la
sonorité de la voix comme si celle-ci n’était qu’une transparente enveloppe,
que chaque fois que nous voyons ce visage et que nous entendons cette voix, ce
sont ces notions que nous retrouvons, que nous écoutons. Sans doute, dans le
Swann qu’ils s’étaient constitué, mes parents avaient omis par ignorance de
faire entrer une foule de particularités de sa vie mondaine que étaient cause
que d’autres personnes, quand elles étaient en sa présence, voyaient les
élégances régner dans son visage et s’arrêter à son nez busqué comme à leur
frontière naturelle; mais aussi ils avaient pu entasser dans ce visage
désaffecté de son prestige, vacant et spacieux, au fond de ces yeux dépréciés,
le vague et doux résidu,—mi-mémoire, mi-oubli,—des heures oisives passées ensemble
après nos dîners hebdomadaires, autour de la table de jeu ou au jardin, durant
notre vie de bon voisinage campagnard. L’enveloppe corporelle de notre ami en
avait été si bien bourrée, ainsi que de quelques souvenirs relatifs à ses
parents, que ce Swann-là était devenu un être complet et vivant, et que j’ai
l’impression de quitter une personne pour aller vers une autre qui en est
distincte, quand, dans ma mémoire, du Swann que j’ai connu plus tard avec
exactitude je passe à ce premier Swann,—à ce premier Swann dans lequel je
retrouve les erreurs charmantes de ma jeunesse, et qui d’ailleurs ressemble
moins à l’autre qu’aux personnes que j’ai connues à la même époque, comme s’il
en était de notre vie ainsi que d’un musée où tous les portraits d’un même temps
ont un air de famille, une même tonalité—à ce premier Swann rempli de loisir,
parfumé par l’odeur du grand marronnier, des paniers de framboises et d’un brin
d’estragon.





Pourtant un jour que ma grand’mère était allée demander un service à
une dame qu’elle avait connue au Sacré-Cœur (et avec laquelle, à cause de notre
conception des castes elle n’avait pas voulu rester en relations malgré une
sympathie réciproque), la marquise de Villeparisis, de la célèbre famille de
Bouillon, celle-ci lui avait dit: «Je crois que vous connaissez beaucoup M.
Swann qui est un grand ami de mes neveux des Laumes». Ma grand’mère était
revenue de sa visite enthousiasmée par la maison qui donnait sur des jardins et
où Mme de Villeparisis lui conseillait de louer, et aussi par un giletier et sa
fille, qui avaient leur boutique dans la cour et chez qui elle était entrée
demander qu’on fît un point à sa jupe qu’elle avait déchirée dans l’escalier.
Ma grand’mère avait trouvé ces gens parfaits, elle déclarait que la petite était
une perle et que le giletier était l’homme le plus distingué, le mieux qu’elle
eût jamais vu. Car pour elle, la distinction était quelque chose d’absolument
indépendant du rang social. Elle s’extasiait sur une réponse que le giletier
lui avait faite, disant à maman: «Sévigné n’aurait pas mieux dit!» et en
revanche, d’un neveu de Mme de Villeparisis qu’elle avait rencontré chez elle:
«Ah! ma fille, comme il est commun!»





Or le propos relatif à Swann avait eu pour effet non pas de relever
celui-ci dans l’esprit de ma grand’tante, mais d’y abaisser Mme de
Villeparisis. Il semblait que la considération que, sur la foi de ma
grand’mère, nous accordions à Mme de Villeparisis, lui créât un devoir de ne
rien faire qui l’en rendît moins digne et auquel elle avait manqué en apprenant
l’existence de Swann, en permettant à des parents à elle de le fréquenter.
«Comment elle connaît Swann? Pour une personne que tu prétendais parente du
maréchal de Mac-Mahon!» Cette opinion de mes parents sur les relations de Swann
leur parut ensuite confirmée par son mariage avec une femme de la pire société,
presque une cocotte que, d’ailleurs, il ne chercha jamais à présenter,
continuant à venir seul chez nous, quoique de moins en moins, mais d’après
laquelle ils crurent pouvoir juger—supposant que c’était là qu’il l’avait
prise—le milieu, inconnu d’eux, qu’il fréquentait habituellement.





Mais une fois, mon grand-père lut dans un journal que M. Swann était
un des plus fidèles habitués des déjeuners du dimanche chez le duc de X...,
dont le père et l’oncle avaient été les hommes d’État les plus en vue du
règne de Louis-Philippe. Or mon grand-père était curieux de tous les petits
faits qui pouvaient l’aider à entrer par la pensée dans la vie privée d’hommes
comme Molé, comme le duc Pasquier, comme le duc de Broglie. Il fut enchanté
d’apprendre que Swann fréquentait des gens qui les avaient connus. Ma
grand’tante au contraire interpréta cette nouvelle dans un sens défavorable à
Swann: quelqu’un qui choisissait ses fréquentations en dehors de la caste où il
était né, en dehors de sa «classe» sociale, subissait à ses yeux un fâcheux
déclassement. Il lui semblait qu’on renonçât d’un coup au fruit de toutes les
belles relations avec des gens bien posés, qu’avaient honorablement entretenues
et engrangées pour leurs enfants les familles prévoyantes; (ma grand’tante
avait même cessé de voir le fils d’un notaire de nos amis parce qu’il avait
épousé une altesse et était par là descendu pour elle du rang respecté de fils
de notaire à celui d’un de ces aventuriers, anciens valets de chambre ou
garçons d’écurie, pour qui on raconte que les reines eurent parfois des
bontés). Elle blâma le projet qu’avait mon grand-père d’interroger Swann, le
soir prochain où il devait venir dîner, sur ces amis que nous lui découvrions.
D’autre part les deux sœurs de ma grand’mère, vieilles filles qui avaient sa
noble nature mais non son esprit, déclarèrent ne pas comprendre le plaisir que
leur beau-frère pouvait trouver à parler de niaiseries pareilles. C’étaient des
personnes d’aspirations élevées et qui à cause de cela même étaient incapables
de s’intéresser à ce qu’on appelle un potin, eût-il même un intérêt historique,
et d’une façon générale à tout ce qui ne se rattachait pas directement à un
objet esthétique ou vertueux. Le désintéressement de leur pensée était tel, à
l’égard de tout ce qui, de près ou de loin semblait se rattacher à la vie
mondaine, que leur sens auditif,—ayant fini par comprendre son inutilité
momentanée dès qu’à dîner la conversation prenait un ton frivole ou seulement
terre à terre sans que ces deux vieilles demoiselles aient pu la ramener aux
sujets qui leur étaient chers,—mettait alors au repos ses organes récepteurs et
leur laissait subir un véritable commencement d’atrophie. Si alors mon
grand-père avait besoin d’attirer l’attention des deux sœurs, il fallait qu’il
eût recours à ces avertissements physiques dont usent les médecins aliénistes à
l’égard de certains maniaques de la distraction: coups frappés à plusieurs
reprises sur un verre avec la lame d’un couteau, coïncidant avec une brusque
interpellation de la voix et du regard, moyens violents que ces psychiâtres
transportent souvent dans les rapports courants avec des gens bien portants,
soit par habitude professionnelle, soit qu’ils croient tout le monde un peu
fou.





Elles furent plus intéressées quand la veille du jour où Swann
devait venir dîner, et leur avait personnellement envoyé une caisse de vin
d’Asti, ma tante, tenant un numéro du Figaro où à côté du nom d’un tableau qui
était à une Exposition de Corot, il y avait ces mots: «de la collection de M.
Charles Swann», nous dit: «Vous avez vu que Swann a «les honneurs» du
Figaro?»—«Mais je vous ai toujours dit qu’il avait beaucoup de goût», dit ma
grand’mère. «Naturellement toi, du moment qu’il s’agit d’être d’un autre avis
que nous», répondit ma grand’tante qui, sachant que ma grand’mère n’était
jamais du même avis qu’elle, et n’étant bien sûre que ce fût à elle-même que
nous donnions toujours raison, voulait nous arracher une condamnation en bloc
des opinions de ma grand’mère contre lesquelles elle tâchait de nous
solidariser de force avec les siennes. Mais nous restâmes silencieux. Les sœurs
de ma grand’mère ayant manifesté l’intention de parler à Swann de ce mot du
Figaro, ma grand’tante le leur déconseilla. Chaque fois qu’elle voyait aux
autres un avantage si petit fût-il qu’elle n’avait pas, elle se persuadait que
c’était non un avantage mais un mal et elle les plaignait pour ne pas avoir à
les envier. «Je crois que vous ne lui feriez pas plaisir; moi je sais bien que
cela me serait très désagréable de voir mon nom imprimé tout vif comme cela
dans le journal, et je ne serais pas flattée du tout qu’on m’en parlât.» Elle
ne s’entêta pas d’ailleurs à persuader les sœurs de ma grand’mère; car celles-ci
par horreur de la vulgarité poussaient si loin l’art de dissimuler sous des
périphrases ingénieuses une allusion personnelle qu’elle passait souvent
inapperçue de celui même à qui elle s’adressait. Quant à ma mère elle ne
pensait qu’à tâcher d’obtenir de mon père qu’il consentît à parler à Swann non
de sa femme mais de sa fille qu’il adorait et à cause de laquelle disait-on il
avait fini par faire ce mariage. «Tu pourrais ne lui dire qu’un mot, lui
demander comment elle va. Cela doit être si cruel pour lui.» Mais mon père se
fâchait: «Mais non! tu as des idées absurdes. Ce serait ridicule.»





Mais le seul d’entre nous pour qui la venue de Swann devint l’objet
d’une préoccupation douloureuse, ce fut moi. C’est que les soirs où des
étrangers, ou seulement M. Swann, étaient là, maman ne montait pas dans ma
chambre. Je ne dînais pas à table, je venais après dîner au jardin, et à neuf
heures je disais bonsoir et allais me coucher. Je dînais avant tout le monde et
je venais ensuite m’asseoir à table, jusqu’à huit heures où il était convenu
que je devais monter; ce baiser précieux et fragile que maman me confiait
d’habitude dans mon lit au moment de m’endormir il me fallait le transporter de
la salle à manger dans ma chambre et le garder pendant tout le temps que je me
déshabillais, sans que se brisât sa douceur, sans que se répandît et s’évaporât
sa vertu volatile et, justement ces soirs-là où j’aurais eu besoin de le
recevoir avec plus de précaution, il fallait que je le prisse, que je le
dérobasse brusquement, publiquement, sans même avoir le temps et la liberté
d’esprit nécessaires pour porter à ce que je faisais cette attention des
maniaques qui s’efforcent de ne pas penser à autre chose pendant qu’ils ferment
une porte, pour pouvoir, quand l’incertitude maladive leur revient, lui opposer
victorieusement le souvenir du moment où ils l’ont fermée. Nous étions tous au
jardin quand retentirent les deux coups hésitants de la clochette. On savait
que c’était Swann; néanmoins tout le monde se regarda d’un air interrogateur et
on envoya ma grand’mère en reconnaissance. «Pensez à le remercier
intelligiblement de son vin, vous savez qu’il est délicieux et la caisse est
énorme, recommanda mon grand’-père à ses deux belles-sœurs.» «Ne commencez pas
à chuchoter, dit ma grand’tante. Comme c’est confortable d’arriver dans une
maison où tout le monde parle bas.» «Ah! voilà M. Swann. Nous allons lui
demander s’il croit qu’il fera beau demain», dit mon père. Ma mère pensait
qu’un mot d’elle effacerait toute la peine que dans notre famille on avait pu
faire à Swann depuis son mariage. Elle trouva le moyen de l’emmener un peu à
l’écart. Mais je la suivis; je ne pouvais me décider à la quitter d’un pas en
pensant que tout à l’heure il faudrait que je la laisse dans la salle à manger
et que je remonte dans ma chambre sans avoir comme les autres soirs la
consolation qu’elle vînt m’embrasser. «Voyons, monsieur Swann, lui dit-elle,
parlez-moi un peu de votre fille; je suis sûre qu’elle a déjà le goût des
belles œuvres comme son papa.» «Mais venez donc vous asseoir avec nous tous
sous la véranda», dit mon grand-père en s’approchant. Ma mère fut obligée de
s’interrompre, mais elle tira de cette contrainte même une pensée délicate de
plus, comme les bons poètes que la tyrannie de la rime force à trouver leurs
plus grandes beautés: «Nous reparlerons d’elle quand nous serons tous les deux,
dit-elle à mi-voix à Swann. Il n’y a qu’une maman qui soit digne de vous
comprendre. Je suis sûre que la sienne serait de mon avis.» Nous nous assîmes tous
autour de la table de fer. J’aurais voulu ne pas penser aux heures d’angoisse
que je passerais ce soir seul dans ma chambre sans pouvoir m’endormir; je
tâchais de me persuader qu’elles n’avaient aucune importance, puisque je les
aurais oubliées demain matin, de m’attacher à des idées d’avenir qui auraient
dû me conduire comme sur un pont au delà de l’abîme prochain qui m’effrayait.
Mais mon esprit tendu par ma préoccupation, rendu convexe comme le regard que
je dardais sur ma mère, ne se laissait pénétrer par aucune impression
étrangère. Les pensées entraient bien en lui, mais à condition de laisser
dehors tout élément de beauté ou simplement de drôlerie qui m’eût touché ou
distrait. Comme un malade, grâce à un anesthésique, assiste avec une pleine
lucidité à l’opération qu’on pratique sur lui, mais sans rien sentir, je
pouvais me réciter des vers que j’aimais ou observer les efforts que mon
grand-père faisait pour parler à Swann du duc d’Audiffret-Pasquier, sans que
les premiers me fissent éprouver aucune émotion, les seconds aucune gaîté. Ces
efforts furent infructueux. A peine mon grand-père eut-il posé à Swann une
question relative à cet orateur qu’une des sœurs de ma grand’mère aux oreilles
de qui cette question résonna comme un silence profond mais intempestif et
qu’il était poli de rompre, interpella l’autre: «Imagine-toi, Céline, que j’ai
fait la connaissance d’une jeune institutrice suédoise qui m’a donné sur les
coopératives dans les pays scandinaves des détails tout ce qu’il y a de plus
intéressants. Il faudra qu’elle vienne dîner ici un soir.» «Je crois bien!
répondit sa sœur Flora, mais je n’ai pas perdu mon temps non plus. J’ai
rencontré chez M. Vinteuil un vieux savant qui connaît beaucoup Maubant, et à
qui Maubant a expliqué dans le plus grand détail comment il s’y prend pour
composer un rôle. C’est tout ce qu’il y a de plus intéressant. C’est un voisin
de M. Vinteuil, je n’en savais rien; et il est très aimable.» «Il n’y a pas que
M. Vinteuil qui ait des voisins aimables», s’écria ma tante Céline d’une voix
que la timidité rendait forte et la préméditation, factice, tout en jetant sur
Swann ce qu’elle appelait un regard significatif. En même temps ma tante Flora
qui avait compris que cette phrase était le remerciement de Céline pour le vin
d’Asti, regardait également Swann avec un air mêlé de congratulation et
d’ironie, soit simplement pour souligner le trait d’esprit da sa sœur, soit
qu’elle enviât Swann de l’avoir inspiré, soit qu’elle ne pût s’empêcher de se
moquer de lui parce qu’elle le croyait sur la sellette. «Je crois qu’on pourra
réussir à avoir ce monsieur à dîner, continua Flora; quand on le met sur
Maubant ou sur Mme Materna, il parle des heures sans s’arrêter.» «Ce doit être
délicieux», soupira mon grand-père dans l’esprit de qui la nature avait
malheureusement aussi complètement omis d’inclure la possibilité de
s’intéresser passionnément aux coopératives suédoises ou à la composition des
rôles de Maubant, qu’elle avait oublié de fournir celui des sœurs de ma
grand’mère du petit grain de sel qu’il faut ajouter soi-même pour y trouver
quelque saveur, à un récit sur la vie intime de Molé ou du comte de Paris.
«Tenez, dit Swann à mon grand-père, ce que je vais vous dire a plus de rapports
que cela n’en a l’air avec ce que vous me demandiez, car sur certains points
les choses n’ont pas énormément changé. Je relisais ce matin dans Saint-Simon
quelque chose qui vous aurait amusé. C’est dans le volume sur son ambassade
d’Espagne; ce n’est pas un des meilleurs, ce n’est guère qu’un journal, mais du
moins un journal merveilleusement écrit, ce qui fait déjà une première
différence avec les assommants journaux que nous nous croyons obligés de lire
matin et soir.» «Je ne suis pas de votre avis, il y a des jours où la lecture
des journaux me semble fort agréable...», interrompit ma tante Flora, pour
montrer qu’elle avait lu la phrase sur le Corot de Swann dans le Figaro. «Quand
ils parlent de choses ou de gens qui nous intéressent!» enchérit ma tante
Céline. «Je ne dis pas non, répondit Swann étonné. Ce que je reproche aux
journaux c’est de nous faire faire attention tous les jours à des choses
insignifiantes tandis que nous lisons trois ou quatre fois dans notre vie les
livres où il y a des choses essentielles. Du moment que nous déchirons
fiévreusement chaque matin la bande du journal, alors on devrait changer les
choses et mettre dans le journal, moi je ne sais pas, les...Pensées de Pascal!
(il détacha ce mot d’un ton d’emphase ironique pour ne pas avoir l’air pédant).
Et c’est dans le volume doré sur tranches que nous n’ouvrons qu’une fois tous
les dix ans, ajouta-t-il en témoignant pour les choses mondaines ce dédain
qu’affectent certains hommes du monde, que nous lirions que la reine de Grèce
est allée à Cannes ou que la princesse de Léon a donné un bal costumé. Comme
cela la juste proportion serait rétablie.» Mais regrettant de s’être laissé
aller à parler même légèrement de choses sérieuses: «Nous avons une bien belle
conversation, dit-il ironiquement, je ne sais pas pourquoi nous abordons ces «sommets»,
et se tournant vers mon grand-père: «Donc Saint-Simon raconte que Maulevrier
avait eu l’audace de tendre la main à ses fils. Vous savez, c’est ce Maulevrier
dont il dit: «Jamais je ne vis dans cette épaisse bouteille que de l’humeur, de
la grossièreté et des sottises.» «Épaisses ou non, je connais des
bouteilles où il y a tout autre chose», dit vivement Flora, qui tenait à avoir
remercié Swann elle aussi, car le présent de vin d’Asti s’adressait aux deux.
Céline se mit à rire. Swann interloqué reprit: «Je ne sais si ce fut ignorance
ou panneau, écrit Saint-Simon, il voulut donner la main à mes enfants. Je m’en
aperçus assez tôt pour l’en empêcher.» Mon grand-père s’extasiait déjà sur
«ignorance ou panneau», mais Mlle Céline, chez qui le nom de Saint-Simon,—un
littérateur,—avait empêché l’anesthésie complète des facultés auditives,
s’indignait déjà: «Comment? vous admirez cela? Eh bien! c’est du joli! Mais
qu’est-ce que cela peut vouloir dire; est-ce qu’un homme n’est pas autant qu’un
autre? Qu’est-ce que cela peut faire qu’il soit duc ou cocher s’il a de
l’intelligence et du cœur? Il avait une belle manière d’élever ses enfants,
votre Saint-Simon, s’il ne leur disait pas de donner la main à tous les
honnêtes gens. Mais c’est abominable, tout simplement. Et vous osez citer
cela?» Et mon grand-père navré, sentant l’impossibilité, devant cette
obstruction, de chercher à faire raconter à Swann, les histoires qui l’eussent
amusé disait à voix basse à maman: «Rappelle-moi donc le vers que tu m’as
appris et qui me soulage tant dans ces moments-là. Ah! oui: «Seigneur, que de
vertus vous nous faites haïr!” Ah! comme c’est bien!»





Je ne quittais pas ma mère des yeux, je savais que quand on serait à
table, on ne me permettrait pas de rester pendant toute la durée du dîner et
que pour ne pas contrarier mon père, maman ne me laisserait pas l’embrasser à
plusieurs reprises devant le monde, comme si ç’avait été dans ma chambre. Aussi
je me promettais, dans la salle à manger, pendant qu’on commencerait à dîner et
que je sentirais approcher l’heure, de faire d’avance de ce baiser qui serait
si court et furtif, tout ce que j’en pouvais faire seul, de choisir avec mon
regard la place de la joue que j’embrasserais, de préparer ma pensée pour
pouvoir grâce à ce commencement mental de baiser consacrer toute la minute que
m’accorderait maman à sentir sa joue contre mes lèvres, comme un peintre qui ne
peut obtenir que de courtes séances de pose, prépare sa palette, et a fait
d’avance de souvenir, d’après ses notes, tout ce pour quoi il pouvait à la
rigueur se passer de la présence du modèle. Mais voici qu’avant que le dîner
fût sonné mon grand-père eut la férocité inconsciente de dire: «Le petit a
l’air fatigué, il devrait monter se coucher. On dîne tard du reste ce soir.» Et
mon père, qui ne gardait pas aussi scrupuleusement que ma grand’mère et que ma
mère la foi des traités, dit: «Oui, allons, vas te coucher.» Je voulus
embrasser maman, à cet instant on entendit la cloche du dîner. «Mais non,
voyons, laisse ta mère, vous vous êtes assez dit bonsoir comme cela, ces
manifestations sont ridicules. Allons, monte!» Et il me fallut partir sans
viatique; il me fallut monter chaque marche de l’escalier, comme dit
l’expression populaire, à «contre-cœur», montant contre mon cœur qui voulait
retourner près de ma mère parce qu’elle ne lui avait pas, en m’embrassant,
donné licence de me suivre. Cet escalier détesté où je m’engageais toujours si
tristement, exhalait une odeur de vernis qui avait en quelque sorte absorbé,
fixé, cette sorte particulière de chagrin que je ressentais chaque soir et la
rendait peut-être plus cruelle encore pour ma sensibilité parce que sous cette
forme olfactive mon intelligence n’en pouvait plus prendre sa part. Quand nous
dormons et qu’une rage de dents n’est encore perçue par nous que comme une
jeune fille que nous nous efforçons deux cents fois de suite de tirer de l’eau
ou que comme un vers de Molière que nous nous répétons sans arrêter, c’est un
grand soulagement de nous réveiller et que notre intelligence puisse
débarrasser l’idée de rage de dents, de tout déguisement héroïque ou cadencé.
C’est l’inverse de ce soulagement que j’éprouvais quand mon chagrin de monter
dans ma chambre entrait en moi d’une façon infiniment plus rapide, presque
instantanée, à la fois insidieuse et brusque, par l’inhalation,—beaucoup plus
toxique que la pénétration morale,—de l’odeur de vernis particulière à cet
escalier. Une fois dans ma chambre, il fallut boucher toutes les issues, fermer
les volets, creuser mon propre tombeau, en défaisant mes couvertures, revêtir
le suaire de ma chemise de nuit. Mais avant de m’ensevelir dans le lit de fer
qu’on avait ajouté dans la chambre parce que j’avais trop chaud l’été sous les
courtines de reps du grand lit, j’eus un mouvement de révolte, je voulus
essayer d’une ruse de condamné. J’écrivis à ma mère en la suppliant de monter
pour une chose grave que je ne pouvais lui dire dans ma lettre. Mon effroi
était que Françoise, la cuisinière de ma tante qui était chargée de s’occuper
de moi quand j’étais à Combray, refusât de porter mon mot. Je me doutais que
pour elle, faire une commission à ma mère quand il y avait du monde lui
paraîtrait aussi impossible que pour le portier d’un théâtre de remettre une
lettre à un acteur pendant qu’il est en scène. Elle possédait à l’égard des
choses qui peuvent ou ne peuvent pas se faire un code impérieux, abondant,
subtil et intransigeant sur des distinctions insaisissables ou oiseuses (ce qui
lui donnait l’apparence de ces lois antiques qui, à côté de prescriptions féroces
comme de massacrer les enfants à la mamelle, défendent avec une délicatesse
exagérée de faire bouillir le chevreau dans le lait de sa mère, ou de manger
dans un animal le nerf de la cuisse). Ce code, si l’on en jugeait par
l’entêtement soudain qu’elle mettait à ne pas vouloir faire certaines
commissions que nous lui donnions, semblait avoir prévu des complexités
sociales et des raffinements mondains tels que rien dans l’entourage de
Françoise et dans sa vie de domestique de village n’avait pu les lui suggérer;
et l’on était obligé de se dire qu’il y avait en elle un passé français très
ancien, noble et mal compris, comme dans ces cités manufacturières où de vieux
hôtels témoignent qu’il y eut jadis une vie de cour, et où les ouvriers d’une
usine de produits chimiques travaillent au milieu de délicates sculptures qui
représentent le miracle de saint Théophile ou les quatre fils Aymon. Dans le
cas particulier, l’article du code à cause duquel il était peu probable que
sauf le cas d’incendie Françoise allât déranger maman en présence de M. Swann
pour un aussi petit personnage que moi, exprimait simplement le respect qu’elle
professait non seulement pour les parents,—comme pour les morts, les prêtres et
les rois,—mais encore pour l’étranger à qui on donne l’hospitalité, respect qui
m’aurait peut-être touché dans un livre mais qui m’irritait toujours dans sa
bouche, à cause du ton grave et attendri qu’elle prenait pour en parler, et
davantage ce soir où le caractère sacré qu’elle conférait au dîner avait pour
effet qu’elle refuserait d’en troubler la cérémonie. Mais pour mettre une
chance de mon côté, je n’hésitai pas à mentir et à lui dire que ce n’était pas
du tout moi qui avais voulu écrire à maman, mais que c’était maman qui, en me
quittant, m’avait recommandé de ne pas oublier de lui envoyer une réponse
relativement à un objet qu’elle m’avait prié de chercher; et elle serait
certainement très fâchée si on ne lui remettait pas ce mot. Je pense que
Françoise ne me crut pas, car, comme les hommes primitifs dont les sens étaient
plus puissants que les nôtres, elle discernait immédiatement, à des signes
insaisissables pour nous, toute vérité que nous voulions lui cacher; elle
regarda pendant cinq minutes l’enveloppe comme si l’examen du papier et
l’aspect de l’écriture allaient la renseigner sur la nature du contenu ou lui
apprendre à quel article de son code elle devait se référer. Puis elle sortit
d’un air résigné qui semblait signifier: «C’est-il pas malheureux pour des
parents d’avoir un enfant pareil!» Elle revint au bout d’un moment me dire
qu’on n’en était encore qu’à la glace, qu’il était impossible au maître d’hôtel
de remettre la lettre en ce moment devant tout le monde, mais que, quand on
serait aux rince-bouche, on trouverait le moyen de la faire passer à maman.
Aussitôt mon anxiété tomba; maintenant ce n’était plus comme tout à l’heure
pour jusqu’à demain que j’avais quitté ma mère, puisque mon petit mot allait,
la fâchant sans doute (et doublement parce que ce manège me rendrait ridicule
aux yeux de Swann), me faire du moins entrer invisible et ravi dans la même
pièce qu’elle, allait lui parler de moi à l’oreille; puisque cette salle à
manger interdite, hostile, où, il y avait un instant encore, la glace
elle-même—le «granité»—et les rince-bouche me semblaient recéler des plaisirs
malfaisants et mortellement tristes parce que maman les goûtait loin de moi,
s’ouvrait à moi et, comme un fruit devenu doux qui brise son enveloppe, allait
faire jaillir, projeter jusqu’à mon cœur enivré l’attention de maman tandis
qu’elle lirait mes lignes. Maintenant je n’étais plus séparé d’elle; les
barrières étaient tombées, un fil délicieux nous réunissait. Et puis, ce
n’était pas tout: maman allait sans doute venir!





L’angoisse que je venais d’éprouver, je pensais que Swann s’en
serait bien moqué s’il avait lu ma lettre et en avait deviné le but; or, au
contraire, comme je l’ai appris plus tard, une angoisse semblable fut le
tourment de longues années de sa vie et personne, aussi bien que lui peut-être,
n’aurait pu me comprendre; lui, cette angoisse qu’il y a à sentir l’être qu’on
aime dans un lieu de plaisir où l’on n’est pas, où l’on ne peut pas le
rejoindre, c’est l’amour qui la lui a fait connaître, l’amour auquel elle est
en quelque sorte prédestinée, par lequel elle sera accaparée, spécialisée; mais
quand, comme pour moi, elle est entrée en nous avant qu’il ait encore fait son
apparition dans notre vie, elle flotte en l’attendant, vague et libre, sans
affectation déterminée, au service un jour d’un sentiment, le lendemain d’un
autre, tantôt de la tendresse filiale ou de l’amitié pour un camarade. Et la
joie avec laquelle je fis mon premier apprentissage quand Françoise revint me
dire que ma lettre serait remise, Swann l’avait bien connue aussi cette joie
trompeuse que nous donne quelque ami, quelque parent de la femme que nous
aimons, quand arrivant à l’hôtel ou au théâtre où elle se trouve, pour quelque
bal, redoute, ou première où il va la retrouver, cet ami nous aperçoit errant
dehors, attendant désespérément quelque occasion de communiquer avec elle. Il
nous reconnaît, nous aborde familièrement, nous demande ce que nous faisons là.
Et comme nous inventons que nous avons quelque chose d’urgent à dire à sa
parente ou amie, il nous assure que rien n’est plus simple, nous fait entrer
dans le vestibule et nous promet de nous l’envoyer avant cinq minutes. Que nous
l’aimons—comme en ce moment j’aimais Françoise—, l’intermédiaire bien
intentionné qui d’un mot vient de nous rendre supportable, humaine et presque
propice la fête inconcevable, infernale, au sein de laquelle nous croyions que
des tourbillons ennemis, pervers et délicieux entraînaient loin de nous, la
faisant rire de nous, celle que nous aimons. Si nous en jugeons par lui, le
parent qui nous a accosté et qui est lui aussi un des initiés des cruels
mystères, les autres invités de la fête ne doivent rien avoir de bien
démoniaque. Ces heures inaccessibles et suppliciantes où elle allait goûter des
plaisirs inconnus, voici que par une brèche inespérée nous y pénétrons; voici
qu’un des moments dont la succession les aurait composées, un moment aussi réel
que les autres, même peut-être plus important pour nous, parce que notre
maîtresse y est plus mêlée, nous nous le représentons, nous le possédons, nous
y intervenons, nous l’avons créé presque: le moment où on va lui dire que nous
sommes là, en bas. Et sans doute les autres moments de la fête ne devaient pas
être d’une essence bien différente de celui-là, ne devaient rien avoir de plus
délicieux et qui dût tant nous faire souffrir puisque l’ami bienveillant nous a
dit: «Mais elle sera ravie de descendre! Cela lui fera beaucoup plus de plaisir
de causer avec vous que pe s’ennuyer là-haut.» Hélas! Swann en avait fait
l’expérience, les bonnes intentions d’un tiers sont sans pouvoir sur une femme
qui s’irrite de se sentir poursuivie jusque dans une fête par quelqu’un qu’elle
n’aime pas. Souvent, l’ami redescend seul.





Ma mère ne vint pas, et sans ménagements pour mon amour-propre
(engagé à ce que la fable de la recherche dont elle était censée m’avoir prié
de lui dire le résultat ne fût pas démentie) me fit dire par Françoise ces
mots: «Il n’y a pas de réponse» que depuis j’ai si souvent entendu des
concierges de «palaces» ou des valets de pied de tripots, rapporter à quelque pauvre
fille qui s’étonne: «Comment, il n’a rien dit, mais c’est impossible! Vous avez
pourtant bien remis ma lettre. C’est bien, je vais attendre encore.» Et—de même
qu’elle assure invariablement n’avoir pas besoin du bec supplémentaire que le
concierge veut allumer pour elle, et reste là, n’entendant plus que les rares
propos sur le temps qu’il fait échanger entre le concierge et un chasseur qu’il
envoie tout d’un coup en s’apercevant de l’heure, faire rafraîchir dans la
glace la boisson d’un client,—ayant décliné l’offre de Françoise de me faire de
la tisane ou de rester auprès de moi, je la laissai retourner à l’office, je me
couchai et je fermai les yeux en tâchant de ne pas entendre la voix de mes
parents qui prenaient le café au jardin. Mais au bout de quelques secondes, je
sentis qu’en écrivant ce mot à maman, en m’approchant, au risque de la fâcher,
si près d’elle que j’avais cru toucher le moment de la revoir, je m’étais barré
la possibilité de m’endormir sans l’avoir revue, et les battements de mon cœur,
de minute en minute devenaient plus douloureux parce que j’augmentais mon
agitation en me prêchant un calme qui était l’acceptation de mon infortune.
Tout à coup mon anxiété tomba, une félicité m’envahit comme quand un médicament
puissant commence à agir et nous enlève une douleur: je venais de prendre la
résolution de ne plus essayer de m’endormir sans avoir revu maman, de
l’embrasser coûte que coûte, bien que ce fût avec la certitude d’être ensuite
fâché pour longtemps avec elle, quand elle remonterait se coucher. Le calme qui
résultait de mes angoisses finies me mettait dans un allégresse extraordinaire,
non moins que l’attente, la soif et la peur du danger. J’ouvris la fenêtre sans
bruit et m’assis au pied de mon lit; je ne faisais presque aucun mouvement afin
qu’on ne m’entendît pas d’en bas. Dehors, les choses semblaient, elles aussi,
figées en une muette attention à ne pas troubler le clair de lune, qui doublant
et reculant chaque chose par l’extension devant elle de son reflet, plus dense
et concret qu’elle-même, avait à la fois aminci et agrandi le paysage comme un
plan replié jusque-là, qu’on développe. Ce qui avait besoin de bouger, quelque
feuillage de marronnier, bougeait. Mais son frissonnement minutieux, total,
exécuté jusque dans ses moindres nuances et ses dernières délicatesses, ne
bavait pas sur le reste, ne se fondait pas avec lui, restait circonscrit.
Exposés sur ce silence qui n’en absorbait rien, les bruits les plus éloignés,
ceux qui devaient venir de jardins situés à l’autre bout de la ville, se
percevaient détaillés avec un tel «fini» qu’ils semblaient ne devoir cet effet
de lointain qu’à leur pianissimo, comme ces motifs en sourdine si bien exécutés
par l’orchestre du Conservatoire que quoiqu’on n’en perde pas une note on croit
les entendre cependant loin de la salle du concert et que tous les vieux
abonnés,—les sœurs de ma grand’mère aussi quand Swann leur avait donné ses
places,—tendaient l’oreille comme s’ils avaient écouté les progrès lointains
d’une armée en marche qui n’aurait pas encore tourné la rue de Trévise.





Je savais que le cas dans lequel je me mettais était de tous celui
qui pouvait avoir pour moi, de la part de mes parents, les conséquences les
plus graves, bien plus graves en vérité qu’un étranger n’aurait pu le supposer,
de celles qu’il aurait cru que pouvaient produire seules des fautes vraiment
honteuses. Mais dans l’éducation qu’on me donnait, l’ordre des fautes n’était
pas le même que dans l’éducation des autres enfants et on m’avait habitué à
placer avant toutes les autres (parce que sans doute il n’y en avait pas contre
lesquelles j’eusse besoin d’être plus soigneusement gardé) celles dont je
comprends maintenant que leur caractère commun est qu’on y tombe en cédant à
une impulsion nerveuse. Mais alors on ne prononçait pas ce mot, on ne déclarait
pas cette origine qui aurait pu me faire croire que j’étais excusable d’y
succomber ou même peut-être incapable d’y résister. Mais je les reconnaissais
bien à l’angoisse qui les précédait comme à la rigueur du châtiment qui les
suivait; et je savais que celle que je venais de commettre était de la même
famille que d’autres pour lesquelles j’avais été sévèrement puni, quoique
infiniment plus grave. Quand j’irais me mettre sur le chemin de ma mère au
moment où elle monterait se coucher, et qu’elle verrait que j’étais resté levé
pour lui redire bonsoir dans le couloir, on ne me laisserait plus rester à la
maison, on me mettrait au collège le lendemain, c’était certain. Eh bien!
dussé-je me jeter par la fenêtre cinq minutes après, j’aimais encore mieux
cela. Ce que je voulais maintenant c’était maman, c’était lui dire bonsoir,
j’étais allé trop loin dans la voie qui menait à la réalisation de ce désir
pour pouvoir rebrousser chemin.





J’entendis les pas de mes parents qui accompagnaient Swann; et quand
le grelot de la porte m’eut averti qu’il venait de partir, j’allai à la
fenêtre. Maman demandait à mon père s’il avait trouvé la langouste bonne et si
M. Swann avait repris de la glace au café et à la pistache. «Je l’ai trouvée
bien quelconque, dit ma mère; je crois que la prochaine fois il faudra essayer
d’un autre parfum.» «Je ne peux pas dire comme je trouve que Swann change, dit
ma grand’tante, il est d’un vieux!» Ma grand’tante avait tellement l’habitude
de voir toujours en Swann un même adolescent, qu’elle s’étonnait de le trouver
tout à coup moins jeune que l’âge qu’elle continuait à lui donner. Et mes
parents du reste commençaient à lui trouver cette vieillesse anormale,
excessive, honteuse et méritée des célibataires, de tous ceux pour qui il
semble que le grand jour qui n’a pas de lendemain soit plus long que pour les
autres, parce que pour eux il est vide et que les moments s’y additionnent
depuis le matin sans se diviser ensuite entre des enfants. «Je crois qu’il a beaucoup
de soucis avec sa coquine de femme qui vit au su de tout Combray avec un
certain monsieur de Charlus. C’est la fable de la ville.» Ma mère fit remarquer
qu’il avait pourtant l’air bien moins triste depuis quelque temps. «Il fait
aussi moins souvent ce geste qu’il a tout à fait comme son père de s’essuyer
les yeux et de se passer la main sur le front. Moi je crois qu’au fond il
n’aime plus cette femme.» «Mais naturellement il ne l’aime plus, répondit mon
grand-père. J’ai reçu de lui il y a déjà longtemps une lettre à ce sujet, à
laquelle je me suis empressé de ne pas me conformer, et qui ne laisse aucun
doute sur ses sentiments au moins d’amour, pour sa femme. Hé bien! vous voyez,
vous ne l’avez pas remercié pour l’Asti», ajouta mon grand-père en se tournant
vers ses deux belles-sœurs. «Comment, nous ne l’avons pas remercié? je crois,
entre nous, que je lui ai même tourné cela assez délicatement», repondit ma
tante Flora. «Oui, tu as très bien arrangé cela: je t’ai admirée», dit ma tante
Céline. «Mais toi tu as été très bien aussi.» «Oui j’étais assez fière de ma
phrase sur les voisins aimables.» «Comment, c’est cela que vous appelez
remercier! s’écria mon grand-père. J’ai bien entendu cela, mais du diable si
j’ai cru que c’était pour Swann. Vous pouvez être sûres qu’il n’a rien
compris.» «Mais voyons, Swann n’est pas bête, je suis certaine qu’il a
apprécié. Je ne pouvais cependant pas lui dire le nombre de bouteilles et le
prix du vin!» Mon père et ma mère restèrent seuls, et s’assirent un instant;
puis mon père dit: «Hé bien! si tu veux, nous allons monter nous coucher.» «Si
tu veux, mon ami, bien que je n’aie pas l’ombre de sommeil; ce n’est pas cette
glace au café si anodine qui a pu pourtant me tenir si éveillée; mais
j’aperçois de la lumière dans l’office et puisque la pauvre Françoise m’a
attendue, je vais lui demander de dégrafer mon corsage pendant que tu vas te
déshabiller.» Et ma mère ouvrit la porte treillagée du vestibule qui donnait
sur l’escalier. Bientôt, je l’entendis qui montait fermer sa fenêtre. J’allai
sans bruit dans le couloir; mon cœur battait si fort que j’avais de la peine à
avancer, mais du moins il ne battait plus d’anxiété, mais d’épouvante et de
joie. Je vis dans la cage de l’escalier la lumière projetée par la bougie de
maman. Puis je la vis elle-même; je m’élançai. A la première seconde, elle me
regarda avec étonnement, ne comprenant pas ce qui était arrivé. Puis sa figure
prit une expression de colère, elle ne me disait même pas un mot, et en effet
pour bien moins que cela on ne m’adressait plus la parole pendant plusieurs
jours. Si maman m’avait dit un mot, ç’aurait été admettre qu’on pouvait me
reparler et d’ailleurs cela peut-être m’eût paru plus terrible encore, comme un
signe que devant la gravité du châtiment qui allait se préparer, le silence, la
brouille, eussent été puérils. Une parole c’eût été le calme avec lequel on
répond à un domestique quand on vient de décider de le renvoyer; le baiser
qu’on donne à un fils qu’on envoie s’engager alors qu’on le lui aurait refusé si
on devait se contenter d’être fâché deux jours avec lui. Mais elle entendit mon
père qui montait du cabinet de toilette où il était allé se déshabiller et pour
éviter la scène qu’il me ferait, elle me dit d’une voix entrecoupée par la
colère: «Sauve-toi, sauve-toi, qu’au moins ton père ne t’ait vu ainsi attendant
comme un fou!» Mais je lui répétais: «Viens me dire bonsoir», terrifié en
voyant que le reflet de la bougie de mon père s’élevait déjà sur le mur, mais
aussi usant de son approche comme d’un moyen de chantage et espérant que maman,
pour éviter que mon père me trouvât encore là si elle continuait à refuser,
allait me dire: «Rentre dans ta chambre, je vais venir.» Il était trop tard,
mon père était devant nous. Sans le vouloir, je murmurai ces mots que personne
n’entendit: «Je suis perdu!»





Il n’en fut pas ainsi. Mon père me refusait constamment des
permissions qui m’avaient été consenties dans les pactes plus larges octroyés
par ma mére et ma grand’mère parce qu’il ne se souciait pas des «principes» et
qu’il n’y avait pas avec lui de «Droit des gens». Pour une raison toute
contingente, ou même sans raison, il me supprimait au dernier moment telle
promenade si habituelle, si consacrée, qu’on ne pouvait m’en priver sans
parjure, ou bien, comme il avait encore fait ce soir, longtemps avant l’heure
rituelle, il me disait: «Allons, monte te coucher, pas d’explication!» Mais
aussi, parce qu’il n’avait pas de principes (dans le sens de ma grand’mère), il
n’avait pas à proprement parler d’intransigeance. Il me regarda un instant d’un
air étonné et fâché, puis dès que maman lui eut expliqué en quelques mots
embarrassés ce qui était arrivé, il lui dit: «Mais va donc avec lui, puisque tu
disais justement que tu n’as pas envie de dormir, reste un peu dans sa chambre,
moi je n’ai besoin de rien.» «Mais, mon ami, répondit timidement ma mère, que
j’aie envie ou non de dormir, ne change rien à la chose, on ne peut pas
habituer cet enfant...» «Mais il ne s’agit pas d’habituer, dit mon père en
haussant les épaules, tu vois bien que ce petit a du chagrin, il a l’air
désolé, cet enfant; voyons, nous ne sommes pas des bourreaux! Quand tu l’auras
rendu malade, tu seras bien avancée! Puisqu’il y a deux lits dans sa chambre,
dis donc à Françoise de te préparer le grand lit et couche pour cette nuit
auprès de lui. Allons, bonsoir, moi qui ne suis pas si nerveux que vous, je
vais me coucher.»





On ne pouvait pas remercier mon père; on l’eût agacé par ce qu’il
appelait des sensibleries. Je restai sans oser faire un mouvement; il était
encore devant nous, grand, dans sa robe de nuit blanche sous le cachemire de
l’Inde violet et rose qu’il nouait autour de sa tête depuis qu’il avait des
névralgies, avec le geste d’Abraham dans la gravure d’après Benozzo Gozzoli que
m’avait donnée M. Swann, disant à Sarah qu’elle a à se départir du côté
d’Ïsaac. Il y a bien des années de cela. La muraille de l’escalier, où je
vis monter le reflet de sa bougie n’existe plus depuis longtemps. En moi aussie
bien des choses ont été détruites que je croyais devoir durer toujours et de
nouvelles se sont édifiées donnant naissance à des peines et à des joies
nouvelles que je n’aurais pu prévoir alors, de même que les anciennes me sont
devenues difficiles à comprendre. Il y a bien longtemps aussi que mon père a
cessé de pouvoir dire à maman: «Va avec le petit.» La possibilité de telles
heures ne renaîtra jamais pour moi. Mais depuis peu de temps, je recommence à
très bien percevoir si je prête l’oreille, les sanglots que j’eus la force de
contenir devant mon père et qui n’éclatèrent que quand je me retrouvai seul
avec maman. En réalité ils n’ont jamais cessé; et c’est seulement parce que la
vie se tait maintenant davantage autour de moi que je les entends de nouveau,
comme ces cloches de couvents que couvrent si bien les bruits de la ville
pendant le jour qu’on les croirait arrêtées mais qui se remettent à sonner dans
le silence du soir.





Maman passa cette nuit-là dans ma chambre; au moment où je venais de
commettre une faute telle que je m’attendais à être obligé de quitter la
maison, mes parents m’accordaient plus que je n’eusse jamais obtenu d’eux comme
récompense d’une belle action. Même à l’heure où elle se manifestait par cette
grâce, la conduite de mon père à mon égard gardait ce quelque chose
d’arbitraire et d’immérité qui la caractérisait et qui tenait â ce que
généralement elle résultait plutôt de convenances fortuites que d’un plan
prémédité. Peut-être même que ce que j’appelais sa sévérité, quand il
m’envoyait me coucher, méritait moins ce nom que celle de ma mère ou ma
grand’mère, car sa nature, plus différente en certains points de la mienne que
n’était la leur, n’avait probablement pas deviné jusqu’ici combien j’étais
malheureux tous les soirs, ce que ma mère et ma grand’mère savaient bien; mais
elles m’aimaient assez pour ne pas consentir à m’épargner de la souffrance,
elles voulaient m’apprendre à la dominer afin de diminuer ma sensibilité
nerveuse et fortifier ma volonté. Pour mon père, dont l’affection pour moi
était d’une autre sorte, je ne sais pas s’il aurait eu ce courage: pour une
fois où il venait de comprendre que j’avais du chagrin, il avait dit à ma mère:
«Va donc le consoler.» Maman resta cette nuit-là dans ma chambre et, comme pour
ne gâter d’aucun remords ces heures si différentes de ce que j’avais eu le
droit d’espérer, quand Françoise, comprenant qu’il se passait quelque chose
d’extraordinaire en voyant maman assise près de moi, qui me tenait la main et
me laissait pleurer sans me gronder, lui demanda: «Mais Madame, qu’a donc
Monsieur à pleurer ainsi?» maman lui répondit: «Mais il ne sait pas lui-même,
Françoise, il est énervé; préparez-moi vite le grand lit et montez vous
coucher.» Ainsi, pour la première fois, ma tristesse n’était plus considérée
comme une faute punissable mais comme un mal involontaire qu’on venait de
reconnaître officiellement, comme un état nerveux dont je n’étais pas
responsable; j’avais le soulagement de n’avoir plus à mêler de scrupules à
l’amertume de mes larmes, je pouvais pleurer sans péché. Je n’étais pas non
plus médiocrement fier vis-à-vis de Françoise de ce retour des choses humaines,
qui, une heure après que maman avait refusé de monter dans ma chambre et
m’avait fait dédaigneusement répondre que je devrais dormir, m’élevait à la
dignité de grande personne et m’avait fait atteindre tout d’un coup à une sorte
de puberté du chagrin, d’émancipation des larmes. J’aurais dû être heureux: je
ne l’étais pas. Il me semblait que ma mère venait de me faire une première
concession qui devait lui être douloureuse, que c’était une première abdication
de sa part devant l’idéal qu’elle avait conçu pour moi, et que pour la première
fois, elle, si courageuse, s’avouait vaincue. Il me semblait que si je venais
de remporter une victoire c’était contre elle, que j’avais réussi comme
auraient pu faire la maladie, des chagrins, ou l’âge, à détendre sa volonté, à
faire fléchir sa raison et que cette soirée commençait une ère, resterait comme
une triste date. Si j’avais osé maintenant, j’aurais dit à maman: «Non je ne
veux pas, ne couche pas ici.» Mais je connaissais la sagesse pratique, réaliste
comme on dirait aujourd’hui, qui tempérait en elle la nature ardemment
idéaliste de ma grand’mère, et je savais que, maintenant que le mal était fait,
elle aimerait mieux m’en laisser du moins goûter le plaisir calmant et ne pas
déranger mon père. Certes, le beau visage de ma mère brillait encore de
jeunesse ce soir-là où elle me tenait si doucement les mains et cherchait à
arrêter mes larmes; mais justement il me semblait que cela n’aurait pas dû
être, sa colère eût moins triste pour moi que cette douceur nouvelle que
n’avait pas connue mon enfance; il me semblait que je venais d’une main impie
et secrète de tracer dans son âme une premiére ride et d’y faire apparaître un
premier cheveu blanc. Cette pensée redoubla mes sanglots et alors je vis maman,
qui jamais ne se laissait aller à aucun attendrissement avec moi, être tout
d’un coup gagnée par le mien et essayer de retenir une envie de pleurer. Comme
elle sentit que je m’en étais aperçu, elle me dit en riant: «Voilà mon petit
jaunet, mon petit serin, qui va rendre sa maman aussi bêtasse que lui, pour peu
que cela continue. Voyons, puisque tu n’as pas sommeil ni ta maman non plus, ne
restons pas à nous énerver, faisons quelque chose, prenons un de tes livres.»
Mais je n’en avais pas là. «Est-ce que tu aurais moins de plaisir si je sortais
déjà les livres que ta grand’mère doit te donner pour ta fête? Pense bien: tu
ne seras pas déçu de ne rien avoir après-demain?» J’étais au contraire enchanté
et maman alla chercher un paquet de livres dont je ne pus deviner, à travers le
papier qui les enveloppait, que la taille courte et large, mais qui, sous ce
premier aspect, pourtant sommaire et voilé, éclipsaient déjà la boîte à
couleurs du Jour de l’An et les vers à soie de l’an dernier. C’était la Mare au
Diable, François le Champi, la Petite Fadette et les Maîtres Sonneurs. Ma
grand’mère, ai-je su depuis, avait d’abord choisi les poésies de Musset, un
volume de Rousseau et Indiana; car si elle jugeait les lectures futiles aussi
malsaines que les bonbons et les pâtisseries, elles ne pensait pas que les
grands souffles du génie eussent sur l’esprit même d’un enfant une influence
plus dangereuse et moins vivifiante que sur son corps le grand air et le vent
du large. Mais mon père l’ayant presque traitée de folle en apprenant les
livres qu’elle voulait me donner, elle était retournée elle-même à
Jouy-le-Vicomte chez le libraire pour que je ne risquasse pas de ne pas avoir
mon cadeau (c’était un jour brûlant et elle était rentrée si souffrante que le
médecin avait averti ma mère de ne pas la laisser se fatiguer ainsi) et elle
s’était rabattue sur les quatre romans champêtres de George Sand. «Ma fille,
disait-elle à maman, je ne pourrais me décider à donner à cet enfant quelque
chose de mal écrit.»





En réalité, elle ne se résignait jamais à rien acheter dont on ne
pût tirer un profit intellectuel, et surtout celui que nous procurent les
belles choses en nous apprenant à chercher notre plaisir ailleurs que dans les
satisfactions du bien-être et de la vanité. Même quand elle avait à faire à
quelqu’un un cadeau dit utile, quand elle avait à donner un fauteuil, des
couverts, une canne, elle les cherchait «anciens», comme si leur longue
désuétude ayant effacé leur caractère d’utilité, ils paraissaient plutôt
disposés pour nous raconter la vie des hommes d’autrefois que pour servir aux
besoins de la nôtre. Elle eût aimé que j’eusse dans ma chambre des
photographies des monuments ou des paysages les plus beaaux. Mais au moment
d’en faire l’emplette, et bien que la chose représentée eût une valeur
esthétique, elle trouvait que la vulgarité, l’utilité reprenaient trop vite
leur place dans le mode mécanique de représentation, la photographie. Elle
essayait de ruser et sinon d’éliminer entièrement la banalité commerciale, du
moins de la réduire, d’y substituer pour la plus grande partie de l’art encore,
d’y introduire comme plusieures «épaisseurs» d’art: au lieu de photographies de
la Cathédrale de Chartres, des Grandes Eaux de Saint-Cloud, du Vésuve, elle se
renseignait auprès de Swann si quelque grand peintre ne les avait pas
représentés, et préférait me donner des photographies de la Cathédrale de
Chartres par Corot, des Grandes Eaux de Saint-Cloud par Hubert Robert, du
Vésuve par Turner, ce qui faisait un degré d’art de plus. Mais si le
photographe avait été écarté de la représentation du chef-d’œuvre ou de la
nature et remplacé par un grand artiste, il reprenait ses droits pour
reproduire cette interprétation même. Arrivée à l’échéance de la vulgarité, ma
grand’mère tâchait de la reculer encore. Elle demandait à Swann si l’œuvre
n’avait pas été gravée, préférant, quand c’était possible, des gravures
anciennes et ayant encore un intérêt au delà d’elles-mêmes, par exemple celles
qui représentent un chef-d’œuvre dans un état où nous ne pouvons plus le voir
aujourd’hui (comme la gravure de la Cène de Léonard avant sa dégradation, par
Morgan). Il faut dire que les résultats de cette manière de comprendre l’art de
faire un cadeau ne furent pas toujours très brillants. L’idée que je pris de
Venise d’après un dessin du Titien qui est censé avoir pour fond la lagune,
était certainement beaucoup moins exacte que celle que m’eussent donnée de
simples photographies. On ne pouvait plus faire le compte à la maison, quand ma
grand’tante voulait dresser un réquisitoire contre ma grand’mère, des fauteuils
offerts par elle à de jeunes fiancés ou à de vieux époux, qui, à la première
tentative qu’on avait faite pour s’en servir, s’étaient immédiatement effondrés
sous le poids d’un des destinataires. Mais ma grand’mère aurait cru mesquin de
trop s’occuper de la solidité d’une boiserie où se distinguaient encore une
fleurette, un sourire, quelquefois une belle imagination du passé. Même ce qui
dans ces meubles répondait à un besoin, comme c’était d’une façon à laquelle
nous ne sommes plus habitués, la charmait comme les vieilles manières de dire
où nous voyons une métaphore, effacée, dans notre moderne langage, par l’usure
de l’habitude. Or, justement, les romans champêtres de George Sand qu’elle me
donnait pour ma fête, étaient pleins ainsi qu’un mobilier ancien, d’expressions
tombées en désuétude et redevenues imagées, comme on n’en trouve plus qu’à la
campagne. Et ma grand’mère les avait achetés de préférence à d’autres comme
elle eût loué plus volontiers une propriété où il y aurait eu un pigeonnier
gothique ou quelqu’une de ces vieilles choses qui exercent sur l’esprit une
heureuse influence en lui donnant la nostalgie d’impossibles voyages dans le
temps.





Maman s’assit à côté de mon lit; elle avait pris François le Champi
à qui sa couverture rougeâtre et son titre incompréhensible, donnaient pour moi
une personnalité distincte et un attrait mystérieux. Je n’avais jamais lu
encore de vrais romans. J’avais entendu dire que George Sand était le type du
romancier. Cela me disposait déjà à imaginer dans François le Champi quelque
chose d’indéfinissable et de délicieux. Les procédés de narration destinés à
exciter la curiosité ou l’attendrissement, certaines façons de dire qui
éveillent l’inquiétude et la mélancolie, et qu’un lecteur un peu instruit
reconnaît pour communs à beaucoup de romans, me paraissaient simples—à moi qui
considérais un livre nouveau non comme une chose ayant beaucoup de semblables,
mais comme une personne unique, n’ayant de raison d’exister qu’en soi,—une
émanation troublante de l’essence particulière à François le Champi. Sous ces
événements si journaliers, ce choses si communes, ces mots si courants, je
sentais comme une intonation, une accentuation étrange. L’action s’engagea;
elle me parut d’autant plus obscure que dans ce temps-là, quand je lisais, je
rêvassais souvent, pendant des pages entières, à tout autre chose. Et aux lacunes
que cette distraction laissait dans le récit, s’ajoutait, quand c’était maman
qui me lisait à haute voix, qu’elle passait toutes les scènes d’amour. Aussi
tous les changements bizarres qui se produisent dans l’attitude respective de
la meunière et de l’enfant et qui ne trouvent leur explication que dans les
progrès d’un amour naissant me paraissaient empreints d’un profond mystère dont
je me figurais volontiers que la source devait être dans ce nom inconnu et si
doux de «Champi» qui mettait sur l’enfant, qui le portait sans que je susse
pourquoi, sa couleur vive, empourprée et charmante. Si ma mère était une
lectrice infidèle c’était aussi, pour les ouvrages où elle trouvait l’accent
d’un sentiment vrai, une lectrice admirable par le respect et la simplicité de
l’interprétation, par la beauté et la douceur du son. Même dans la vie, quand
c’étaient des êtres et non des œuvres d’art qui excitaient ainsi son
attendrissement ou son admiration, c’était touchant de voir avec quelle
déférence elle écartait de sa voix, de son geste, de ses propos, tel éclat de
gaîté qui eût pu faire mal à cette mère qui avait autrefois perdu un enfant,
tel rappel de fête, d’anniversaire, qui aurait pu faire penser ce vieillard à
son grand âge, tel propos de ménage qui aurait paru fastidieux à ce jeune
savant. De même, quand elle lisait la prose de George Sand, qui respire
toujours cette bonté, cette distinction morale que maman avait appris de ma
grand’mère à tenir pour supérieures à tout dans la vie, et que je ne devais lui
apprendre que bien plus tard à ne pas tenir également pour supérieures à tout
dans les livres, attentive à bannir de sa voix toute petitesse, toute
affectation qui eût pu empêcher le flot puissant d’y être reçu, elle
fournsissait toute la tendresse naturelle, toute l’ample douceur qu’elles
réclamaient à ces phrases qui semblaient écrites pour sa voix et qui pour ainsi
dire tenaient tout entières dans le registre de sa sensibilité. Elle retrouvait
pour les attaquer dans le ton qu’il faut, l’accent cordial qui leur préexiste
et les dicta, mais que les mots n’indiquent pas; grâce à lui elle amortissait
au passage toute crudité dans les temps des verbes, donnait à l’imparfait et au
passé défini la douceur qu’il y a dans la bonté, la mélancolie qu’il y a dans
la tendresse, dirigeait la phrase qui finissait vers celle qui allait
commencer, tantôt pressant, tantôt ralentissant la marche des syllabes pour les
faire entrer, quoique leurs quantités fussent différentes, dans un rythme
uniforme, elle insufflait à cette prose si commune une sorte de vie
sentimentale et continue.





Mes remords étaient calmés, je me laissais aller à la douceur de
cette nuit oû j’avais ma mère auprès de moi. Je savais qu’une telle nuit ne
pourrait se renouveler; que le plus grand désir que j’eusse au monde, garder ma
mère dans ma chambre pendant ces tristes heures nocturnes, était trop en
opposition avec les nécessités de la vie et le vœu de tous, pour que
l’accomplissement qu’on lui avait accordé ce soir pût être autre chose que
factice et exceptionnel. Demain mes angoisses reprendraient et maman ne
resterait pas là. Mais quand mes angoisses étaient calmées, je ne les
comprenais plus; puis demain soir était encore lointain; je me disais que
j’aurais le temps d’aviser, bien que ce temps-là ne pût m’apporter aucun
pouvoir de plus, qu’il s’agissait de choses qui ne dépendaient pas de ma
volonté et que seul me faisait paraître plus évitables l’intervalle qui les
séparait encore de moi.





...





C’est ainsi que, pendant longtemps, quand, réveillé la nuit, je me
ressouvenais de Combray, je n’en revis jamais que cette sorte de pan lumineux,
découpé au milieu d’indistinctes ténèbres, pareil à ceux que l’embrasement d’un
feu de bengale ou quelque projection électrique éclairent et sectionnent dans
un édifice dont les autres parties restent plongées dans la nuit: à la base
assez large, le petit salon, la salle à manger, l’amorce de l’allée obscure par
où arriverait M. Swann, l’auteur inconscient de mes tristesses, le vestibule où
je m’acheminais vers la première marche de l’escalier, si cruel à monter, qui
constituait à lui seul le tronc fort étroit de cette pyramide irrégulière; et,
au faîte, ma chambre à coucher avec le petit couloir à porte vitrée pour
l’entrée de maman; en un mot, toujours vu à la même heure, isolé de tout ce
qu’il pouvait y avoir autour, se détachant seul sur l’obscurité, le décor
strictement nécessaire (comme celui qu’on voit indiqué en tête des vieilles
pièces pour les représentations en province), au drame de mon déshabillage;
comme si Combray n’avait consisté qu’en deux étages reliés par un mince
escalier, et comme s’il n’y avait jamais été que sept heures du soir. A vrai
dire, j’aurais pu répondre à qui m’eût interrogé que Combray comprenait encore
autre chose et existait à d’autres heures. Mais comme ce que je m’en serais
rappelé m’eût été fourni seulement par la mémoire volontaire, la mémoire de
l’intelligence, et comme les renseignements qu’elle donne sur le passé ne
conservent rien de lui, je n’aurais jamais eu envie de songer à ce reste de
Combray. Tout cela était en réalité mort pour moi.





Mort à jamais? C’était possible.





Il y a beaucoup de hasard en tout ceci, et un second hasard, celui
de notre mort, souvent ne nous permet pas d’attendre longtemps les faveurs du
premier.





Je trouve très raisonnable la croyance celtique que les âmes de ceux
que nous avons perdus sont captives dans quelque être inférieur, dans une bête,
un végétal, une chose inanimée, perdues en effet pour nous jusqu’au jour, qui
pour beaucoup ne vient jamais, où nous nous trouvons passer près de l’arbre,
entrer en possession de l’objet qui est leur prison. Alors elles tressaillent,
nous appellent, et sitôt que nous les avons reconnues, l’enchantement est
brisé. Délivrées par nous, elles ont vaincu la mort et reviennent vivre avec
nous.





Il en est ainsi de notre passé. C’est peine perdue que nous
cherchions à l’évoquer, tous les efforts de notre intelligence sont inutiles.
Il est caché hors de son domaine et de sa portée, en quelque objet matériel (en
la sensation que nous donnerait cet objet matériel), que nous ne soupçonnons
pas. Cet objet, il dépend du hasard que nous le rencontrions avant de mourir,
ou que nous ne le rencontrions pas.





Il y avait déjà bien des années que, de Combray, tout ce qui n’était
pas le théâtre et la drame de mon coucher, n’existait plus pour moi, quand un
jour d’hiver, comme je rentrais à la maison, ma mère, voyant que j’avais froid,
me proposa de me faire prendre, contre mon habitude, un peu de thé. Je refusai
d’abord et, je ne sais pourquoi, me ravisai. Elle envoya chercher un de ces
gâteaux courts et dodus appelés Petites Madeleines qui semblaent avoir été
moulés dans la valve rainurée d’une coquille de Saint-Jacques. Et bientôt,
machinalement, accablé par la morne journée et la perspective d’un triste
lendemain, je portai à mes lèvres une cuillerée du thé où j’avais laissé
s’amollir un morceau de madeleine. Mais à l’instant même où la gorgée mêlée des
miettes du gâteau toucha mon palais, je tressaillis, attentif à ce qui se
passait d’extraordinaire en moi. Un plaisir délicieux m’avait envahi, isolé,
sans la notion de sa cause. Il m’avait aussitôt rendu les vicissitudes de la
vie indifférentes, ses désastres inoffensifs, sa brièveté illusoire, de la même
façon qu’opère l’amour, en me remplissant d’une essence précieuse: ou plutôt
cette essence n’était pas en moi, elle était moi. J’avais cessé de me sentire
médiocre, contingent, mortel. D’où avait pu me venir cette puissante joie? Je
sentais q’elle était liée au goût du thé et du gâteau, mais qu’elle le
dépassait infiniment, ne devait pas être de même nature. D’où venait-elle? Que
signifiait-elle? Où l’appréhender? Je bois une seconde gorgée où je ne trouve
rien de plus que dans la première, une troisième qui m’apporte un peu moins que
la seconde. Il est temps que je m’arrête, la vertu du breuvage semble diminuer.
Il est clair que la vérité que je cherche n’est pas en lui, mais en moi. Il l’y
a éveillée, mais ne la connaît pas, et ne peut que répéter indéfiniment, avec
de moins en moins de force, ce même témoignage que je ne sais pas interpréter
et que je veux au moins pouvoir lui redemander et retrouver intact, à ma
disposition, tout à l’heure, pour un éclaircissement décisif. Je pose la tasse
et me tourne vers mon esprit. C’est à lui de trouver la vérité. Mais comment?
Grave incertitude, toutes les fois que l’esprit se sent dépassé par lui-même;
quand lui, le chercheur, est tout ensemble le pays obscur où il doit chercher
et où tout son bagage ne lui sera de rien. Chercher? pas seulement: créer. Il
est en face de quelque chose qui n’est pas encore et que seul il peut réaliser,
puis faire entrer dans sa lumière.





Et je recommence à me demander quel pouvait être cet état inconnu,
qui n’apportait aucune preuve logique, mais l’evidence de sa félicité, de sa
réalité devant laquelle les autres s’évanouissaient. Je veux essayer de le
faire réapparaître. Je rétrograde par la pensée au moment où je pris la
première cuillerée de thé. Je retrouve le même état, sans une clarté nouvelle.
Je demande à mon esprit un effort de plus, de ramener encore une fois la
sensation qui s’enfuit. Et pour que rien ne brise l’élan dont il va tâcher de
la ressaisir, j’écarte tout obstacle, toute idée étrangère, j’abrite mes
oreilles et mon attention contre les bruits de la chambre voisine. Mais sentant
mon esprit qui se fatigue sans réussir, je le force au contraire à prendre
cette distraction que je lui refusais, à penser à autre chose, à se refaire
avant une tentative suprême. Puis une deuxième fois, je fais le vide devant
lui, je remets en face de lui la saveur encore récente de cette première gorgée
et je sens tressaillir en moi quelque chose qui se déplace, voudrait s’élever,
quelque chose qu’on aurait désancré, à une grande profondeur; je ne sais ce que
c’est, mais cela monte lentement; j’éprouve la résistance et j’entends la
rumeur des distances traversées.





Certes, ce qui palpite ainsi au fond de moi, ce doit être l’image,
le souvenir visuel, qui, lié à cette saveur, tente de la suivre jusqu’à moi.
Mais il se débat trop loin, trop confusément; à peine si je perçois le reflet
neutre où se confond l’insaisissable tourbillon des couleurs remuées; mais je
ne puis distinguer la forme, lui demander comme au seul interprète possible, de
me traduire le témoignage de sa contemporaine, de son inséparable compagne, la
saveur, lui demander de m’apprendre de quelle circonstance particulière, de
quelle époque du passé il s’agit.





Arrivera-t-il jusqu’à la surface de ma claire conscience, ce
souvenir, l’instant ancien que l’attraction d’un instant identique est venue de
si loin solliciter, émouvoir, soulever tout au fond de moi? Je ne sais.
Maintenant je ne sens plus rien, il est arrêté, redescendu peut-être; qui sait
s’il remontera jamais de sa nuit? Dix fois il me faut recommencer, me pencher
vers lui. Et chaque fois la lâcheté qui nous détourne de toute tâche difficile,
de toute œuvre important, m’a conseillé de laisser cela, de boire mon thé en
pensant simplement à mes ennuis d’aujourd’hui, à mes désirs de demain qui se
laissent remâcher sans peine.





Et tout d’un coup le souvenir m’est apparu. Ce goût celui du petit
morceau de madeleine que le dimanche matin à Combray (parce que ce jour-là je
ne sortais pas avant l’heure de la messe), quand j’allais lui dire bonjour dans
sa chambre, ma tante Léonie m’offrait après l’avoir trempé dans son infusion de
thé ou de tilleul. La vue de la petite madeleine ne m’avait rien rappelé avant
que je n’y eusse goûté; peut-être parce que, en ayant souvent aperçu depuis,
sans en manger, sur les tablettes des pâtissiers, leu image avait quitté ces
jours de Combray pour se lier à d’autres plus récents; peut-être parce que de
ces souvenirs abandonnés si longtemps hors de la mémoire, rien ne survivait,
tout s’était désagrégé; les formes,—et celle aussi du petit coquillage de
pâtisserie, si grassement sensuel, sous son plissage sévère et dévot—s’étaient
abolies, ou, ensommeillées, avaient perdu la force d’expansion qui leur eût
permis de rejoindre la conscience. Mais, quand d’un passé ancien rien ne
subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses, seules,
plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus
fidèles, l’odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se
rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans
fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l’édifice immense du
souvenir.





Et dès que j’eus reconnu le goût du morceau de madeleine trempé dans
le tilleul que me donnait ma tante (quoique je ne susse pas encore et dusse
remettre à bien plus tard de découvrir pourquoi ce souvenir me rendait si
heureux), aussitôt la vieille maison grise sur la rue, où était sa chambre,
vint comme un décor de théâtre s’appliquer au petit pavillon, donnant sur le jardin,
qu’on avait construit pour mes parents sur ses derrières (ce pan tronqué que
seul j’avais revu jusque-là); et avec la maison, la ville, la Place où on
m’envoyait avant déjeuner, les rues où j’allais faire des courses depuis le
matin jusqu’au soir et par tous les temps, les chemins qu’on prenait si le
temps était beau. Et comme dans ce jeu où les Japonais s’amusent à tremper dans
un bol de porcelaine rempli d’eau, de petits morceaux de papier jusque-là
indistincts qui, à peine y sont-ils plongés s’étirent, se contournent, se
colorent, se différencient, deviennent des fleurs, des maisons, des personnages
consistants et reconnaissables, de même maintenant toutes les fleurs de notre
jardin et celles du parc de M. Swann, et les nymphéas de la Vivonne, et les
bonnes gens du village et leurs petits logis et l’église et tout Combray et ses
environs, tout cela que prend forme et solidité, est sorti, ville et jardins,
de ma tasse de thé.


II.





Combray de loin, à dix lieues à la ronde, vu du chemin de fer quand
nous y arrivions la dernière semaine avant Pâques, ce n’était qu’une église
résumant la ville, la représentant, parlant d’elle et pour elle aux lointains,
et, quand on approchait, tenant serrés autour de sa haute mante sombre, en
plein champ, contre le vent, comme une pastoure ses brebis, les dos laineux et
gris des maisons rassemblées qu’un reste de remparts du moyen âge cernait çà et
là d’un trait aussi parfaitement circulaire qu’une petite ville dans un tableau
de primitif. A l’habiter, Combray était un peu triste, comme ses rues dont les
maisons construites en pierres noirâtres du pays, précédées de degrés
extérieurs, coiffées de pignons qui rabattaient l’ombre devant elles, étaient
assez obscures pour qu’il fallût dès que le jour commençait à tomber relever
les rideaux dans les «salles«; des rues aux graves noms de saints (desquels
plusieurs seigneurs de Combray): rue Saint-Hilaire, rue Saint-Jacques où était
la maison de ma tante, rue Sainte-Hildegarde, où donnait la grille, et rue du
Saint-Esprit sur laquelle s’ouvrait la petite porte latérale de son jardin; et
ces rues de Combray existent dans une partie de ma mémoire si reculée, peinte
de couleurs si différentes de celles qui maintenant revêtent pour moi le monde,
qu’en vérité elles me paraissent toutes, et l’église qui les dominait sur la
Place, plus irréelles encore que les projections de la lanterne magique; et
qu’à certains moments, il me semble que pouvoir encore traverser la rue
Saint-Hilaire, pouvoir louer une chambre rue de l’Oiseau—à la vieille hôtellerie
de l’Oiseau flesché, des soupiraux de laquelle montait une odeur de cuisine que
s’élève encore par moments en moi aussi intermittente et aussi chaude,—serait
une entrée en contact avec l’Au-delà plus merveilleusement surnaturelle que de
faire la connaissance de Golo et de causer avec Geneviève de Brabant.





La cousine de mon grand-père,—ma grand’tante,—chez qui nous
habitions, était la mère de cette tante Lèonie qui, depuis la mort de son mari,
mon oncle Octave, n’avait plus voulu quitter, d’abord Combray, puis à Combray
sa maison, puis sa chambre, puis son lit et ne «descendait» plus, toujours
couchée dans un état incertain de chagrin, de débilité physique, de maladie,
d’idée fixe et de dévotion. Son appartement particulier donnait sur la rue Saint-Jacques
qui aboutissait beaucoup plus loin au Grand-Pré (par opposition au Petit-Pré,
verdoyant au milieu de la ville, entre trois rues), et qui, unie, grisâtre,
avec les trois hautes marches de grès presque devant chaque porte, semblait
comme un défilé pratiqué par un tailleur d’images gothiques à même la pierre où
il eût sculpté une crèche ou un calvaire. Ma tante n’habitait plus
effectivement que deux chambres contiguës, restant l’après-midi dans l’une
pendant qu’on aérait l’autre. C’étaient de ces chambres de province qui,—de
même qu’en certains pays des parties entières de l’air ou de la mer sont
illuminées ou parfumées par des myriades de protozoaires que nous ne voyons
pas,—nous enchantent des mille odeurs qu’y dégagent les vertus, la sagesse, les
habitudes, toute une vie secrète, invisible, surabondante et morale que
l’atmosphère y tient en suspens; odeurs naturelles encore, certes, et couleur
du temps comme celles de la campagne voisine, me déjà casanières, humaines et
renfermées, gelée exquise industrieuse et limpide de tous les fruits de l’année
qui ont quitté le verger pour l’armoire; saisonnières, mais mobilières et
domestiques, corrigeant le piquant de la gelée blanche par la douceur du pain
chaud, oisives et ponctuelles comme une horloge de village, flâneuses et
rangées, insoucieuses et prévoyantes, lingères, matinales, dévotes, heureuses
d’une paix qui n’apporte qu’un surcroît d’anxiété et d’un prosaïsme que set de
grand réservoir de poésie à celui qui la traverse sans y avoir vécu. L’air y était
saturé de la fine fleur d’un silence si nourricier, si succulent que je ne m’y
avançais qu’avec une sorte de gourmandise, surtout par ces premiers matins
encore froids de la semaine de Pâques où je le goûtais mieux parce que je
venais seulement d’arriver à Combray: avant que j’entrasse souhaiter le bonjour
à ma tante on me faisait attendre un instant, dans la première pièce où le
soleil, d’hiver encore, était venu se mettre au chaud devant le feu, déjà
allumé entre les deux briques et qui badigeonnait toute la chambre d’une odeur
de suie, en faisait comme un de ces grands «devants de four» de campagne, ou de
ces manteaux de cheminée de châteaux, sous lesquels on souhaite que se
déclarent dehors la pluie, la neige, même quelque catastrophe diluvienne pour
ajouter au confort de la réclusion la poésie de l’hivernage; je faisais
quelques pas de prie-Dieu aux fauteuils en velours frappé, toujours revêtus
d’un appui-tête au crochet; et le feu cuisant comme une pâte les appétissantes
odeurs dont l’air de la chambre était tout grumeleux et qu’avait déjà fait
travailler et «lever» la fraîcheur humide et ensoleillée du matin, il les
feuilletait, les dorait, les godait, les boursouflait, en faisant un invisible
et palpable gâteau provincial, un immense «chausson» où, à peine goûtés les
aromes plus croustillants, plus fins, plus réputés, mais plus secs aussi du
placard, de la commode, du papier à ramages, je revenais toujours avec une
convoitise inavouée m’engluer dans l’odeur médiane, poisseuse, fade, indigeste
et fruitée de couvre-lit à fleurs.





Dans la chambre voisine, j’entendais ma tante qui causait toute
seule à mi-voix. Elle ne parlait jamais qu’assez bas parce qu’elle croyait
avoir dans la tête quelque chose de cassé et de flottant qu’elle eût déplacé en
parlant trop fort, mais elle ne restait jamais longtemps, même seule, sans dire
quelque chose, parce qu’elle croyait que c’était salutaire pour sa gorge et
qu’en empêchant le sang de s’y arrêter, cela rendrait moins fréquents les
étouffements et les angoisses dont elle souffrait; puis, dans l’inertie absolu
où elle vivait, elle prêtait à ses moindres sensations une importance
extraordinaire; elle les douait d’une motilité qui lui rendait difficile de les
garder pour elle, et à défaut de confident à qui les communiquer, elle se les
annonçait à elle-même, en un perpétuel monologue qui était sa seule forme
d’activité. Malheureusement, ayant pris l’habitude de penser tout haut, elle ne
faisait pas toujours attention à ce qu’il n’y eût personne dans la chambre
voisine, et je l’entendais souvent se dire à elle-même: «Il faut que je me
rappelle bien que je n’ai pas dormi» (car ne jamais dormir était sa grande
prétention dont notre langage à tous gardait le respect et la trace: le matin
Françoise ne venait pas «l’éveiller», mais «entrait» chez elle; quand ma tante
voulait faire un somme dans la journée, on disait qu’elle voulait «réfléchir»
ou «reposer»; et quand il lui arrivait de s’oublier en causant jusqu’à dire:
«Ce qui m’a réveillée» ou «j’ai rêvé que», elle rougissait et se reprenait au
plus vite).





Au bout d’un moment, j’entrais l’embrasser; Françoise faisait
infuser son thé; ou, si ma tante se sentait agitée, elle demandait à la place
sa tisane et c’étais moi qui étais chargé de faire tomber du sac de pharmacie
dans une assiette la quantité de tilleul qu’il fallait mettre ensuite dans
l’eau bouillante. Le desséchement des tiges les avait incurvées en un
capricieux treillage dans les entrelacs duquel s’ouvraient les fleurs pâles,
comme si un peintre les eût arrangées, les eût fait poser de la façon la plus
ornementale. Les feuilles, ayant perdu ou changé leur aspect, avaient l’air des
choses les impossible disparates, d’une aile transparente de mouche, de
l’envers blanc d’une étiquette, d’un pétale de rose, mais qui eussent été
empilées, concassées ou tressées comme dans la confection d’un nid. Mille
petits détails inutiles,—charmante prodigalité du pharmacien,—qu’on eût
supprimés dans une préparation factice, me donnaient, comme un livre où on
s’émerveille de rencontrer le nom d’une personne de connaissance, le plaisir de
comprendre que c’était bien des tiges de vrais tilleuls, comme ceux que je
voyais avenue de la Gare, modifiées, justement parce que c’étaient non des
doubles, mais elles-même et qu’elles avaient vieilli. Et chaque caractère
nouveau n’y étant que la métamorphose d’un caractère ancien, dans de petites
boules grises je reconnaissais les boutons verts qui ne sont pas venus à terme;
mais surtout l’éclat rose, lunaire et doux qui faisait se détacher les fleurs
dans la forêt fragile des tiges où elles étaient suspendues comme de petites
roses d’or,—signe, comme la lueur qui révèle encore sur une muraille la place
d’une fresque effacée, de la différence entre les parties de l’arbre qui
avaient été «en couleur» et celles qui ne l’avaient pas été—me montrait que ces
pétales étaient bien ceux qui avant de fleurir le sac de pharmacie avaient
embaumé les soirs de printemps. Cette flamme rose de cierge, c’était leur
couleur encore, mais à demi éteinte et assoupie dans cette vie diminuée
qu’était la leur maintenant et qui est comme le crépuscule des fleurs. Bientôt
ma tante pouvait tremper dan l’infusion bouillante dont elle savourait le goût
de feuille morte ou de fleur fanée une petite madeleine dont elle me tendait un
morceau quand il était suffisamment amolli.





D’un côté de son lit était une grande commode jaune en bois de
citronnier et une table qui tenait à la fois de l’officine et du maître-autel,
où, au-dessus d’une statuette de la Vierge et d’une bouteille de Vichy-Célestins,
on trouvait des livres de messe et des ordonnances de médicaments, tous ce
qu’il fallait pour suivre de son lit les offices et son régime, pour ne manquer
l’heure ni de la pepsine, ni des Vêpres. De l’autre côté, son lit longeait la
fenêtre, elle avait la rue sous les yeux et y lisait du matin au soir, pour se
désennuyer, à la façon des princes persans, la chronique quotidienne mais
immémoriale de Combray, qu’elle commentait en-suite avec Françoise.





Je n’étais pas avec ma tante depuis cinq minutes, qu’elle me
renvoyait par peur que je la fatigue. Elle tendait à mes lèvres son triste
front pâle et fade sur lequel, à cette heure matinale, elle n’avait pas encore
arrangé ses faux cheveux, et où les vertèbres transparaissaient comme les pointes
d’une couronne d’épines ou les grains d’un rosaire, et elle me disait: «Allons,
mon pauvre enfant, va-t’en, va te préparer pour la messe; et si en bas tu
rencontres Françoise, dis-lui de ne pas s’amuser trop longtemps avec vous,
qu’elle monte bientôt voir si je n’ai besoin de rien.»





Françoise, en effet, qui était depuis des années a son service et ne
se doutait pas alors qu’elle entrerait un jour tout à fait au nôtre délaissait
un peu ma tante pendant les mois où nous étions là. Il y avait eu dans mon enfance,
avant que nous allions à Combray, quand ma tante Léonie passait encore l’hiver
à Paris chez sa mère, un temps où je connaissais si peu Françoise que, le 1er
janvier, avant d’entrer chez ma grand’tante, ma mère me mettait dans la main
une pièce de cinq francs et me disait: «Surtout ne te trompe pas de personne.
Attends pour donner que tu m’entendes dire: «Bonjour Françoise»; en même temps
je te toucherai légèrement le bras. A peine arrivions-nous dans l’obscure
antichambre de ma tante que nous apercevions dans l’ombre, sous les tuyaux d’un
bonnet éblouissant, raide et fragile comme s’il avait été de sucre filé, les
remous concentriques d’un sourire de reconnaissance anticipé. C’était
Françoise, immobile et debout dans l’encadrement de la petite porte du corridor
comme une statue de sainte dans sa niche. Quand on était un peu habitué à ces
ténèbres de chapelle, on distinguait sur son visage l’amour désintéressé de
l’humanité, le respect attendri pour les hautes classes qu’exaltait dans les
meilleures régions de son cœur l’espoir des étrennes. Maman me pinçait le bras
avec violence et disait d’une voix forte: «Bonjour Françoise.» A ce signal mes
doigts s’ouvraient et je lâchais la pièce qui trouvait pour la recevoir une
main confuse, mais tendue. Mais depuis que nous allions à Combray je ne
connaissais personne mieux que Françoise; nous étions ses préférés, elle avait
pour nous, au moins pendant les premières années, avec autant de considération
que pour ma tante, un goût plus vif, parce que nous ajoutions, au prestige de
faire partie de la famille (elle avait pour les liens invisibles que noue entre
les membres d’une famille la circulation d’un même sang, autant de respect
qu’un tragique grec), le charme de n’être pas ses maîtres habituels. Aussi,
avec quelle joie elle nous recevait, nous plaignant de n’avoir pas encore plus
beau temps, le jour de notre arrivée, la veille de Pâques, où souvent il
faisait un vent glacial, quand maman lui demandait des nouvelles de sa fille et
de ses neveux, si son petit-fils était gentil, ce qu’on comptait faire de lui,
s’il ressemblerait à sa grand’mère.





Et quand il n’y avait plus de monde là, maman qui savait que
Françoise pleurait encore ses parents morts depuis des années, lui parlait
d’eux avec douceur, lui demandait mille détails sur ce qu’avait été leur vie.





Elle avait deviné que Françoise n’aimait pas son gendre et qu’il lui
gâtait le plaisir qu’elle avait à être avec sa fille, avec qui elle ne causait
pas aussi librement quand il était là. Aussi, quand Françoise allait les voir,
à quelques lieues de Combray, maman lui disait en souriant: «N’est-ce pas
Françoise, si Julien a été obligé de s’absenter et si vous avez Margeurite à
vous toute seule pour toute la journée, vous serez désolée, mais vous vous
ferez une raison?» Et Françoise disait en riant: «Madame sait tout; madame est
pire que les rayons X (elle disait x avec une difficulté affectée et un sourire
pour se railler elle-même, ignorante, d’employer ce terme savant), qu’on a fait
venir pour Mme Octave et qui voient ce que vous avez dans le cœur», et
disparaissait, confuse qu’on s’occupât d’elle, peut-être pour qu’on ne la vît
pas pleurer; maman était la première personne qui lui donnât cette douce
émotion de sentir que sa vie, ses bonheurs, ses chagrins de paysanne pouvaient
présenter de l’intérêt, être un motif de joie ou de tristesse pour une autre
qu’elle-même. Ma tante se résignait à se priver un peu d’elle pendant notre
séjour, sachant combien ma mère appréciait le service de cette bonne si
intelligente et active, qui était aussi belle dès cinq heures du matin dans sa
cuisine, sous son bonnet dont le tuyautage éclatant et fixe avait l’air d’être
en biscuit, que pour aller à la grand’messe; qui faisait tout bien, travaillant
comme un cheval, qu’elle fût bien portante ou non, mais sans bruit, sans avoir
l’air de rien faire, la seule des bonnes de ma tante qui, quand maman demandait
de l’eau chaude ou du café noir, les apportait vraiment bouillants; elle était
un de ces serviteurs qui, dans une maison, sont à la fois ceux qui déplaisent
le plus au premier abord à un étranger, peut-être parce qu’ils ne prennent pas
la peine de faire sa conquête et n’ont pas pour lui de prévenance, sachant très
bien qu’ils n’ont aucun besoin de lui, qu’on cesserait de le recevoir plutôt
que de les renvoyer; et qui sont en revanche ceux à qui tiennent le plus les
maîtres qui ont éprouvé leur capacités réelles, et ne se soucient pas de cet
agrément superficiel, de ce bavardage servile qui fait favorablement impression
à un visiteur, mais qui recouvre souvent une inéducable nullité.





Quand Françoise, après avoir veillé à ce que mes parents eussent
tout ce qu’il leur fallait, remontait une première fois chez ma tante pour lui
donner sa pepsine et lui demander ce qu’elle prendrait pour déjeuner, il était
bien rare qu’il ne fallût pas donner déjà son avis ou fournir des explications
sur quelque événement d’importance:





—«Françoise, imaginez-vous que Mme Goupil est passée plus d’un quart
d’heure en retard pour aller chercher sa sœur; pour peu qu’elle s’attarde sur
son chemin cela ne me surprendrait point qu’elle arrive après l’élévation.»





—«Hé! il n’y aurait rien d’étonnant», répondait Françoise.





—«Françoise, vous seriez venue cing minutes plus tôt, vous auriez vu
passer Mme Imbert qui tenait des asperges deux fois grosses comme celles de la
mère Callot; tâchez donc de savoir par sa bonne où elle les a eues. Vous qui,
cette année, nous mettez des asperges à toutes les sauces, vous auriez pu en prendre
de pareilles pour nos voyageurs.»





—«Il n’y aurait rien d’étonnant qu’elles viennent de chez M. le
Curé», disait Françoise.





—«Ah! je vous crois bien, ma pauvre Françoise, répondait ma tante en
haussant les épaules, chez M. le Curé! Vous savez bien qu’il ne fait pousser
que de petites méchantes asperges de rien. Je vous dis que celles-là étaient
grosses comme le bras. Pas comme le vôtre, bien sûr, mais comme mon pauvre bras
qui a encore tant maigri cette année.»





—«Françoise, vous n’avez pas entendu ce carillon qui m’a cassé la
tête?»





—«Non, madame Octave.»





—«Ah! ma pauvre fille, il faut que vous l’ayez solide votre tête,
vous pouvez remercier le Bon Dieu. C’était la Maguelone qui était venue
chercher le docteur Piperaud. Il est ressorti tout de suite avec elle et ils
ont tourné par la rue de l’Oiseau. Il faut qu’il y ait quelque enfant de
malade.»





—«Eh! là, mon Dieu», soupirait Françoise, qui ne pouvait pas
entendre parler d’un malheur arrivé à un inconnu, même dans une partie du monde
éloignée, sans commencer à gémir.





—«Françoise, mais pour qui donc a-t-on sonné la cloche des morts?
Ah! mon Dieu, ce sera pour Mme Rousseau. Voilà-t-il pas que j’avais oublié
qu’elle a passé l’autre nuit. Ah! il est temps que le Bon Dieu me rappelle, je
ne sais plus ce que j’ai fait de ma tête depuis la mort de mon pauvre Octave.
Mais je vous fais perdre votre temps, ma fille.»





—«Mais non, madame Octave, mon temps n’est pas si cher; celui qui
l’a fait ne nous l’a pas vendu. Je vas seulement voir si mon feu ne s’éteint
pas.»





Ainsi Françoise et ma tante appréciaient-elles ensemble au cours de
cette séance matinale, les premiers événements du jour. Mais quelquefois ces
événements revêtaient un caractère si mystérieux et si grave que ma tante
sentait qu’elle ne pourrait pas attendre le moment où Françoise monterait, et
quatre coups de sonnette formidables retentissaient dans la maison.





—«Mais, madame Octave, ce n’est pas encore l’heure de la pepsine,
disait Françoise. Est-ce que vous vous êtes senti une faiblesse?»





—«Mais non, Françoise, disait ma tante, c’est-à-dire si, vous savez
bien que maintenant les moments où je n’ai pas de faiblesse sont bien rares; un
jour je passerai comme Mme Rousseau sans avoir eu le temps de me reconnaître;
mais ce n’est pas pour cela que je sonne. Croyez-vous pas que je viens de voir
comme je vous vois Mme Goupil avec une fillette que je ne connais point. Allez
donc chercher deux sous de sel chez Camus. C’est bien rare si Théodore ne peut
pas vous dire qui c’est.»





—«Mais ça sera la fille à M. Pupin», disait Françoise qui préférait
s’en tenir à une explication immédiate, ayant été déjà deux fois depuis le
matin chez Camus.





—«La fille à M. Pupin! Oh! je vous crois bien, ma pauvre Françoise!
Avec cela que je ne l’aurais pas reconnue?»





—«Mais je ne veux pas dire la grande, madame Octave, je veux dire la
gamine, celle qui est en pension à Jouy. Il me ressemble de l’avoir déjà vue ce
matin.»





—«Ah! à moins de ça, disait ma tante. Il faudrait qu’elle soit venue
pour les fêtes. C’est cela! Il n’y a pas besoin de chercher, elle sera venue
pour les fêtes. Mais alors nous pourrions bien voir tout à l’heure Mme Sazerat
venir sonner chez sa sœur pour le déjeuner. Ce sera ça! J’ai vu le petit de
chez Galopin qui passait avec une tarte! Vous verrez que la tarte allait chez
Mme Goupil.»





—«Dès l’instant que Mme Goupil a de la visite, madame Octave, vous
n’allez pas tarder à voir tout son monde rentrer pour le déjeuner, car il
commence à ne plus être de bonne heure», disait Françoise qui, pressé de
redescendre s’occuper du déjeuner, n’était pas fâchée de laisser à ma tante
cette distraction en perspective.





—«Oh! pas avant midi, répondait ma tante d’un ton résigné, tout en
jetant sur la pendule un coup d’œil inquiet, mais furtif pour ne pas laisser
voir q’elle, qui avait renoncé à tout, trouvait pourtant, à apprendre que Mme
Goupil avait à déjeuner, un plaisir aussi vif, et qui se ferait malheureusement
attendre encore un peu plus d’une heure. Et encore cela tombera pendant mon
déjeuner!» ajouta-t-elle à mi-voix pour elle-même. Son déjeuner lui était une
distraction suffisante pour qu’elle n’en souhaitât pas une autre en même temps.
«Vous n’oublierez pas au moins de me donner mes œufs à la crème dans une
assiette plate?» C’étaient les seules qui fussent ornées de sujets, et ma tante
s’amusait à chaque repas à lire la légende de celle qu’on lui servait ce
jour-là. Elle mettait ses lunettes, déchiffrait: Alibaba et quarante voleurs,
Aladin ou la Lampe merveilleuse, et disait en souriant: Très bien, très bien.





—«Je serais bien allée chez Camus...» disait Françoise en voyant que
ma tante ne l’y enverrait plus.





—«Mais non, ce n’est plus la peine, c’est sûrement Mlle Pupin. Ma
pauvre Françoise, je regrette de vous avoir fait monter pour rien.»





Mais ma tante savait bien que ce n’était pas pour rien qu’elle avait
sonné Françoise, car, à Combray, une personne «qu’on ne connaissait point»
était un être aussi peu croyable qu’un dieu de la mythologie, et de fait on ne
se souvenait pas que, chaque fois que s’était produite, dans la rue de
Saint-Esprit ou sur la place, une de ces apparitions stupéfiantes, des
recherches bien conduites n’eussent pas fini par réduire le personnage fabuleux
aux proportions d’une «personne qu’on connaissait», soit personnellement, soit
abstraitement, dans son état civil, en tant qu’ayant tel degré de parenté avec
des gens de Combray. C’était le fils de Mme Sauton qui rentrait du service, la
nièce de l’abbé Perdreau qui sortait de couvent, le frère du curé, percepteur à
Châteaudun qui venait de prendre sa retraite ou qui était venu passer les
fêtes. On avait eu en les apercevant l’émotion de croire qu’il y avait à
Combray des gens qu’on ne connaissait point simplement parce qu’on ne les avait
pas reconnus ou identifiés tout de suite. Et pourtant, longtemps à l’avance,
Mme Sauton et le curé avaient prévenu qu’ils attendaient leurs «voyageurs».
Quand le soir, je montais, en rentrant, raconter notre promenade à ma tante, si
j’avais l’imprudence de lui dire que nous avions rencontré près du Pont-Vieux,
un homme que mon grand-père ne connaissait pas: «Un homme que grand-père ne
connaissait point, s’écriait elle. Ah! je te crois bien!» Néanmoins un peu émue
de cette nouvelle, elle voulait en avoir le cœur net, mon grand-père était
mandé. «Qui donc est-ce que vous avez rencontré près du Pont-Vieux, mon oncle?
un homme que vous ne connaissiez point?»—«Mais si, répondait mon grand-père, c’était
Prosper le frère du jardinier de Mme Bouillebœuf.»—«Ah! bien», disait ma tante,
tranquillisée et un peu rouge; haussant les épaules avec un sourire ironique,
elle ajoutait: «Aussi il me disait que vous aviez rencontré un homme que vous
ne connaissiez point!» Et on me recommandait d’être plus circonspect une autre
fois et de ne plus agiter ainsi ma tante par des paroles irréfléchies. On
connaissait tellement bien tout le monde, à Combray, bêtes et gens, que si ma
tante avait vu par hasard passer un chien «qu’elle ne connaissait point», elle
ne cessait d’y penser et de consacrer à ce fait incompréhensible ses talents
d’induction et ses heures de liberté.





—«Ce sera le chien de Mme Sazerat», disait Françoise, sans grande
conviction, mais dans un but d’apaisement et pour que ma tante ne se «fende pas
la tête.»





—«Comme si je ne connaissais pas le chien de Mme Sazerat!» répondait
ma tante donc l’esprit critique n’admettait pas se facilement un fait.





—«Ah! ce sera le nouveau chien que M. Galopin a rapporté de
Lisieux.»





—«Ah! à moins de ça.»





—«Il paraît que c’est une bête bien affable», ajoutait Françoise qui
tenait le renseignement de Théodore, «spirituelle comme une personne, toujours
de bonne humeur, toujours aimable, toujours quelque chose de gracieux. C’est
rare qu’une bête qui n’a que cet âge-là soit déjà si galante. Madame Octave, il
va falloir que je vous quitte, je n’ai pas le temps de m’amuser, voilà bientôt
dix heures, mon fourneau n’est seulement pas éclairé, et j’ai encore à plumer
mes asperges.»





—«Comment, Françoise, encore des asperges! mais c’est une vraie
maladie d’asperges que vous avez cette année, vous allez en fatiguer nos
Parisiens!»





—«Mais non, madame Octave, ils aiment bien ça. Ils rentreront de
l’église avec de l’appétit et vous verrez qu’ils ne les mangeront pas avec le
dos de la cuiller.»





—«Mais à l’église, ils doivent y être déjà; vous ferez bien de ne
pas perdre de temps. Allez surveiller votre déjeuner.»





Pendant que ma tante devisait ainsi avec Françoise, j’accompagnais
mes parents à la messe. Que je l’aimais, que je la revois bien, notre
Église! Son vieux porche par lequel nous entrions, noir, grêlé comme une
écumoire, était dévié et profondément creusé aux angles (de même que le
bénitier où il nous conduisait) comme si le doux effleurement des mantes des
paysannes entrant à l’église et de leurs doigts timides prenant de l’eau
bénite, pouvait, répété pendant des siècles, acquérir une force destructive,
infléchir la pierre et l’entailler de sillons comme en trace la roue des
carrioles dans la borne contre laquelle elle bute tous les jours. Ses pierres
tombales, sous lesquelles la noble poussière des abbés de Combray, enterrés là,
faisait au chœur comme un pavage spirituel, n’étaient plus elles-mêmes de la
matière inerte et dure, car le temps les avait rendues douces et fait couler
comme du miel hors des limites de leur propre équarrissure qu’ici elles avaient
dépassées d’un flot blond, entraînant à la dérive une majuscule gothique en
fleurs, noyant les violettes blanches du marbre; et en deçà desquelles,
ailleurs, elles s’étaient résorbées, contractant encore l’elliptique
inscription latine, introduisant un caprice de plus dans la disposition de ces
caractères abrégés, rapprochant deux lettres d’un mot dont les autres avaient
été démesurément distendues. Ses vitraux ne chatoyaient jamais tant que les
jours où le soleil se montrait peu, de sorte que fît-il gris dehors, on était
sûr qu’il ferait beau dans l’église; l’un était rempli dans toute sa grandeur par
un seul personnage pareil à un Roi de jeu de cartes, qui vivait là-haut, sous
un dais architectural, entre ciel et terre; (et dans le reflet oblique et bleu
duquel, parfois les jours de semaine, à midi, quand il n’y a pas d’office,—à
l’un de ces rares moments où l’église aérée, vacante, plus humaine, luxueuse,
avec du soleil sur son riche mobilier, avait l’air presque habitable comme le
hall de pierre sculptée et de verre peint, d’un hôtel de style moyen âge,—on
voyait s’agenouiller un instant Mme Sazerat, posant sur le prie-Dieu voisin un
paquet tout ficelé de petits fours qu’elle venait de prendre chez le pâtissier
d’en face et qu’elle allait rapporter pour le déjeuner); dans un autre une
montagne de neige rose, au pied de laquelle se livrait un combat, semblait
avoir givré à même la verrière qu’elle boursouflait de son trouble grésil comme
une vitre à laquelle il serait resté des flocons, mais des flocons éclairés par
quelque aurore (par la même sans doute qui empourprait le rétable de l’autel de
tons si frais qu’ils semblaient plutôt posés là momentanément par une lueur du
dehors prête à s’évanouir que par des couleurs attachées à jamais à la pierre);
et tous étaient si anciens qu’on voyait çà et là leur vieillesse argentée
étinceler de la poussière des siècles et monter brillante et usée jusqu’à la
corde la trame de leur douce tapisserie de verre. Il y en avait un qui était un
haut compartiment divisé en une centaine de petits vitraux rectangulaires où
dominait le bleu, comme un grand jeu de cartes pareil à ceux qui devaient
distraire le roi Charles VI; mais soit qu’un rayon eût brillé, soit que mon
regard en bougeant eût promené à travers la verrière tour à tour éteinte et
rallumée, un mouvant et précieux incendie, l’instant d’après elle avait pris
l’éclat changeant d’une traîne de paon, puis elle tremblait et ondulait en une
pluie flamboyante et fantastique qui dégouttait du haut de la voûte sombre et
rocheuse, le long des parois humides, comme si c’était dans la nef de quelque
grotte irisée de sinueux stalactites que je suivais mes parents, qui portaient
leur paroissien; un instant après les petits vitraux en losange avaient pris la
transparence profonde, l’infrangible dureté de saphirs qui eussent été
juxtaposés sur quelque immense pectoral, mais derrière lesquels on sentait,
plus aimé que toutes ces richesses, un sourire momentané de soleil; il était
aussi reconnaissable dans le flot bleu et doux dont il baignait les pierreries
que sur le pavé de la place ou la paille du marché; et, même à nos premiers dimanches
quand nous étions arrivés avant Pâques, il me consolait que la terre fût encore
nue et noire, en faisant épanouir, comme en un printemps historique et qui
datait des successeurs de saint Louis, ce tapis éblouissant et doré de myosotis
en verre.





Deux tapisseries de haute lice représentaient le couronnement
d’Esther (le tradition voulait qu’on eût donné à Assuérus les traits d’un roi
de France et à Esther ceux d’une dame de Guermantes dont il était amoureux)
auxquelles leurs couleurs, en fondant, avaient ajouté une expression, un
relief, un éclairage: un peu de rose flottait aux lèvres d’Esther au delà du
dessin de leur contour, le jaune de sa robe s’étalait si onctueusement, si
grassement, qu’elle en prenait une sorte de consistance et s’enlevait vivement
sur l’atmosphère refoulée; et la verdure des arbres restée vive dans les
parties basses du panneau de soie et de laine, mais ayant «passé» dans le haut,
faisait se détacher en plus pâle, au-dessus des troncs foncés, les hautes
branches jaunissantes, dorées et comme à demi effacées par la brusque et
oblique illumination d’un soleil invisible. Tout cela et plus encore les objets
précieux venus à l’église de personnages qui étaient pour moi presque des
personnages de légende (la croix d’or travaillée disait-on par saint
Éloi et donnée par Dagobert, le tombeau des fils de Louis le Germanique,
en porphyre et en cuivre émaillé) à cause de quoi je m’avançais dans l’église,
quand nous gagnions nos chaises, comme dans une vallée visitée des fées, où le
paysan s’émerveille de voir dans un rocher, dans un arbre, dans une mare, la
trace palpable de leur passage surnaturel, tout cela faisait d’elle pour moi
quelque chose d’entièrement différent du reste de la ville: un édifice
occupant, si l’on peut dire, un espace à quatre dimensions—la quatrième étant
celle du Temps,—déployant à travers les siècles son vaisseau qui, de travée en
travée, de chapelle en chapelle, semblait vaincre et franchir non pas seulement
quelques mètres, mais des époques successives d’où il sortait victorieux;
dérobant le rude et farouche XIe siècle dans l’épaisseur de ses murs, d’où il
n’apparaissait avec ses lourds cintres bouchés et aveuglés de grossiers
moellons que par la profonde entaille que creusait près du porche l’escalier du
clocher, et, même là, dissimulé par les gracieuses arcades gothiques qui se
pressaient coquettement devant lui comme de plus grandes sœurs, pour le cacher
aux étrangers, se placent en souriant devant un jeune frère rustre, grognon et
mal vêtu; élevant dans le ciel au-dessus de la Place, sa tour qui avait
contemplé saint Louis et semblait le voir encore; et s’enfonçant avec sa crypte
dans une nuit mérovingienne où, nous guidant à tâtons sous la voûte obscure et
puissamment nervurée comme la membrane d’une immense chauve-souris de pierre,
Théodore et sa sœur nous éclairaient d’une bougie le tombeau de la petite fille
de Sigebert, sur lequel une profonde valve,—comme la trace d’un fossile,—avait
été creusée, disait-on, «par une lampe de cristal qui, le soir du meurtre de la
princesse franque, s’était détachée d’elle-même des chaînes d’or où elle était
suspendue à la place de l’actuelle abside, et, sans que le cristal se brisât,
sans que la flamme s’éteignît, s’était enfoncée dans la pierre et l’avait fait
mollement céder sous elle.»





L’abside de l’église de Combray, pwut-on vraiment en parler? Elle
était si grossière, si dénuée de beauté artistique et même d’élan religieux. Du
dehors, comme le croisement des rues sur lequel elle donnait était en
contre-bas, sa grossière muraille s’exhaussait d’un soubassement en moellons
nullement polis, hérissés de cailloux, et qui n’avait rien de particulièrement
ecclésiastique, les verrières semblaient percées à une hauteur excessive, et le
tout avait plus l’air d’un mur de prison que d’église. Et certes, plus tard,
quand je me rappelais toutes les glorieuses absides que j’ai vues, il ne me
serait jamais venu à la pensée de rapprocher d’elles l’abside de Combray.
Seulement, un jour, au détour d’une petite rue provinciale, j’aperçus, en face
du croisement de trois ruelles, une muraille fruste et surélevée, avec des
verrières percées en haut et offrant le même aspect asymétrique que l’abside de
Combray. Alors je ne me suis pas demandé comme à Chartres ou à Reims avec
quelle puissance y était exprimé le sentiment religieux, mais je me suis
involontairement écrié: «L’Église!»





L’église! Familière; mitoyenne, rue Saint-Hilaire, où était sa porte
nord, de ses deux voisines, la pharmacie de M. Rapin et la maison de Mme
Loiseau, qu’elle touchait sans aucune séparation; simple citoyenne de Combray
qui aurait pu avoir son numéro dans la rue si les rues de Combray avaient eu
des numéros, et où il semble que le facteur aurait dû s’arrêter le matin quand
il faisait sa distribution, avant d’entrer chez Mme Loiseau et en sortant de
chez M. Rapin, il y avait pourtant entre elle et tout ce qui n’était pas elle
une démarcation que mon esprit n’a jamais pu arriver à franchir. Mme Loiseau
avait beau avoir à sa fenêtre des fuchsias, qui prenaient la mauvaise habitude
de laisser leurs branches courir toujours partout tête baissée, et dont les
fleurs n’avaient rien de plus pressé, quand elles étaient assez grandes, que
d’aller rafraîchir leurs joues violettes et congestionnées contre la sombre
façade de l’église, les fuchsias ne devenaient pas sacrés pour cela pour moi;
entre les fleurs et la pierre noircie sur laquelle elles s’appuyaient, si mes
yeux ne percevaient pas d’intervalle, mon esprit réservait un abîme.





On reconnaissait le clocher de Saint-Hilaire de bien loin,
inscrivant sa figure inoubliable à l’horizon où Combray n’apparaissait pas
encore; quand du train qui, la semaine de Pâques, nous amenait de Paris, mon
père l’apercevait qui filait tour à tour sur tous les sillons du ciel, faisant
courir en tous sens son petit coq de fer, il nous disait: «Allons, prenez les
couvertures, on est arrivé.» Et dans une des plus grandes promenades que nous
faisions de Combray, il y avait un endroit où la route resserrée débouchait
tout à coup sur un immense plateau fermé à l’horizon par des forêts
déchiquetées que dépassait seul la fine pointe du clocher de Saint-Hilaire,
mais si mince, si rose, qu’elle semblait seulement rayée sur le ciel par un
ongle qui aurait voulu donner à se paysage, à ce tableau rien que de nature,
cette petite marque d’art, cette unique indication humaine. Quand on se
rapprochait et qu’on pouvait apercevoir le reste de la tour carrée et à demi
détruite qui, moins haute, subsistait à côté de lui, on était frappé surtout de
ton rougeâtre et sombre des pierres; et, par un matin brumeux d’automne, on
aurait dit, s’élevant au-dessus du violet orageux des vignobles, une ruine de
pourpre presque de la couleur de la vigne vierge.





Souvent sur la place, quand nous rentrions, ma grand’mère me faisait
arrêter pour le regarder. Des fenêtres de sa tour, placées deux par deux les
unes au-dessus des autres, avec cette juste et originale proportion dans les
distances qui ne donne pas de la beauté et de la dignité qu’aux visages
humains, il lâchait, laissait tomber à intervalles réguliers des volées de
corbeaux qui, pendant un moment, tournoyaient en criant, comme si les vieilles
pierres qui les laissaient s’ébattre sans paraître les voir, devenues tout d’un
coup inhabitables et dégageant un principe d’agitation infinie, les avait
frappés et repoussés. Puis, après avoir rayé en tous sens le velours violet de
l’air du soir, brusquement calmés ils revenaient s’absorber dans la tour, de
néfaste redevenue propice, quelques-uns posés çà et là, ne semblant pas bouger,
mais happant peut-être quelque insecte, sur la pointe d’un clocheton, comme une
mouette arrêtée avec l’immobilité d’un pêcheur à la crête d’une vague. Sans
trop savoir pourquoi, ma grand’mère trouvait au clocher de Saint-Hilaire cette
absence de vulgarité, de prétention, de mesquinerie, qui lui faisait aimer et
croire riches d’une influence bienfaisante, la nature, quand la main de l’homme
ne l’avait ps, comme faisait le jardinier de ma grand’tante, rapetissée, et les
œuvres de génie. Et sans doute, toute partie de l’église qu’on apercevait la
distinguait de tout autre édifice par une sorte de pensée qui lui était infuse,
mais c’était dans son clocher qu’elle semblait prendre conscience d’elle-même,
affirmer une existence individuelle et responsable. C’était lui qui parlait
pour elle. Je crois surtout que, confusément, ma grand’mère trouvait au clocher
de Combray ce qui pour elle avait le plus de prix au monde, l’air naturel et
l’air distingué. Ignorante en architecture, elle disait: «Mes enfants,
moquez-vous de moi si vous voulez, il n’est peut-être pas beau dans les règles,
mais sa vieille figure bizarre me plaît. Je suis sûre que s’il jouait du piano,
il ne jouerait pas sec.» Et en le regardant, en suivant des yeux la douce
tension, l’inclinaison fervente de ses pentes de pierre qui se rapprochaient en
s’élevant comme des mains jointes qui prient, elle s’unissait si bien à
l’effusion de la flèche, que son regard semblait s’élancer avec elle; et en
même temps elle souriait amicalement aux vieilles pierres usées dont le
couchant n’éclairait plus que le faîte et qui, à partir du moment où elles
entraient dans cette zone ensoleillée, adoucies par la lumière, paraissaient
tout d’un coup montées bien plus haut, lointaines, comme un chant repris «en
voix de tête» une octave au-dessus.





C’était le clocher de Saint-Hilaire qui donnait à toutes les
occupations, à toutes les heures, à tous les points de vue de la ville, leur
figure, leur couronnement, leur consécration. De ma chambre, je ne pouvais
apercevoir que sa base qui avait été recouverte d’ardoises; mais quand, le
dimanche, je les voyais, par une chaude matinée d’été, flamboyer comme un
soleil noir, je me disais: «Mon-Dieu! neuf heures! il faut se préparer pour
aller à la grand’messe si je veux avoir le temps d’aller embrasser tante Léonie
avant», et je savais exactement la couleur qu’avait le soleil sur la place, la
chaleur et la poussière du marché, l’ombre que faisait le store du magasin où
maman entrerait peut-être avant la messe dans une odeur de toile écrue, faire
emplette de quelque mouchoir que lui ferait montrer, en cambrant la taille, le
patron qui, tout en se préparant à fermer, venait d’aller dans
l’arrière-boutique passer sa veste du dimanche et se savonner les mains qu’il
avait l’habitude, toutes les cinq minutes, même dans les circonstances les plus
mélancoliques, de frotter l’une contre l’autre d’un air d’entreprise, de partie
fine et de réussite.





Quand après la messe, on entrait dire à Théodore d’apporter une
brioche plus grosse que d’habitude parce que nos cousins avaient profité du
beau temps pour venir de Thiberzy déjeuner avec nous, on avait devant soi le
clocher qui, doré et cuit lui-même comme une plus grande brioche bénie, avec
des écailles et des égouttements gommeux de soleil, piquait sa pointe aiguë
dans le ciel bleu. Et le soir, quand je rentrais de promenade et pensais au
moment où il faudrait tout à l’heure dire bonsoir à ma mère et ne plus la voir,
il était au contraire si doux, dans la journée finissante, qu’il avait l’air
d’être posé et enfoncé comme un coussin de velours brun sur le ciel pâli qui
avait cédé sous sa pression, s’était creusé légèrement pour lui faire sa place
et refluait sur ses bords; et les cris des oiseaux qui tournaient autour de lui
semblaient accroître son silence, élancer encore sa flèche et lui donner
quelque chose d’ineffable.





Même dans les courses qu’on avait à faire derrière l’église, là où
on ne la voyait pas, tout semblait ordonné par rapport au clocher surgi ici ou
là entre les maisons, peut-être plus émouvant encore quand il apparaissait
ainsi sans l’église. Et certes, il y en a bien d’autres qui sont plus beaux vus
de cette façon, et j’ai dans mon souvenir des vignettes de clochers dépassant
les toits, qui ont un autre caractère d’art que celles que composaient les
tristes rues de Combray. Je n’oublierai jamais, dans une curieuse ville de
Normandie voisine de Balbec, deux charmants hôtels du XVIIIe siècle, qui me
sont à beaucoup d’égards chers et vénérables et entre lesquels, quand on la
regarde du beau jardin qui descend des perrons vers la rivière, la flèche
gothique d’une église qu’ils cachent s’élance, ayant l’air de terminer, de
surmonter leurs façades, mais d’une matière si différente, si précieuse, si
annelée, si rose, si vernie, qu’on voit bien qu’elle n’en fait pas plus partie
que de deux beaux galets unis, entre lesquels elle est prise sur la plage, la
flèche purpurine et crénelée de quelque coquillage fuselé en tourelle et glacé
d’émail. Même à Paris, dans un des quartiers les plus laids de la ville, je
sais un fenêtre où on voit après un premier, un second et même un troisième
plan fait des toits amoncelés de plusieurs rues, une cloche violette, parfois
rougeâtre, parfois aussi, dans les plus nobles «épreuves» qu’en tire
l’atmosphère, d’un noir décanté de cendres, laquelle n’est autre que le dôme
Saint-Augustin et qui donne à cette vue de Paris le caractère de certaines vues
de Rome par Piranesi. Mais comme dans aucune de ces petites gravures, avec
quelque goût que ma mémoire ait pu les exécuter elle ne put mettre ce que
j’avais perdu depuis longtemps, le sentiment qui nous fait non pas considérer
une chose comme un spectacle, mais y croire comme en un être sans équivalent,
aucune d’elles ne tient sous sa dépendance toute une partie profonde de ma vie,
comme fait le souvenir de ces aspects du clocher de Combray dans les rues qui
sont derrière l’église. Qu’on le vît à cinq heures, quand on allait chercher
les lettres à la poste, à quelques maisons de soi, à gauche, surélevant
brusquement d’une cime isolée la ligne de faîte des toits; que si, au
contraire, on voulait entrer demander des nouvelles de Mme Sazerat, on suivît
des yeux cette ligne redevenue basse après la descente de son autre versant en
sachant qu’il faudrait tourner à la deuxième rue après le clocher; soit
qu’encore, poussant plus loin, si on allait à la gare, on le vît obliquement,
montrant de profil des arêtes et des surfaces nouvelles comme un solide surpris
à un moment inconnu de sa révolution; ou que, des bords de la Vivonne, l’abside
musculeusement ramassée et remontée par la perspective semblât jaillir de
l’effort que le clocher faisait pour lancer sa flèche au cœur du ciel: c’était
toujours à lui qu’il fallait revenir, toujours lui qui dominait tout, sommant
les maisons d’un pinacle inattendu, levé avant moi comme le doigt de Dieu dont
le corps eût été caché dans la foule des humains sans que je le confondisse
pour cela avec elle. Et aujourd’hui encore si, dans une grande ville de
province ou dans un quartier de Paris que je connais mal, un passant qui m’a
«mis dans mon chemin» me montre au loin, comme un point de repère, tel beffroi
d’hôpital, tel clocher de couvent levant la pointe de son bonnet ecclésiastique
au coin d’une rue que je dois prendre, pour peu que ma mémoire puisse obscurément
lui trouver quelque trait de ressemblance avec la figure chère et disparue, le
passant, s’il se retourne pour s’assurer que je ne m’égare pas, peut, à son
étonnement, m’apercevoir qui, oublieux de la promenade entreprise ou de la
course obligée, reste là, devant le clocher, pendant des heures, immobile,
essayant de me souvenir, sentant au fond de moi des terres reconquises sur
l’oubli qui s’assèchent et se rebâtissent; et sans doute alors, et plus
anxieusement que tout à l’heure quand je lui demandais de me renseigner, je
cherche encore mon chemin, je tourne une rue...mais...c’est dans mon cœur...





En rentrant de la messe, nous rencontrions souvent M. Legrandin qui,
retenu à Paris par sa profession d’ingénieur, ne pouvait, en dehors des grandes
vacances, venir à sa propriété de Combray que du samedi soir au lundi matin.
C’était un de ces hommes qui, en dehors d’une carrière scientifique où ils ont
d’ailleurs brillamment réussi, possèdent une culture toute différente,
littéraire, artistique, que leur spécialisation professionelle n’utilise pas et
dont profite leur conversation. Plus lettrés que bien des littérateurs (nous ne
savions pas à cette époque que M. Legrandin eût une certaine réputation comme
écrivain et nous fûmes très étonnés de voir qu’un musicien célèbre avait
composé une mélodie sur des vers de lui), doués de plus de «facilité» que bien
des peintres, ils s’imaginent que la vie qu’ils mènent n’est pas celle qui leur
aurait convenu et apportent à leurs occupations positives soit une insouciance
mêlée de fantaisie, soit une application soutenue et hautaine, méprisante,
amère et consciencieuse. Grand, avec une belle tournure, un visage pensif et
fin aux longues moustaches blondes, au regard bleu et désenchanté, d’une
politesse raffinée, causeur comme nous n’en avions jamais entendu, il était aux
yeux de ma famille qui le citait toujours en exemple, le type de l’homme
d’élite, prenant la vie de la façon la plus noble et la plus délicate. Ma
grand’mère lui reprochait seulement de parler un peu trop bien, un peu trop
comme un livre, de ne pas avoir dans son langage le naturel qu’il y avait dans
ses cravates lavallière toujours flottantes, dans son veston droit presque
d’écolier. Elle s’étonnait aussi des tirades enflammées qu’il entamait souvent
contre l’aristocratie, la vie mondaine, le snobisme, «certainement le péché
auquel pense saint Paul quand il parle du péché pour lequel il n’y a pas de
rémission.»





L’ambition mondaine était un sentiment que ma grand’mère était si
incapable de ressentir et presque de comprendre qu’il lui paraissait bien
inutile de mettre tant d’ardeur à la flétrir. De plus elle ne trouvait pas de
très bon goût que M. Legrandin dont la sœur était mariée près de Balbec avec un
gentilhomme bas-normand se livrât à des attaques aussi violentes encore les
nobles, allant jusqu’à reprocher à la Révolution de ne les avoir pas tous
guillotinés.





—Salut, amis! nous disait-il en venant à notre rencontre. Vous êtes
heureux d’habiter beaucoup ici; demain il faudra que je rentre à Paris, dans ma
niche.





—«Oh! ajoutait-il, avec ce sourire doucement ironique et déçu, un
peu distrait, qui lui était particulier, certes il y a dans ma maison toutes
les choses inutiles. Il n’y manque que le nécessaire, un grand morceau de ciel
comme ici. Tâchez de garder toujours un morceau de ciel au-dessus de votre vie,
petit garçon, ajoutait-il en se tournant vers moi. Vous avez une jolie âme,
d’une qualité rare, une nature d’artiste, ne la laissez pas manquer de ce qu’il
lui faut.»





Quand, à notre retour, ma tante nous faisait demander si Mme Goupil
était arrivée en retard à la messe, nous étions incapables de la renseigner. En
revanche nous ajoutions à son trouble en lui disant qu’un peintre travaillait
dans l’église à copier le vitrail de Gilbert le Mauvais. Françoise, envoyée
aussitôt chez l’épicier, était revenue bredouille par la faute de l’absence de
Théodore à qui sa double profession de chantre ayant une part de l’entretien de
l’église, et de garçon épicier donnait, avec des relations dans tous les
mondes, un savoir universel.





—«Ah! soupirait ma tante, je voudrais que ce soit déjà l’heure
d’Eulalie. Il n’y a vraiment qu’elle qui pourra me dire cela.»





Eulalie était une fille boiteuse, active et sourde qui s’était
«retirée» après la mort de Mme de la Bretonnerie où elle avait été en place
depuis son enfance et qui avait pris à côté de l’église une chambre, d’où elle
descendait tout le temps soit aux offices, soit, en dehors des offices, dire
une petite prière ou donner un coup de main à Théodore; le reste du temps elle
allait voir des personnes malades comme ma tante Léonie à qui elle racontait ce
qui s’était passé à la messe ou aux vêpres. Elle ne dédaignait pas d’ajouter
quelque casuel à la petite rente que lui servait la famille de ses anciens
maîtres en allant de temps en temps visiter le linge du curé ou de quelque
autre personnalité marquante du monde clérical de Combray. Elle portait
au-dessus d’une mante de drap noir un petit béguin blanc, presque de
religieuse, et une maladie de peau donnait à une partie de ses joues et à son
nez recourbé, les tons rose vif de la balsamine. Ses visites étaient la grande
distraction de ma tante Léonie qui ne recevait plus guère personne d’autre, en
dehors de M. le Curé. Ma tante avait peu à peu évincé tous les autres visiteurs
parce qu’ils avaient le tort à ses yeux de rentrer tous dans l’une ou l’autre
des deux catégories de gens qu’elle détestait. Les uns, les pires et dont elle
s’était débarrassée les premiers, étaient ceux qui lui conseillaient de ne pas
«s’écouter» et professaient, fût-ce négativement et en ne la manifestant que
par certains silences de désapprobation ou par certains sourires de doute, la
doctrine subversive qu’une petite promenade au soleil et un bon bifteck
saignant (quand elle gardait quatorze heures sur l’estomac deux méchantes
gorgées d’eau de Vichy!) lui feraient plus de bien que son lit et ses
médecines. L’autre catégorie se composait des personnes qui avaient l’air de
croire qu’elle était plus gravement malade qu’elle ne pensait, était aussi
gravement malade qu’elle le disait. Aussi, ceux qu’elle avait laissé monter
après quelques hésitations et sur les officieuses instances de Françoise et
qui, au cours de leur visite, avaient montré combien ils étaient indignes de la
faveur qu’on leur faisait en risquant timidement un: «Ne croyez-vous pas que si
vous vous secouiez un peu par un beau temps», ou qui, au contraire, quand elle
leur avait dit: «Je suis bien bas, bien bas, c’est la fin, mes pauvres amis»,
lui avaient répondu: «Ah! quand on n’a pas la santé! Mais vous pouvez durer
encore comme ça», ceux-là, les uns comme les autres, étaient sûrs de ne plus
jamais être reçus. Et si Françoise s’amusait de l’air épouvanté de ma tante
quand de son lit elle avait aperçu dans la rue du Saint-Esprit une de ces
personnes qui avait l’air de venir chez elle ou quand elle avait entendu un
coup de sonnette, elle riait encore bien plus, et comme d’un bon tour, des
ruses toujours victorieuses de ma tante pour arriver à les faire congédier et de
leur mine déconfite en s’en retournant sans l’avoir vue, et, au fond admirait
sa maîtresse qu’elle jugeait supérieure à tous ces gens puisque’elle ne voulait
pas les recevoir. En somme, ma tante exigeait à la fois qu’on l’approuvât dans
son régime, qu’on la plaignît pour ses souffrances et qu’on la rassurât sur son
avenir.





C’est à quoi Eulalie excellait. Ma tante pouvait lui dire vingt fois
en une minute: «C’est la fin, ma pauvre Eulalie», vingt fois Eulalie répondait:
«Connaissant votre maladie comme vous la connaissez, madame Octave, vous irez à
cent ans, comme me disait hier encore Mme Sazerin.» (Une des plus fermes
croyances d’Eulalie et que le nombre imposant des démentis apportés par
l’expérience n’avait pas suffi à entamer, était que Mme Sazerat s’appelait Mme
Sazerin.)





—Je ne demande pas à aller à cent ans, répondait ma tante qui
préférait ne pas voir assigner à ses jours un terme précis.





Et comme Eulalie savait avec cela comme personne distraire ma tante
sans la fatiguer, ses visites qui avaient lieu régulièrement tous les dimanches
sauf empêchement inopiné, étaient pour ma tante un plaisir dont la perspective
l’entretenait ces jours-là dans un état agréable d’abord, mais bien vite
douloureux comme une faim excessive, pour peu qu’Eulalie fût en retard. Trop
prolongée, cette volupté d’attendre Eulalie tournait en supplice, ma tante ne
cessait de regarder l’heure, bâillait, se sentait des faiblesses. Le coup de
sonnette d’Eulalie, s’il arrivait tout à la fin de la journée, quand elle ne
l’espérait plus, la faisait presque se trouver mal. En réalité, le dimanche,
elle ne pensait qu’à cette visite et sitôt le déjeuner fini, Françoise avait
hâte que nous quittions la salle à manger pour qu’elle pût monter «occuper» ma
tante. Mais (surtout à partir du moment où les beaux jours s’installaient à
Combray) il y avait bien longtemps que l’heure altière de midi, descendue de la
tour de Saint-Hilaire qu’elle armoriait des douze fleurons momentanés de sa
couronne sonore avait retenti autour de notre table, auprès du pain bénit venu
lui aussi familièrement en sortant de l’église, quand nous étions encore assis
devant les assiettes des Mille et une Nuits, appesantis par la chaleur et
surtout par le repas. Car, au fond permanent d’œufs, de côtelettes, de pommes de
terre, de confitures, de biscuits, qu’elle ne nous annonçait même plus,
Françoise ajoutait—selon les travaux des champs et des vergers, le fruit de la
marée, les hasards du commerce, les politesses des voisins et son propre génie,
et si bien que notre menu, comme ces quatre-feuilles qu’on sculptait au XIIIe
siècle au portail des cathédrales, reflétait un peu le rythme des saisons et
les épisodes de la vie—: une barbue parce que la marchande lui en avait garanti
la fraîcheur, une dinde parce qu’elle en avait vu une belle au marché de
Roussainville-le-Pin, des cardons à la moelle parce qu’elle ne nous en avait
pas encore fait de cette manière-là, un gigot rôti parce que le grand air
creuse et qu’il avait bien le temps de descendre d’ici sept heures, des épinards
pour changer, des abricots parce que c’était encore une rareté, des groseilles
parce que dans quinze jours il n’y en aurait plus, des framboises que M. Swann
avait apportées exprès, des cerises, les premières qui vinssent du cerisier du
jardin après deux ans qu’il n’en donnait plus, du fromage à la crème que
j’aimais bien autrefois, un gâteau aux amandes parce que’elle l’avait commandé
la veille, une brioche parce que c’était notre tour de l’offrir. Quand tout
cela était fini, composée expressément pour nous, mais dédiée plus spécialement
à mon père qui était amateur, une crème au chocolat, inspiration, attention
personnelle de Françoise, nous était offerte, fugitive et légère comme une
œuvre de circonstance où elle avait mis tout son talent. Celui qui eût refusé
d’en goûter en disant: «J’ai fini, je n’ai plus faim», se serait immédiatement
ravalé au rang de ces goujats qui, même dans le présent qu’un artiste leur fait
d’une de ses œuvres, regardent au poids et à la matière alors que n’y valent
que l’intention et la signature. Même en laisser une seule goutte dans le plat
eût témoigné de la même impolitesse que se lever avant la fin du morceau au nez
du compositeur.





Enfin ma mère me disait: «Voyons, ne reste pas ici indéfiniment,
monte dans ta chambre si tu as trop chaud dehors, mais va d’abord prendre l’air
un instant pour ne pas lier en sortant de table.» J’allais m’asseoir près de la
pompe et de son auge, souvent ornée, comme un fond gothique, d’une salamandre,
qui sculptait sur la pierre fruste le relief mobile de son corps allégorique et
fuselé, sur le banc sans dossier ombragé d’un lilas, dans ce petit coin du
jardin qui s’ouvrait par une porte de service sur la rue du Saint-Esprit et de
la terre peu soignée duquel s’élevait par deux degrés, en saillie de la maison,
et comme une construction indépendante, l’arrière-cuisine. On apercevait son
dallage rouge et luisant comme du porphyre. Elle avait moins l’air de l’antre
de Françoise que d’un petit temple à Vénus. Elle regorgeait des offrandes du
crémier, du fruitier, de la marchande de légumes, venus parfois de hameaux
assez lointains pour lui dédier les prémices de leurs champs. Et son faîte
était toujours couronné du rcououlement d’une colombe.





Autrefois, je ne m’attardais pas dans le bois consacré qui
l’entourait, car, avant de monter lire, j’entrais dans le petit cabinet de
repos que mon oncle Adolphe, un frère de mon grand-père, ancien militaire qui
avait pris sa retraite comme commandant, occupait au rez-de-chaussée, et qui,
même quand les fenêtres ouvertes laissaient entrer la chaleur, sinon les rayons
du soleil qui atteignaient rarement jusque-là, dégageait inépuisablement cette
odeur obscure et fraîche, à la fois forestière et ancien régime, qui fait rêver
longuement les narines, quand on pénètre dans certains pavillons de chasse
abandonnés. Mais depuis nombre d’années je n’entrais plus dans le cabinet de
mon oncle Adolphe, ce dernier ne venant plus à Combray à cause d’une brouille
qui était survenue entre lui et ma famille, par ma faute, dans les
circonstances suivantes:





Une ou deux fois par mois, à Paris, on m’envoyait lui faire une
visite, comme il finissait de déjeuner, en simple vareuse, servi par son
domestique en veste de travail de coutil rayé violet et blanc. Il se plaignait
en ronchonnant que je n’étais pas venu depuis longtemps, qu’on l’abandonnait;
il m’offrait un massepain ou une mandarine, nous traversions un salon dans
lequel on ne s’arrêtait jamais, où on ne faisait jamais de feu, dont les murs
étaient ornés de moulures doreés, les plafonds peints d’un bleu qui prétendait
imiter le ciel et les meubles capitonnés en satin comme chez mes
grands-parents, mais jaune; puis nous passions dans ce qu’il appelait son
cabinet de «travail» aux murs duquel étaient accrochées de ces gravures représentant
sur fond noir une déesse charnue et rose conduisant un char, montée sur un
globe, ou une étoile au front, qu’on aimait sous le second Empire parce qu’on
leur trouvait un air pompéien, puis qu’on détesta, et qu’on recommence à aimer
pour une seul et même raison, malgré les autres qu’on donne et qui est qu’elles
ont l’air second Empire. Et je restais avec mon oncle jusqu’à ce que son valet
de chambre vînt lui demander, de la part du cocher, pour quelle heure celui-ci
devait atteler. Mon oncle se plongeait alors dans une méditation qu’aurait
craint de troubler d’un seul mouvement son valet de chambre émerveillé, et dont
il attendait avec curiosité le résultat, toujours identique. Enfin, après une
hésitation suprême, mon oncle prononçait infailliblement ces mots: «Deux heures
et quart», que le valet de chambre répétait avec étonnement, mais sans
discuter: «Deux heures et quart? bien...je vais le dire...»





A cette époque j’avais l’amour du théâtre, amour platonique, car mes
parents ne m’avaient encore jamais permis d’y aller, et je me représentais
d’une façon si peu exacte les plaisirs qu’on y goûtait que je n’étais pas
éloigné de croire que chaque spectateur regardait comme dans un stéréoscope un
décor qui n’était que pour lui, quoique semblable au millier d’autres que
regardait, chacun pour soi, le reste des spectateurs.





Tous les matins je courais jusqu’à la colonne Moriss pour voir les
spectacles qu’elle annonçait. Rien n’était plus désintéressé et plus heureux
que les rêves offerts à mon imagination par chaque pièce annoncée et qui
étaient conditionnés à la fois par les images inséparables des mots qui en
composaient le titre et aussi de la couleur des affiches encore humides et
boursouflées de colle sur lesquelles il se détachait. Si ce n’est une de ces
œuvres étranges comme le Testament de César Girodot et Œdipe-Roi lesquelles
s’inscrivaient, non sur l’affiche verte de l’Opéra-Comique, mais sur l’affiche
lie de vin de la Comédie-Française, rien ne me paraissait plus différent de
l’aigrette étincelante et blanche des Diamants de la Couronne que le satin
lisse et mystérieux du Domino Noir, et, mes parents m’ayant dit que quand
j’irais pour la première fois au théâtre j’aurais à choisir entre ces deux
pièces, cherchant à approfondir successivement le titre de l’une et le titre de
l’autre, puisque c’était tout ce que je connaissais d’elles, pour tâcher de
saisir en chacun le plaisir qu’il me promettait et de le comparer à celui que
recélait l’autre, j’arrivais à me représenter avec tant de force, d’une part
une pièce éblouissante et fière, de l’autre une pièce douce et veloutée, que
j’étais aussi incapable de décider laquelle aurait ma préférence, que si, pour
le dessert, on m’avait donné à opter encore du riz à l’Impératrice et de la
crème au chocolat.





Toutes mes conversations avec mes camarades portaient sur ces
acteurs dont l’art, bien qu’il me fût encore inconnu, était la première forme,
entre toutes celles qu’il revêt, sous laquelle se laissait pressentir par moi,
l’Art. Entre la manière que l’un ou l’autre avait de débiter, de nuancer une
tirade, les différences les plus minimes me semblaient avoir une importance
incalculable. Et, d’après ce que l’on m’avait dit d’eux, je les classais par
ordre de talent, dans des listes que je me récitais toute la journée: et qui
avaient fini par durcir dans mon cerveau et par le gêner de leur inamovibilité.





Plus tard, quand je fus au collège, chaque fois que pendant les
classes, je correspondais, aussitôt que le professeur avait la tête tournée,
avec un nouvel ami, ma première question était toujours pour lui demander s’il
était déjà allé au théâtre et s’il trouvait que le plus grand acteur était bien
Got, le second Delaunay, etc. Et si, à son avis, Febvre ne venait qu’après
Thiron, ou Delaunay qu’après Coquelin, la soudaine motilité que Coquelin,
perdant la rigidité de la pierre, contractait dans mon esprit pour y passer au
deuxième rang, et l’agilité miraculeuse, la féconde animation dont se voyait
doué Delaunay pour reculer au quatrième, rendait la sensation du fleurissement
et de la vie à mon cerveau assoupli et fertilisé.





Mais si les acteurs me préoccupaient ainsi, si la vue de Maubant
sortant un après-midi du Théâtre-Français m’avait causé le saisissement et les
souffrances de l’amour, combien le nom d’une étoile flamboyant à la porte d’un
théâtre, combien, à la glace d’un coupé qui passait dans la rue avec ses
chevaux fleuris de roses au frontail, la vue du visage d’une femme que je
pensais être peut-être une actrice, laissait en moi un trouble plus prolongé,
un effort impuissant et douloureux pour me représenter sa vie! Je classais par
ordre de talent les plus illustres: Sarah Bernhardt, la Berma, Bartet,
Madeleine Brohan, Jeanne Samary, mais toutes m’intéressaient. Or mon oncle en
connaissait beaucoup, et aussi des cocottes que je ne distinguais pas nettement
des actrices. Il les recevait chez lui. Et si nous n’allions le voir qu’à
certains jours c’est que, les autres jours, venaient des femmes avec lesquelles
sa famille n’aurait pas pu se rencontrer, du moins à son avis à elle, car, pour
mon oncle, au contraire, sa trop grande facilité à faire à de jolies veuves qui
n’avaient peut-être jamais été mariées, à des comtesses de nom ronflant, qui
n’était sans doute qu’un nom de guerre, la politesse de les présenter à ma
grand’mère ou même à leur donner des bijoux de famille, l’avait déjà brouillé
plus d’une fois avec mon grand-père. Souvent, à un nom d’actrice qui venait
dans la conversation, j’entendais mon père dire à ma mère, en souriant: «Une
amie de ton oncle»; et je pensais que le stage que peut-être pendant des années
des hommes importants faisaient inutilement à la porte de telle femme qui ne
répondait pas à leurs lettres et les faisait chasser par le concierge de son
hôtel, mon oncle aurait pu en dispenser un gamin comme moi en le présentant
chez lui à l’actrice, inapprochable à tant d’autres, qui était pour lui une
intime amie.





Aussi,—sous le prétexte qu’une leçon qui avait été déplacée tombait
maintenant si mal qu’elle m’avait empêché plusieurs fois et m’empêcherait
encore de voir mon oncle—un jour, autre que celui qui était réservé aux visites
que nous lui faisions, profitant de ce que mes parents avaient déjeuné de bonne
heure, je sortis et au lieu d’aller regarder la colonne d’affiches, pour quoi
on me laissait aller seul, je courus jusqu’à lui. Je remarquai devant sa porte
une voiture attelée de deux chevaux qui avaient aux œillères un œillet rouge
comme avait le cocher à sa boutonnière. De l’escalier j’entendis un rire et une
voix de femme, et dès que j’eus sonné, un silence, puis le bruit de portes
qu’on fermait. Le valet de chambre vint ouvrir, et en me voyant parut
embarrassé, me dit que mon oncle était très occupé, ne pourrait sans doute pas
me recevoir et tandis qu’il allait pourtant le prévenir la même voix que
j’avais entendue disait: «Oh, si! laisse-le entrer; rien qu’une minute, cela
m’amuserait tant. Sur la photographie qui est sur ton bureau, il ressemble tant
à sa maman, ta nièce, dont la photographie est à côté de la sienne, n’est-ce
pas? Je voudrais le voir rien qu’un instant, ce gosse.»





J’entendis mon oncle grommeler, se fâcher; finalement le valet de
chambre me fit entrer.





Sur la table, il y avait la même assiette de massepains que d’habitude;
mon oncle avait sa vareuse de tous les jours, mais en face de lui, en robe de
soie rose avec un grand collier de perles au cou, était assise une jeune femme
qui achevait de manger une mandarine. L’incertitude où j’étais s’il fallait
dire madame ou mademoiselle me fit rougir et n’osant pas trop tourner les yeux
de son côté de peur d’avoir à lui parler, j’allai embrasser mon oncle. Elle me
regardait en souriant, mon oncle lui dit: «Mon neveu», sans lui dire mon nom,
ni me dire le sien, sans doute parce que, depuis les difficultés qu’il avait
eues avec mon grand-père, il tâchait autant que possible d’éviter tout trait
d’union entre sa famille et ce genre de relations.





—«Comme il ressemble à sa mère,» dit-elle.





—«Mais vous n’avez jamais vu ma nièce qu’en photographie, dit
vivement mon oncle d’un ton bourru.»





—«Je vous demande pardon, mon cher ami, je l’ai croisée dans
l’escalier l’année dernière quand vous avez été si malade. Il est vrai que je
ne l’ai vue que le temps d’un éclair et que votre escalier est bien noir, mais
cela m’a suffi pour l’admirer. Ce petit jeune homme a ses beaux yeux et aussi
ça, dit-elle, en traçant avec son doigt une ligne sur le bas de son front.
Est-ce que madame votre nièce porte le même nom que vous, ami? demanda-t-elle à
mon oncle.»





—«Il ressemble surtout à son père, grogna mon oncle qui ne se
souciait pas plus de faire des présentations à distance en disant le nom de
maman que d’en faire de près. C’est tout à fait son père et aussi ma pauvre
mère.»





—«Je ne connais pas son père, dit la dame en rose avec une légère
inclinaison de la tête, et je n’ai jamais connu votre pauvre mère, mon ami.
Vous vous souvenez, c’est peu après votre grand chagrin que nous nous sommes
connus.»





J’éprouvais une petite déception, car cette jeune dame ne différait
pas des autres jolies femmes que j’avais vues quelquefois dans ma famille
notamment de la fille d’un de nos cousins chez lequel j’allais tous les ans le
premier janvier. Mieux habillée seulement, l’amie de mon oncle avait le même regard
vif et bon, elle avait l’air aussi franc et aimant. Je ne lui trouvais rien de
l’aspect théâtral que j’admirais dans les photographies d’actrices, ni de
l’expression diabolique qui eût été en rapport avec la vie qu’elle devait
mener. J’avais peine à croire que ce fût une cocotte et surtout je n’aurais pas
cru que ce fût une cocotte chic si je n’avais pas vu la voiture à deux chevaux,
la robe rose, le collier de perles, si je n’avais pas su que mon oncle n’en
connaissait que de la plus haute volée. Mais je me demandais comment le
millionnaire qui lui donnait sa voiture et son hôtel et ses bijoux pouvait
avoir du plaisir à manger sa fortune pour une personne qui avait l’air si
simple et comme il faut. Et pourtant en pensant à ce que devait être sa vie, l’immoralité
m’en troublait peut-être plus que si elle avait été concrétisée devant moi en
une apparence spéciale,—d’être ainsi invisible comme le secret de quelque
roman, de quelque scandale qui avait fait sortir de chez ses parents bourgeois
et voué à tout le monde, qui avait fait épanouir en beauté et haussé jusqu’au
demi-monde et à la notoriété celle que ses jeux de physionomie, ses intonations
de voix, pareils à tant d’autres que je connaissais déjà, me faisaient malgré
moi considérer comme une jeune fille de bonne famille, qui n’était plus
d’aucune famille.





On était passé dans le «cabinet de travail», et mon oncle, d’un air
un peu gêné par ma présence, lui offrit des cigarettes.





—«Non, dit-elle, cher, vous savez que je suis habituée à celles que
le grand-duc m’envoie. Je lui ai dit que vous en étiez jaloux.» Et elle tira
d’un étui des cigarettes couvertes d’inscriptions étrangères et dorées. «Mais
si, reprit-elle tout d’un coup, je dois avoir rencontré chez vous le père de ce
jeune homme. N’est-ce pas votre neveu? Comment ai-je pu l’oublier? Il a été
tellement bon, tellement exquis pour moi, dit-elle d’un air modeste et
sensible.» Mais en pensant à ce qu’avait pu être l’accueil rude qu’elle disait
avoir trouvé exquis, de mon père, moi qui connaissais sa réserve et sa
froideur, j’étais gêné, comme par une indélicatesse qu’il aurait commise, de
cette inégalité entre la reconnaissance excessive qui lui était accordée et son
amabilité insuffisante. Il m’a semblé plus tard que c’était un des côtés
touchants du rôle de ces femmes oisives et studieuses qu’elles consacrent leur
générosité, leur talent, un rêve disponible de beauté sentimentale—car, comme
les artistes, elles ne le réalisent pas, ne le font pas entrer dans les cadres
de l’existence commune,—et un or qui leur coûte peu, à enrichir d’un sertissage
précieux et fin la vie fruste et mal dégrossie des hommes. Comme celle-ci, dans
le fumoir où mon oncle était en vareuse pour la recevoir, répandait son corps
si doux, sa robe de soie rose, ses perles, l’élégance qui émane de l’amitié
d’un grand-duc, de même elle avait pris quelque propos insignifiant de mon
père, elle l’avait travaillé avec délicatesse, lui avait donné un tour, une
appellation précieuse et y enchâssant un de ses regards d’une si belle eau, nuancé
d’humilité et de gratitude, elle le rendait changé en un bijou artiste, en
quelque chose de «tout à fait exquis».





—«Allons, voyons, il est l’heure que tu t’en ailles», me dit mon
oncle.





Je me levai, j’avais une envie irrésistible de baiser la main de la
dame en rose, mais il me semblait que c’eût été quelque chose d’audacieux comme
un enlèvement. Mon cœur battait tandis que je me disais: «Faut-il le faire,
faut-il ne pas le faire», puis je cessai de me demander ce qu’il fallait faire
pour pouvoir faire quelque chose. Et d’un geste aveugle et insensé, dépouillé
de toutes les raisons que je trouvais il y avait un moment en sa faveur, je
portai à mes lèvres la main qu’elle me tendait.





—«Comme il est gentil! il est déja galant, il a un petit œil pour les
femmes: il tient de son oncle. Ce sera un parfait gentleman», ajouta-t-elle en
serrant les dents pour donner à la phrase un accent légèrement britannique.
«Est-ce qu’il ne pourrait pas venir une fois prendre a cup of tea, comme disent
nos voisins les Anglais; il n’aurait qu’à m’envoyer un «bleu» le matin.





Je ne savais pas ce que c’était qu’un «bleu». Je ne comprenais pas
la moitié des mots que disait la dame, mais la crainte que n’y fut cachée
quelque question à laquelle il eût été impoli de ne pas répondre, m’empêchait
de cesser de les écouter avec attention, et j’en éprouvais une grande fatigue.





—«Mais non, c’est impossible, dit mon oncle, en haussant les
épaules, il est très tenu, il travaille beaucoup. Il a tous les prix à son
cours, ajouta-t-il, à voix basse pour que je n’entende pas ce mensonge et que
je n’y contredise pas. Qui sait, ce sera peut-être un petit Victor Hugo, une
espèce de Vaulabelle, vous savez.»





—«J’adore les artistes, répondit la dame en rose, il n’y a qu’eux
qui comprennent les femmes... Qu’eux et les êtres d’élite comme vous. Excusez
mon ignorance, ami. Qui est Vaulabelle? Est-ce les volumes dorés qu’il y a dans
la petite bibliothèque vitrée de votre boudoir? Vous savez que vous m’avez
promis de me les prêter, j’en aurai grand soin.»





Mon oncle qui détestait prêter ses livres ne répondit rien et me
conduisit jusqu’à l’antichambre. Éperdu d’amour pour la dame en rose, je
couvris de baisers fous les joues pleines de tabac de mon vieil oncle, et
tandis qu’avec assez d’embarras il me laissait entendre sans oser me le dire
ouvertement qu’il aimerait autant que je ne parlasse pas de cette visite à mes
parents, je lui disais, les larmes aux yeux, que le souvenir de sa bonté était en
moi si fort que je trouverais bien un jour le moyen de lui témoigner ma
reconnaissance. Il était si fort en effet que deux heures plus tard, après
quelques phrases mystérieuses et qui ne me parurent pas donner à mes parents
une idée assez nette de la nouvelle importance dont j’étais doué, je trouvai
plus explicite de leur raconter dans les moindres détails la visite que je
venais de faire. Je ne croyais pas ainsi causer d’ennuis à mon oncle. Comment
l’aurais-je cru, puisque je ne le désirais pas. Et je ne pouvais supposer que
mes parents trouveraient du mal dans une visite où je n’en trouvais pas.
N’arrive-t-il pas tous les jours qu’un ami nous demande de ne pas manquer de
l’excuser auprès d’une femme à qui il a été empêché d’écrire, et que nous
négligions de le faire jugeant que cette personne ne peut pas attacher
d’importance à un silence qui n’en a pas pour nous? Je m’imaginais, comme tout
le monde, que le cerveau des autres était un réceptacle inerte et docile, sans
pouvoir de réaction spécifique sur ce qu’on y introduisait; et je ne doutais
pas qu’en déposant dans celui de mes parents la nouvelle de la connaissance que
mon oncle m’avait fait faire, je ne leur transmisse en même temps comme je le
souhaitais, le jugement bienveillant que je portais sur cette présentation. Mes
parents malheureusement s’en remirent à des principes entièrement différents de
ceux que je leur suggérais d’adopter, quand ils voulurent apprécier l’action de
mon oncle. Mon père et mon grand-père eurent avec lui des explications violentes;
j’en fus indirectement informé. Quelques jours après, croisant dehors mon oncle
qui passait en voiture découverte, je ressentis la douleur, la reconnaissance,
le remords que j’aurais voulu lui exprimer. A côté de leur immensité, je
trouvai qu’un coup de chapeau serait mesquin et pourrait faire supposer à mon
oncle que je ne me croyais pas tenu envers lui à plus qu’à une banale
politesse. Je résolus de m’abstenir de ce geste insuffisant et je détournai la
tête. Mon oncle pensa que je suivais en cela les ordres de mes parents, il ne
le leur pardonna pas, et il est mort bien des années après sans qu’aucun de
nous l’ait jamais revu.





Aussi je n’entrais plus dans le cabinet de repos maintenant fermé,
de mon oncle Adolphe, et après m’être attardé aux abords de l’arrière-cuisine,
quand Françoise, apparaissant sur le parvis, me disait: «Je vais laisser ma
fille de cuisine servir le café et monter l’eau chaude, il faut que je me sauve
chez Mme Octave», je me décidais à rentrer et montais directement lire chez
moi. La fille de cuisine était une personne morale, une institution permanente
à qui des attributions invariables assuraient une sorte de continuité et
d’identité, à travers la succession des formes passagères en lesquelles elle
s’incarnait: car nous n’eûmes jamais la même deux ans de suite. L’année où nous
mangeâmes tant d’asperges, la fille de cuisine habituellement chargée de les
«plumer» était une pauvre créature maladive, dans un état de grossesse déjà
assez avancé quand nous arrivâmes à Pâques, et on s’étonnait même que Françoise
lui laissât faire tant de courses et de besogne, car elle commençait à porter
difficilement devant elle la mystérieuse corbeille, chaque jour plus remplie,
dont on devinait sous ses amples sarraux la forme magnifique. Ceux-ci
rappelaient les houppelandes qui revêtent certaines des figures symboliques de
Giotto dont M. Swann m’avait donné des photographies. C’est lui-même qui nous
l’avait fait remarquer et quand il nous demandait des nouvelles de la fille de
cuisine, il nous disait: «Comment va la Charité de Giotto?» D’ailleurs
elle-même, la pauvre fille, engraissée par sa grossesse, jusqu’à la figure,
jusqu’aux joues qui tombaient droites et carrées, ressemblait en effet assez à
ces vierges, fortes et hommasses, matrones plutôt, dans lesquelles les vertus
sont personnifiées à l’Arena. Et je me rends compte maintenant que ces Vertus
et ces Vices de Padoue lui ressemblaient encore d’une autre manière. De même
que l’image de cette fille était accrue par le symbole ajouté qu’elle portait
devant son ventre, sans avoir l’air d’en comprendre le sens, sans que rien dans
son visage en traduisît la beauté et l’esprit, comme un simple et pesant
fardeau, de même c’est sans paraître s’en douter que la puissante ménagère qui
est représentée à l’Arena au-dessous du nom «Caritas» et dont la reproduction
était accrochée au mur de ma salle d’études, à Combray, incarne cette vertu,
c’est sans qu’aucune pensée de charité semble avoir jamais pu être exprimée par
son visage énergique et vulgaire. Par une belle invention du peintre elle foule
aux pieds les trésors de la terre, mais absolument comme si elle piétinait des
raisins pour en extraire le jus ou plutôt comme elle aurait monté sur des sacs
pour se hausser; et elle tend à Dieu son cœur enflammé, disons mieux, elle le
lui «passe», comme une cuisinière passe un tire-bouchon par le soupirail de son
sous-sol à quelqu’un qui le lui demande à la fenêtre du rez-de-chaussée.
L’Envie, elle, aurait eu davantage une certaine expression d’envie. Mais dans cette
fresque-là encore, le symbole tient tant de place et est représenté comme si
réel, le serpent qui siffle aux lèvres de l’Envie est si gros, il lui remplit
si complètement sa bouche grande ouverte, que les muscles de sa figure sont
distendus pour pouvoir le contenir, comme ceux d’un enfant qui gonfle un ballon
avec son souffle, et que l’attention de l’Envie—et la nôtre du même coup—tout
entière concentrée sur l’action de ses lèvres, n’a guère de temps à donner à
d’envieuses pensées.





Malgré toute l’admiration que M. Swann professait pour ces figures
de Giotto, je n’eus longtemps aucun plaisir à considérer dans notre salle
d’études, où on avait accroché les copies qu’il m’en avait rapportées, cette
Charité sans charité, cette Envie qui avait l’air d’une planche illustrant
seulement dans un livre de médecine la compression de la glotte ou de la luette
par une tumeur de la langue ou par l’introduction de l’instrument de
l’opérateur, une Justice, dont le visage grisâtre et mesquinement régulier
était celui-là même qui, à Combray, caractérisait certaines jolies bourgeoises
pieuses et sèches que je voyais à la messe et dont plusieurs étaient enrôlées
d’avance dans les milices de réserve de l’Injustice. Mais plus tard j’ai
compris que l’étrangeté saisissante, la beauté spéciale de ces fresques tenait
à la grande place que le symbole y occupait, et que le fait qu’il fût
représenté non comme un symbole puisque la pensée symbolisée n’était pas
exprimée, mais comme réel, comme effectivement subi ou matériellement manié,
donnait à la signification de l’œuvre quelque chose de plus littéral et de plus
précis, à son enseignement quelque chose de plus concret et de plus frappant.
Chez la pauvre fille de cuisine, elle aussi, l’attention n’était-elle pas sans
cesse ramenée à son ventre par le poids qui le tirait; et de même encore, bien
souvent la pensée des agonisants est tournée vers le côté effectif, douloureux,
obscur, viscéral, vers cet envers de la mort qui est précisément le côté
qu’elle leur présente, qu’elle leur fait rudement sentir et qui ressemble
beaucoup plus à un fardeau qui les écrase, à une difficulté de respirer, à un
besoin de boire, qu’à ce que nous appelons l’idée de la mort.





Il fallait que ces Vertus et ces Vices de Padoue eussent en eux bien
de la réalité puisqu’ils m’apparaissaient comme aussi vivants que la servante
enceinte, et qu’elle-même ne me semblait pas beaucoup moins allégorique. Et
peut-être cette non-participation (du moins apparente) de l’âme d’un être à la
vertu qui agit par lui, a aussi en dehors de sa valeur esthétique une réalité
sinon psychologique, au moins, comme on dit, physiognomonique. Quand, plus
tard, j’ai eu l’occasion de rencontrer, au cours de ma vie, dans des couvents
par exemple, des incarnations vraiment saintes de la charité active, elles
avaient généralement un air allègre, positif, indifférent et brusque de
chirurgien pressé, ce visage où ne se lit aucune commisération, aucun
attendrissement devant la souffrance humaine, aucune crainte de la heurter, et
qui est le visage sans douceur, le visage antipathique et sublime de la vraie
bonté.





Pendant que la fille de cuisine,—faisant briller involontairement la
supériorité de Françoise, comme l’Erreur, par le contraste, rend plus éclatant
le triomphe de la Vérité—servait du café qui, selon maman n’était que de l’eau
chaude, et montait ensuite dans nos chambres de l’eau chaude qui était à peine
tiède, je m’étais étendu sur mon lit, un livre à la main, dans ma chambre qui
protégeait en tremblant sa fraîcheur transparente et fragile contre le soleil
de l’après-midi derrière ses volets presque clos où un reflet de jour avait
pourtant trouvé moyen de faire passer ses ailes jaunes, et restait immobile
entre le bois et le vitrage, dans un coin, comme un papillon posé. Il faisait à
peine assez clair pour lire, et la sensation de la splendeur de la lumière ne
m’était donnée que par les coups frappés dans la rue de la Cure par Camus
(averti par Françoise que ma tante ne «reposait pas» et qu’on pouvait faire du
bruit) contre des caisses poussiéreuses, mais qui, retentissant dans
l’atmosphère sonore, spéciale aux temps chauds, semblaient faire voler au loin
des astres écarlates; et aussi par les mouches qui exécutaient devant moi, dans
leur petit concert, comme la musique de chambre de l’été: elle ne l’évoque pas
à la façon d’un air de musique humaine, qui, entendu par hasard à la belle
saison, vous la rappelle ensuite; elle est unie à l’été par un lien plus
nécessaire: née des beaux jours, ne renaissant qu’avec eux, contenant un peu de
leur essence, elle n’en réveille pas seulement l’image dans notre mémoire, elle
en certifie le retour, la présence effective, ambiante, immédiatement
accessible.





Cette obscure fraîcheur de ma chambre était au plein soleil de la
rue, ce que l’ombre est au rayon, c’est-à-dire aussi lumineuse que lui, et
offrait à mon imagination le spectacle total de l’été dont mes sens si j’avais
été en promenade, n’auraient pu jouir que par morceaux; et ainsi elle
s’accordait bien à mon repos qui (grâce aux aventures racontées par mes livres
et qui venaient l’émouvoir) supportait pareil au repos d’une main immobile au
milieu d’une eau courante, le choc et l’animation d’un torrent d’activité.





Mais ma grand’mère, même si le temps trop chaud s’était gâté, si un
orage ou seulement un grain était survenu, venait me supplier de sortir. Et ne
voulant pas renoncer à ma lecture, j’allais du moins la continuer au jardin,
sous le marronnier, dans une petite guérite en sparterie et en toile au fond de
laquelle j’étais assis et me croyais caché aux yeux des personnes qui
pourraient venir faire visite à mes parents.





Et ma pensée n’était-elle pas aussi comme une autre crèche au fond
de laquelle je sentais que je restais enfoncé, même pour regarder ce qui se
passait au dehors? Quand je voyais un objet extérieur, la conscience que je le
voyais restait entre moi et lui, le bordait d’un mince liseré spirituel qui
m’empêchait de jamais toucher directement sa matière; elle se volatilisait en
quelque sorte avant que je prisse contact avec elle, comme un corps
incandescent qu’on approche d’un objet mouillé ne touche pas son humidité parce
qu’il se fait toujours précéder d’une zone d’évaporation. Dans l’espèce d’écran
diapré d’états différents que, tandis que je lisais, déployait simultanément ma
conscience, et qui allaient des aspirations les plus profondément cachées en
moi-même jusqu’à la vision tout extérieure de l’horizon que j’avais, au bout du
jardin, sous les yeux, ce qu’il y avait d’abord en moi, de plus intime, la
poignée sans cesse en mouvement qui gouvernait le reste, c’était ma croyance en
la richesse philosophique, en la beauté du livre que je lisais, et mon désir de
me les approprier, quel que fût ce livre. Car, même si je l’avais acheté à
Combray, en l’apercevant devant l’épicerie Borange, trop distante de la maison
pour que Françoise pût s’y fournir comme chez Camus, mais mieux achalandée
comme papeterie et librairie, retenu par des ficelles dans la mosaïque des
brochures et des livraisons qui revêtaient les deux vantaux de sa porte plus mystérieuse,
plus semée de pensées qu’une porte de cathédrale, c’est que je l’avais reconnu
pour m’avoir été cité comme un ouvrage remarquable par le professeur ou le
camarade qui me paraissait à cette époque détenir le secret de la vérité et de
la beauté à demi pressenties, à demi incompréhensibles, dont la connaissance
était le but vague mais permanent de ma pensée.





Après cette croyance centrale qui, pendant ma lecture, exécutait
d’incessants mouvements du dedans au dehors, vers la découverte de la vérité,
venaient les émotions que me donnait l’action à laquelle je prenais part, car
ces après-midi-là étaient plus remplis d’événements dramatiques que ne l’est
souvent toute une vie. C’était les événements qui survenaient dans le livre que
je lisais; il est vrai que les personnages qu’ils affectaient n’étaient pas
«Réels», comme disait Françoise. Mais tous les sentiments que nous font
éprouver la joie ou l’infortune d’un personnage réel ne se produisent en nous
que par l’intermédiaire d’une image de cette joie ou de cette infortune;
l’ingéniosité du premier romancier consista à comprendre que dans l’appareil de
nos émotions, l’image étant le seul élément essentiel, la simplification qui
consisterait à supprimer purement et simplement les personnages réels serait un
perfectionnement décisif. Un être réel, si profondément que nous sympathisions
avec lui, pour une grande part est perçu par nos sens, c’est-à-dire nous reste
opaque, offre un poids mort que notre sensibilité ne peut soulever. Qu’un
malheur le frappe, ce n’est qu’en une petite partie de la notion totale que
nous avons de lui, que nous pourrons en être émus; bien plus, ce n’est qu’en
une partie de la notion totale qu’il a de soi qu’il pourra l’être lui-même. La
trouvaille du romancier a été d’avoir l’idée de remplacer ces parties
impénétrables à l’âme par une quantité égale de parties immatérielles,
c’est-à-dire que notre âme peut s’assimiler. Qu’importe dès lors que les
actions, les émotions de ces êtres d’un nouveau genre nous apparaissent comme
vraies, puisque nous les avons faites nôtres, puisque c’est en nous qu’elles se
produisent, qu’elles tiennent sous leur dépendance, tandis que nous tournons
fiévreusement les pages du livre, la rapidité de notre respiration et
l’intensité de notre regard. Et une fois que le romancier nous a mis dans cet
état, où comme dans tous les états purement intérieurs, toute émotion est
décuplée, où son livre va nous troubler à la façon d’un rêve mais d’un rêve
plus clair que ceux que nous avons en dormant et dont le souvenir durera
davantage, alors, voici qu’il déchaîne en nous pendant une heure tous les
bonheurs et tous les malheurs possibles dont nous mettrions dans la vie des
années à connaître quelques-uns, et dont les plus intenses ne nous seraient
jamais révélés parce que la lenteur avec laquelle ils se produisent nous en ôte
la perception; (ainsi notre cœur change, dans la vie, et c’est la pire douleur;
mais nous ne la connaissons que dans la lecture, en imagination: dans la
réalité il change, comme certains phénomènes de la nature se produisent, assez
lentement pour que, si nous pouvons constater successivement chacun de ses
états différents, en revanche la sensation même du changement nous soit
épargnée).





Déjà moins intérieur à mon corps que cette vie des personnages,
venait ensuite, à demi projeté devant moi, le paysage où se déroulait l’action
et qui exerçait sur ma pensée une bien plus grande influence que l’autre, que
celui que j’avais sous les yeux quand je les levais du livre. C’est ainsi que
pendant deux étés, dans la chaleur du jardin de Combray, j’ai eu, à cause du
livre que je lisais alors, la nostalgie d’un pays montueux et fluviatile, où je
verrais beaucoup de scieries et où, au fond de l’eau claire, des morceaux de
bois pourrissaient sous des touffes de cresson: non loin montaient le long de
murs bas, des grappes de fleurs violettes et rougeâtres. Et comme le rêve d’une
femme qui m’aurait aimé était toujours présent à ma pensée, ces étés-là ce rêve
fut imprégné de la fraîcheur des eaux courantes; et quelle que fût la femme que
j’évoquais, des grappes de fleurs violettes et rougeâtres s’élevaient aussitôt
de chaque côté d’elle comme des couleurs complémentaires.





Ce n’était pas seulement parce qu’une image dont nous rêvons reste
toujours marquée, s’embellit et bénéficie du reflet des couleurs étrangères qui
par hasard l’entourent dans notre rêverie; car ces paysages des livres que je
lisais n’étaient pas pour moi que des paysages plus vivement représentés à mon
imagination que ceux que Combray mettait sous mes yeux, mais qui eussent été
analogues. Par le choix qu’en avait fait l’auteur, par la foi avec laquelle ma
pensée allait au-devant de sa parole comme d’une révélation, ils me semblaient
être—impression que ne me donnait guère le pays où je me trouvais, et surtout
notre jardin, produit sans prestige de la correcte fantaisie du jardinier que
méprisait ma grand’mère—une part véritable de la Nature elle-même, digne d’être
étudiée et approfondie.





Si mes parents m’avaient permis, quand je lisais un livre, d’aller
visiter la région qu’il décrivait, j’aurais cru faire un pas inestimable dans
la conquête de la vérité. Car si on a la sensation d’être toujours entouré de
son âme, ce n’est pas comme d’une prison immobile: plutôt on est comme emporté
avec elle dans un perpétuel élan pour la dépasser, pour atteindre à
l’extérieur, avec une sorte de découragement, entendant toujours autour de soi
cette sonorité identique qui n’est pas écho du dehors mais retentissement d’une
vibration interne. On cherche à retrouver dans les choses, devenues par là
précieuses, le reflet que notre âme a projeté sur elles; on est déçu en
constatant qu’elles semblent dépourvues dans la nature, du charme qu’elles
devaient, dans notre pensée, au voisinage de certaines idées; parfois on convertit
toutes les forces de cette âme en habileté, en splendeur pour agir sur des
êtres dont nous sentons bien qu’ils sont situés en dehors de nous et que nous
ne les atteindrons jamais. Aussi, si j’imaginais toujours autour de la femme
que j’aimais, les lieux que je désirais le plus alors, si j’eusse voulu que ce
fût elle qui me les fît visiter, qui m’ouvrît l’accès d’un monde inconnu, ce
n’était pas par le hasard d’une simple association de pensée; non, c’est que
mes rêves de voyage et d’amour n’étaient que des moments—que je sépare
artificiellement aujourd’hui comme si je pratiquais des sections à des hauteurs
différentes d’un jet d’eau irisé et en apparence immobile—dans un même et
infléchissable jaillissement de toutes les forces de ma vie.





Enfin, en continuant à suivre du dedans au dehors les états
simultanément juxtaposés dans ma conscience, et avant d’arriver jusqu’à
l’horizon réel qui les enveloppait, je trouve des plaisirs d’un autre genre,
celui d’être bien assis, de sentir la bonne odeur de l’air, de ne pas être
dérangé par une visite; et, quand une heure sonnait au clocher de
Saint-Hilaire, de voir tomber morceau par morceau ce qui de l’après-midi était
déjà consommé, jusqu’à ce que j’entendisse le dernier coup qui me permettait de
faire le total et après lequel, le long silence qui le suivait, semblait faire
commencer, dans le ciel bleu, toute la partie qui m’était encore concédée pour
lire jusqu’au bon dîner qu’apprêtait Françoise et qui me réconforterait des
fatigues prises, pendant la lecture du livre, à la suite de son héros. Et à
chaque heure il me semblait que c’était quelques instants seulement auparavant
que la précédente avait sonné; la plus récente venait s’inscrire tout près de
l’autre dans le ciel et je ne pouvais croire que soixante minutes eussent tenu
dans ce petit arc bleu qui était compris entre leurs deux marques d’or.
Quelquefois même cette heure prématurée sonnait deux coups de plus que la
dernière; il y en avait donc une que je n’avais pas entendue, quelque chose qui
avait eu lieu n’avait pas eu lieu pour moi; l’intérêt de la lecture, magique
comme un profond sommeil, avait donné le change à mes oreilles hallucinées et
effacé la cloche d’or sur la surface azurée du silence. Beaux après-midi du
dimanche sous le marronnier du jardin de Combray, soigneusement vidés par moi
des incidents médiocres de mon existence personnelle que j’y avais remplacés
par une vie d’aventures et d’aspirations étranges au sein d’un pays arrosé
d’eaux vives, vous m’évoquez encore cette vie quand je pense à vous et vous la
contenez en effet pour l’avoir peu à peu contournée et enclose—tandis que je
progressais dans ma lecture et que tombait la chaleur du jour—dans le cristal
successif, lentement changeant et traversé de feuillages, de vos heures silencieuses,
sonores, odorantes et limpides.





Quelquefois j’étais tiré de ma lecture, dès le milieu de
l’après-midi par la fille du jardinier, qui courait comme une folle, renversant
sur son passage un oranger, se coupant un doigt, se cassant une dent et criant:
«Les voilà, les voilà!» pour que Françoise et moi nous accourions et ne
manquions rien du spectacle. C’était les jours où, pour des manœuvres de
garnison, la troupe traversait Combray, prenant généralement la rue
Sainte-Hildegarde. Tandis que nos domestiques, assis en rang sur des chaises en
dehors de la grille, regardaient les promeneurs dominicaux de Combray et se
faisaient voir d’eux, la fille du jardinier par la fente que laissaient entre
elles deux maisons lointaines de l’avenue de la Gare, avait aperçu l’éclat des
casques. Les domestiques avaient rentré précipitamment leurs chaises, car quand
les cuirassiers défilaient rue Sainte-Hildegarde, ils en remplissaient toute la
largeur, et le galop des chevaux rasait les maisons couvrant les trottoirs submergés
comme des berges qui offrent un lit trop étroit à un torrent déchaîné.





—«Pauvres enfants, disait Françoise à peine arrivée à la grille et
déjà en larmes; pauvre jeunesse qui sera fauchée comme un pré; rien que d’y
penser j’en suis choquée», ajoutait-elle en mettant la main sur son cœur, là où
elle avait reçu ce choc.





—«C’est beau, n’est-ce pas, madame Françoise, de voir des jeunes
gens qui ne tiennent pas à la vie? disait le jardinier pour la faire «monter».





Il n’avait pas parlé en vain:





—«De ne pas tenir à la vie? Mais à quoi donc qu’il faut tenir, si ce
n’est pas à la vie, le seul cadeau que le bon Dieu ne fasse jamais deux fois.
Hélas! mon Dieu! C’est pourtant vrai qu’ils n’y tiennent pas! Je les ai vus en
70; ils n’ont plus peur de la mort, dans ces misérables guerres; c’est ni plus
ni moins des fous; et puis ils ne valent plus la corde pour les pendre, ce
n’est pas des hommes, c’est des lions.» (Pour Françoise la comparaison d’un
homme à un lion, qu’elle prononçait li-on, n’avait rien de flatteur.)





La rue Sainte-Hildegarde tournait trop court pour qu’on pût voir
venir de loin, et c’était par cette fente entre les deux maisons de l’avenue de
la gare qu’on apercevait toujours de nouveaux casques courant et brillant au
soleil. Le jardinier aurait voulu savoir s’il y en avait encore beaucoup à
passer, et il avait soif, car le soleil tapait. Alors tout d’un coup, sa fille
s’élançant comme d’une place assiégée, faisait une sortie, atteignait l’angle
de la rue, et après avoir bravé cent fois la mort, venait nous rapporter, avec
une carafe de coco, la nouvelle qu’ils étaient bien un mille qui venaient sans
arrêter, du côté de Thiberzy et de Méséglise. Françoise et le jardinier,
réconciliés, discutaient sur la conduite à tenir en cas de guerre:





—«Voyez-vous, Françoise, disait le jardinier, la révolution vaudrait
mieux, parce que quand on la déclare il n’y a que ceux qui veulent partir qui y
vont.»





—«Ah! oui, au moins je comprends cela, c’est plus franc.»





Le jardinier croyait qu’à la déclaration de guerre on arrêtait tous
les chemins de fer.





—«Pardi, pour pas qu’on se sauve», disait Françoise.





Et le jardinier: «Ah! ils sont malins», car il n’admettait pas que
la guerre ne fût pas une espèce de mauvais tour que l’État essayait de
jouer au peuple et que, si on avait eu le moyen de le faire, il n’est pas une
seule personne qui n’eût filé.





Mais Françoise se hâtait de rejoindre ma tante, je retournais à mon
livre, les domestiques se réinstallaient devant la porte à regarder tomber la
poussière et l’émotion qu’avaient soulevées les soldats. Longtemps après que
l’accalmie était venue, un flot inaccoutumé de promeneurs noircissait encore
les rues de Combray. Et devant chaque maison, même celles où ce n’était pas
l’habitude, les domestiques ou même les maîtres, assis et regardant,
festonnaient le seuil d’un liséré capricieux et sombre comme celui des algues
et des coquilles dont une forte marée laisse le crêpe et la broderie au rivage,
après qu’elle s’est éloignée.





Sauf ces jours-là, je pouvais d’habitude, au contraire, lire
tranquille. Mais l’interruption et le commentaire qui furent apportés une fois
par une visite de Swann à la lecture que j’étais en train de faire du livre
d’un auteur tout nouveau pour moi, Bergotte, eut cette conséquence que, pour longtemps,
ce ne fut plus sur un mur décoré de fleurs violettes en quenouille, mais sur un
fond tout autre, devant le portail d’une cathédrale gothique, que se détacha
désormais l’image d’une des femmes dont je rêvais.





J’avais entendu parler de Bergotte pour la première fois par un de
mes camarades plus âgé que moi et pour qui j’avais une grande admiration,
Bloch. En m’entendant lui avouer mon admiration pour la Nuit d’Octobre, il
avait fait éclater un rire bruyant comme une trompette et m’avait dit: «Défie-toi
de ta dilection assez basse pour le sieur de Musset. C’est un coco des plus
malfaisants et une assez sinistre brute. Je dois confesser, d’ailleurs, que lui
et même le nommé Racine, ont fait chacun dans leur vie un vers assez bien
rythmé, et qui a pour lui, ce qui est selon moi le mérite suprême, de ne
signifier absolument rien. C’est: «La blanche Oloossone et la blanche Camire»
et «La fille de Minos et de Pasiphaë». Ils m’ont été signalés à la décharge de
ces deux malandrins par un article de mon très cher maître, le père Leconte,
agréable aux Dieux Immortels. A propos voici un livre que je n’ai pas le temps
de lire en ce moment qui est recommandé, paraît-il, par cet immense bonhomme.
Il tient, m’a-t-on dit, l’auteur, le sieur Bergotte, pour un coco des plus
subtils; et bien qu’il fasse preuve, des fois, de mansuétudes assez mal
explicables, sa parole est pour moi oracle delphique. Lis donc ces proses
lyriques, et si le gigantesque assembleur de rythmes qui a écrit Bhagavat et le
Levrier de Magnus a dit vrai, par Apollôn, tu goûteras, cher maître, les joies
nectaréennes de l’Olympos.» C’est sur un ton sarcastique qu’il m’avait demandé
de l’appeler «cher maître» et qu’il m’appelait lui-même ainsi. Mais en réalité
nous prenions un certain plaisir à ce jeu, étant encore rapprochés de l’âge où
on croit qu’on crée ce qu’on nomme.





Malheureusement, je ne pus pas apaiser en causant avec Bloch et en
lui demandant des explications, le trouble où il m’avait jeté quand il m’avait
dit que les beaux vers (à moi qui n’attendais d’eux rien moins que la
révélation de la vérité) étaient d’autant plus beaux qu’ils ne signifiaient
rien du tout. Bloch en effet ne fut pas réinvité à la maison. Il y avait
d’abord été bien accueilli. Mon grand-père, il est vrai, prétendait que chaque
fois que je me liais avec un de mes camarades plus qu’avec les autres et que je
l’amenais chez nous, c’était toujours un juif, ce qui ne lui eût pas déplu en
principe—même son ami Swann était d’origine juive—s’il n’avait trouvé que ce
n’était pas d’habitude parmi les meilleurs que je le choisissais. Aussi quand
j’amenais un nouvel ami il était bien rare qu’il ne fredonnât pas: «O Dieu de
nos Pères» de la Juive ou bien «Israël romps ta chaîne», ne chantant que l’air
naturellement (Ti la lam ta lam, talim), mais j’avais peur que mon camarade ne
le connût et ne rétablît les paroles.





Avant de les avoir vus, rien qu’en entendant leur nom qui, bien
souvent, n’avait rien de particulièrement israélite, il devinait non seulement
l’origine juive de ceux de mes amis qui l’étaient en effet, mais même ce qu’il
y avait quelquefois de fâcheux dans leur famille.





—«Et comment s’appelle-t-il ton ami qui vient ce soir?»





—«Dumont, grand-père.»





—«Dumont! Oh! je me méfie.»





Et il chantait:





«Archers, faites bonne garde!





Veillez sans trêve et sans bruit»; Et après nous avoir posé
adroitement quelques questions plus précises, il s’écriait: «A la garde! A la
garde!» ou, si c’était le patient lui-même déjà arrivé qu’il avait forcé à son
insu, par un interrogatoire dissimulé, à confesser ses origines, alors pour
nous montrer qu’il n’avait plus aucun doute, il se contentait de nous regarder
en fredonnant imperceptiblement:





«De ce timide Israëlite





Quoi! vous guidez ici les pas!» ou:





«Champs paternels, Hébron, douce vallée.»





ou encore:





«Oui, je suis de la race élue.»





Ces petites manies de mon grand-père n’impliquaient aucun sentiment
malveillant à l’endroit de mes camarades. Mais Bloch avait déplu à mes parents
pour d’autres raisons. Il avait commencé par agacer mon père qui, le voyant
mouillé, lui avait dit avec intérêt:





—«Mais, monsieur Bloch, quel temps fait-il donc, est-ce qu’il a plu?
Je n’y comprends rien, le baromètre était excellent.»





Il n’en avait tiré que cette réponse:





—«Monsieur, je ne puis absolument vous dire s’il a plu. Je vis si
résolument en dehors des contingences physiques que mes sens ne prennent pas la
peine de me les notifier.»





—«Mais, mon pauvre fils, il est idiot ton ami, m’avait dit mon père
quand Bloch fut parti. Comment! il ne peut même pas me dire le temps qu’il
fait! Mais il n’y a rien de plus intéressant! C’est un imbécile.





Puis Bloch avait déplu à ma grand’mère parce que, après le déjeuner
comme elle disait qu’elle était un peu souffrante, il avait étouffé un sanglot
et essuyé des larmes.





—«Comment veux-tu que ça soit sincère, me dit-elle, puisqu’il ne me
connaît pas; ou bien alors il est fou.»





Et enfin il avait mécontenté tout le monde parce que, étant venu
déjeuner une heure et demie en retard et couvert de boue, au lieu de s’excuser,
il avait dit:





—«Je ne me laisse jamais influencer par les perturbations de
l’atmosphère ni par les divisions conventionnelles du temps. Je réhabiliterais
volontiers l’usage de la pipe d’opium et du kriss malais, mais j’ignore celui
de ces instruments infiniment plus pernicieux et d’ailleurs platement
bourgeois, la montre et le parapluie.»





Il serait malgré tout revenu à Combray. Il n’était pas pourtant
l’ami que mes parents eussent souhaité pour moi; ils avaient fini par penser
que les larmes que lui avait fait verser l’indisposition de ma grand’mère
n’étaient pas feintes; mais ils savaient d’instinct ou par expérience que les
élans de notre sensibilité ont peu d’empire sur la suite de nos actes et la
conduite de notre vie, et que le respect des obligations morales, la fidélité
aux amis, l’exécution d’une œuvre, l’observance d’un régime, ont un fondement
plus sûr dans des habitudes aveugles que dans ces transports momentanés,
ardents et stériles. Ils auraient préféré pour moi à Bloch des compagnons qui
ne me donneraient pas plus qu’il n’est convenu d’accorder à ses amis, selon les
règles de la morale bourgeoise; qui ne m’enverraient pas inopinément une
corbeille de fruits parce qu’ils auraient ce jour-là pensé à moi avec
tendresse, mais qui, n’étant pas capables de faire pencher en ma faveur la
juste balance des devoirs et des exigences de l’amitié sur un simple mouvement
de leur imagination et de leur sensibilité, ne la fausseraient pas davantage à
mon préjudice. Nos torts même font difficilement départir de ce qu’elles nous
doivent ces natures dont ma grand’tante était le modèle, elle qui brouillée
depuis des années avec une nièce à qui elle ne parlait jamais, ne modifia pas
pour cela le testament où elle lui laissait toute sa fortune, parce que c’était
sa plus proche parente et que cela «se devait».





Mais j’aimais Bloch, mes parents voulaient me faire plaisir, les
problèmes insolubles que je me posais à propos de la beauté dénuée de
signification de la fille de Minos et de Pasiphaé me fatiguaient davantage et
me rendaient plus souffrant que n’auraient fait de nouvelles conversations avec
lui, bien que ma mère les jugeât pernicieuses. Et on l’aurait encore reçu à
Combray si, après ce dîner, comme il venait de m’apprendre—nouvelle qui plus
tard eut beaucoup d’influence sur ma vie, et la rendit plus heureuse, puis plus
malheureuse—que toutes les femmes ne pensaient qu’à l’amour et qu’il n’y en a
pas dont on ne pût vaincre les résistances, il ne m’avait assuré avoir entendu
dire de la façon la plus certaine que ma grand’tante avait eu une jeunesse
orageuse et avait été publiquement entretenue. Je ne pus me tenir de répéter
ces propos à mes parents, on le mit à la porte quand il revint, et quand je
l’abordai ensuite dans la rue, il fut extrêmement froid pour moi.





Mais au sujet de Bergotte il avait dit vrai.





Les premiers jours, comme un air de musique dont on raffolera, mais
qu’on ne distingue pas encore, ce que je devais tant aimer dans son style ne
m’apparut pas. Je ne pouvais pas quitter le roman que je lisais de lui, mais me
croyais seulement intéressé par le sujet, comme dans ces premiers moments de
l’amour où on va tous les jours retrouver une femme à quelque réunion, à
quelque divertissement par les agréments desquels on se croit attiré. Puis je
remarquai les expressions rares, presque archaïques qu’il aimait employer à
certains moments où un flot caché d’harmonie, un prélude intérieur, soulevait
son style; et c’était aussi à ces moments-là qu’il se mettait à parler du «vain
songe de la vie», de «l’inépuisable torrent des belles apparences», du
«tourment stérile et délicieux de comprendre et d’aimer», des «émouvantes
effigies qui anoblissent à jamais la façade vénérable et charmante des
cathédrales», qu’il exprimait toute une philosophie nouvelle pour moi par de
merveilleuses images dont on aurait dit que c’était elles qui avaient éveillé
ce chant de harpes qui s’élevait alors et à l’accompagnement duquel elles
donnaient quelque chose de sublime. Un de ces passages de Bergotte, le
troisième ou le quatrième que j’eusse isolé du reste, me donna une joie
incomparable à celle que j’avais trouvée au premier, une joie que je me sentis
éprouver en une région plus profonde de moi-même, plus unie, plus vaste, d’où
les obstacles et les séparations semblaient avoir été enlevés. C’est que,
reconnaissant alors ce même goût pour les expressions rares, cette même
effusion musicale, cette même philosophie idéaliste qui avait déjà été les
autres fois, sans que je m’en rendisse compte, la cause de mon plaisir, je
n’eus plus l’impression d’être en présence d’un morceau particulier d’un
certain livre de Bergotte, traçant à la surface de ma pensée une figure
purement linéaire, mais plutôt du «morceau idéal» de Bergotte, commun à tous
ses livres et auquel tous les passages analogues qui venaient se confondre avec
lui, auraient donné une sorte d’épaisseur, de volume, dont mon esprit semblait
agrandi.





Je n’étais pas tout à fait le seul admirateur de Bergotte; il était
aussi l’écrivain préféré d’une amie de ma mère qui était très lettrée; enfin
pour lire son dernier livre paru, le docteur du Boulbon faisait attendre ses
malades; et ce fut de son cabinet de consultation, et d’un parc voisin de
Combray, que s’envolèrent quelques-unes des premières graines de cette
prédilection pour Bergotte, espèce si rare alors, aujourd’hui universellement
répandue, et dont on trouve partout en Europe, en Amérique, jusque dans le
moindre village, la fleur idéale et commune. Ce que l’amie de ma mère et,
paraît-il, le docteur du Boulbon aimaient surtout dans les livres de Bergotte
c’était comme moi, ce même flux mélodique, ces expressions anciennes, quelques
autres très simples et connues, mais pour lesquelles la place où il les mettait
en lumière semblait révéler de sa part un goût particulier; enfin, dans les
passages tristes, une certaine brusquerie, un accent presque rauque. Et sans
doute lui-même devait sentir que là étaient ses plus grands charmes. Car dans
les livres qui suivirent, s’il avait rencontré quelque grande vérité, ou le nom
d’une célèbre cathédrale, il interrompait son récit et dans une invocation, une
apostrophe, une longue prière, il donnait un libre cours à ces effluves qui
dans ses premiers ouvrages restaient intérieurs à sa prose, décelés seulement
alors par les ondulations de la surface, plus douces peut-être encore, plus
harmonieuses quand elles étaient ainsi voilées et qu’on n’aurait pu indiquer
d’une manière précise où naissait, où expirait leur murmure. Ces morceaux
auxquels il se complaisait étaient nos morceaux préférés. Pour moi, je les
savais par cœur. J’étais déçu quand il reprenait le fil de son récit. Chaque
fois qu’il parlait de quelque chose dont la beauté m’était restée jusque-là
cachée, des forêts de pins, de la grêle, de Notre-Dame de Paris, d’Athalie ou
de Phèdre, il faisait dans une image exploser cette beauté jusqu’à moi. Aussi
sentant combien il y avait de parties de l’univers que ma perception infirme ne
distinguerait pas s’il ne les rapprochait de moi, j’aurais voulu posséder une
opinion de lui, une métaphore de lui, sur toutes choses, surtout sur celles que
j’aurais l’occasion de voir moi-même, et entre celles-là, particulièrement sur
d’anciens monuments français et certains paysages maritimes, parce que
l’insistance avec laquelle il les citait dans ses livres prouvait qu’il les
tenait pour riches de signification et de beauté. Malheureusement sur presque
toutes choses j’ignorais son opinion. Je ne doutais pas qu’elle ne fût
entièrement différente des miennes, puisqu’elle descendait d’un monde inconnu
vers lequel je cherchais à m’élever: persuadé que mes pensées eussent paru pure
ineptie à cet esprit parfait, j’avais tellement fait table rase de toutes, que
quand par hasard il m’arriva d’en rencontrer, dans tel de ses livres, une que
j’avais déjà eue moi-même, mon cœur se gonflait comme si un Dieu dans sa bonté
me l’avait rendue, l’avait déclarée légitime et belle. Il arrivait parfois
qu’une page de lui disait les mêmes choses que j’écrivais souvent la nuit à ma
grand’mère et à ma mère quand je ne pouvais pas dormir, si bien que cette page
de Bergotte avait l’air d’un recueil d’épigraphes pour être placées en tête de
mes lettres. Même plus tard, quand je commençai de composer un livre, certaines
phrases dont la qualité ne suffit pas pour me décider à le continuer, j’en
retrouvai l’équivalent dans Bergotte. Mais ce n’était qu’alors, quand je les
lisais dans son œuvre, que je pouvais en jouir; quand c’était moi qui les
composais, préoccupé qu’elles reflétassent exactement ce que j’apercevais dans
ma pensée, craignant de ne pas «faire ressemblant», j’avais bien le temps de me
demander si ce que j’écrivais était agréable! Mais en réalité il n’y avait que
ce genre de phrases, ce genre d’idées que j’aimais vraiment. Mes efforts inquiets
et mécontents étaient eux-mêmes une marque d’amour, d’amour sans plaisir mais
profond. Aussi quand tout d’un coup je trouvais de telles phrases dans l’œuvre
d’un autre, c’est-à-dire sans plus avoir de scrupules, de sévérité, sans avoir
à me tourmenter, je me laissais enfin aller avec délices au goût que j’avais
pour elles, comme un cuisinier qui pour une fois où il n’a pas à faire la
cuisine trouve enfin le temps d’être gourmand. Un jour, ayant rencontré dans un
livre de Bergotte, à propos d’une vieille servante, une plaisanterie que le
magnifique et solennel langage de l’écrivain rendait encore plus ironique mais
qui était la même que j’avais souvent faite à ma grand’mère en parlant de
Françoise, une autre fois où je vis qu’il ne jugeait pas indigne de figurer
dans un de ces miroirs de la vérité qu’étaient ses ouvrages, une remarque
analogue à celle que j’avais eu l’occasion de faire sur notre ami M. Legrandin
(remarques sur Françoise et M. Legrandin qui étaient certes de celles que
j’eusse le plus délibérément sacrifiées à Bergotte, persuadé qu’il les
trouverait sans intérêt), il me sembla soudain que mon humble vie et les
royaumes du vrai n’étaient pas aussi séparés que j’avais cru, qu’ils
coïncidaient même sur certains points, et de confiance et de joie je pleurai
sur les pages de l’écrivain comme dans les bras d’un père retrouvé.





D’après ses livres j’imaginais Bergotte comme un vieillard faible et
déçu qui avait perdu des enfants et ne s’était jamais consolé. Aussi je lisais,
je chantais intérieurement sa prose, plus «dolce», plus «lento» peut-être
qu’elle n’était écrite, et la phrase la plus simple s’adressait à moi avec une
intonation attendrie. Plus que tout j’aimais sa philosophie, je m’étais donné à
elle pour toujours. Elle me rendait impatient d’arriver à l’âge où j’entrerais
au collège, dans la classe appelée Philosophie. Mais je ne voulais pas qu’on y
fît autre chose que vivre uniquement par la pensée de Bergotte, et si l’on
m’avait dit que les métaphysiciens auxquels je m’attacherais alors ne lui
ressembleraient en rien, j’aurais ressenti le désespoir d’un amoureux qui veut
aimer pour la vie et à qui on parle des autres maîtresses qu’il aura plus tard.





Un dimanche, pendant ma lecture au jardin, je fus dérangé par Swann
qui venait voir mes parents.





—«Qu’est-ce que vous lisez, on peut regarder? Tiens, du Bergotte?
Qui donc vous a indiqué ses ouvrages?» Je lui dis que c’était Bloch.





—«Ah! oui, ce garçon que j’ai vu une fois ici, qui ressemble
tellement au portrait de Mahomet II par Bellini. Oh! c’est frappant, il a les
mêmes sourcils circonflexes, le même nez recourbé, les mêmes pommettes
saillantes. Quand il aura une barbiche ce sera la même personne. En tout cas il
a du goût, car Bergotte est un charmant esprit.» Et voyant combien j’avais
l’air d’admirer Bergotte, Swann qui ne parlait jamais des gens qu’il
connaissait fit, par bonté, une exception et me dit:





—«Je le connais beaucoup, si cela pouvait vous faire plaisir qu’il
écrive un mot en tête de votre volume, je pourrais le lui demander.» Je n’osai
pas accepter mais posai à Swann des questions sur Bergotte. «Est-ce que vous
pourriez me dire quel est l’acteur qu’il préfère?»





—«L’acteur, je ne sais pas. Mais je sais qu’il n’égale aucun artiste
homme à la Berma qu’il met au-dessus de tout. L’avez-vous entendue?»





—«Non monsieur, mes parents ne me permettent pas d’aller au
théâtre.»





—«C’est malheureux. Vous devriez leur demander. La Berma dans
Phèdre, dans le Cid, ce n’est qu’une actrice si vous voulez, mais vous savez je
ne crois pas beaucoup à la «hiérarchie!» des arts; (et je remarquai, comme cela
m’avait souvent frappé dans ses conversations avec les sœurs de ma grand’mère
que quand il parlait de choses sérieuses, quand il employait une expression qui
semblait impliquer une opinion sur un sujet important, il avait soin de
l’isoler dans une intonation spéciale, machinale et ironique, comme s’il
l’avait mise entre guillemets, semblant ne pas vouloir la prendre à son compte,
et dire: «la hiérarchie, vous savez, comme disent les gens ridicules»? Mais
alors, si c’était ridicule, pourquoi disait-il la hiérarchie?). Un instant
après il ajouta: «Cela vous donnera une vision aussi noble que n’importe quel
chef-d’œuvre, je ne sais pas moi... que»—et il se mit à rire—«les Reines de
Chartres!» Jusque-là cette horreur d’exprimer sérieusement son opinion m’avait
paru quelque chose qui devait être élégant et parisien et qui s’opposait au
dogmatisme provincial des sœurs de ma grand’mère; et je soupçonnais aussi que c’était
une des formes de l’esprit dans la coterie où vivait Swann et où par réaction
sur le lyrisme des générations antérieures on réhabilitait à l’excès les petits
faits précis, réputés vulgaires autrefois, et on proscrivait les «phrases».
Mais maintenant je trouvais quelque chose de choquant dans cette attitude de
Swann en face des choses. Il avait l’air de ne pas oser avoir une opinion et de
n’être tranquille que quand il pouvait donner méticuleusement des
renseignements précis. Mais il ne se rendait donc pas compte que c’était
professer l’opinion, postuler, que l’exactitude de ces détails avait de
l’importance. Je repensai alors à ce dîner où j’étais si triste parce que maman
ne devait pas monter dans ma chambre et où il avait dit que les bals chez la princesse
de Léon n’avaient aucune importance. Mais c’était pourtant à ce genre de
plaisirs qu’il employait sa vie. Je trouvais tout cela contradictoire. Pour
quelle autre vie réservait-il de dire enfin sérieusement ce qu’il pensait des
choses, de formuler des jugements qu’il pût ne pas mettre entre guillemets, et
de ne plus se livrer avec une politesse pointilleuse à des occupations dont il
professait en même temps qu’elles sont ridicules? Je remarquai aussi dans la
façon dont Swann me parla de Bergotte quelque chose qui en revanche ne lui
était pas particulier mais au contraire était dans ce temps-là commun à tous
les admirateurs de l’écrivain, à l’amie de ma mère, au docteur du Boulbon.
Comme Swann, ils disaient de Bergotte: «C’est un charmant esprit, si particulier,
il a une façon à lui de dire les choses un peu cherchée, mais si agréable. On
n’a pas besoin de voir la signature, on reconnaît tout de suite que c’est de
lui.» Mais aucun n’aurait été jusqu’à dire: «C’est un grand écrivain, il a un
grand talent.» Ils ne disaient même pas qu’il avait du talent. Ils ne le
disaient pas parce qu’ils ne le savaient pas. Nous sommes très longs à
reconnaître dans la physionomie particulière d’un nouvel écrivain le modèle qui
porte le nom de «grand talent» dans notre musée des idées générales. Justement
parce que cette physionomie est nouvelle nous ne la trouvons pas tout à fait
ressemblante à ce que nous appelons talent. Nous disons plutôt originalité,
charme, délicatesse, force; et puis un jour nous nous rendons compte que c’est
justement tout cela le talent.





—«Est-ce qu’il y a des ouvrages de Bergotte où il ait parlé de la
Berma?» demandai-je à M. Swann.





—Je crois dans sa petite plaquette sur Racine, mais elle doit être
épuisée. Il y a peut-être eu cependant une réimpression. Je m’informerai. Je
peux d’ailleurs demander à Bergotte tout ce que vous voulez, il n’y a pas de
semaine dans l’année où il ne dîne à la maison. C’est le grand ami de ma fille.
Ils vont ensemble visiter les vieilles villes, les cathédrales, les châteaux.





Comme je n’avais aucune notion sur la hiérarchie sociale, depuis
longtemps l’impossibilité que mon père trouvait à ce que nous fréquentions Mme
et Mlle Swann avait eu plutôt pour effet, en me faisant imaginer entre elles et
nous de grandes distances, de leur donner à mes yeux du prestige. Je regrettais
que ma mère ne se teignît pas les cheveux et ne se mît pas de rouge aux lèvres
comme j’avais entendu dire par notre voisine Mme Sazerat que Mme Swann le
faisait pour plaire, non à son mari, mais à M. de Charlus, et je pensais que
nous devions être pour elle un objet de mépris, ce qui me peinait surtout à
cause de Mlle Swann qu’on m’avait dit être une si jolie petite fille et à
laquelle je rêvais souvent en lui prêtant chaque fois un même visage arbitraire
et charmant. Mais quand j’eus appris ce jour-là que Mlle Swann était un être
d’une condition si rare, baignant comme dans son élément naturel au milieu de
tant de privilèges, que quand elle demandait à ses parents s’il y avait
quelqu’un à dîner, on lui répondait par ces syllabes remplies de lumière, par
le nom de ce convive d’or qui n’était pour elle qu’un vieil ami de sa famille:
Bergotte; que, pour elle, la causerie intime à table, ce qui correspondait à ce
qu’était pour moi la conversation de ma grand’tante, c’étaient des paroles de
Bergotte sur tous ces sujets qu’il n’avait pu aborder dans ses livres, et sur
lesquels j’aurais voulu l’écouter rendre ses oracles, et qu’enfin, quand elle
allait visiter des villes, il cheminait à côté d’elle, inconnu et glorieux,
comme les Dieux qui descendaient au milieu des mortels, alors je sentis en même
temps que le prix d’un être comme Mlle Swann, combien je lui paraîtrais
grossier et ignorant, et j’éprouvai si vivement la douceur et l’impossibilité
qu’il y aurait pour moi à être son ami, que je fus rempli à la fois de désir et
de désespoir. Le plus souvent maintenant quand je pensais à elle, je la voyais
devant le porche d’une cathédrale, m’expliquant la signification des statues,
et, avec un sourire qui disait du bien de moi, me présentant comme son ami, à
Bergotte. Et toujours le charme de toutes les idées que faisaient naître en moi
les cathédrales, le charme des coteaux de l’Ile-de-France et des plaines de la
Normandie faisait refluer ses reflets sur l’image que je me formais de Mlle
Swann: c’était être tout prêt à l’aimer. Que nous croyions qu’un être participe
à une vie inconnue où son amour nous ferait pénétrer, c’est, de tout ce
qu’exige l’amour pour naître, ce à quoi il tient le plus, et qui lui fait faire
bon marché du reste. Même les femmes qui prétendent ne juger un homme que sur
son physique, voient en ce physique l’émanation d’une vie spéciale. C’est
pourquoi elles aiment les militaires, les pompiers; l’uniforme les rend moins
difficiles pour le visage; elles croient baiser sous la cuirasse un cœur
différent, aventureux et doux; et un jeune souverain, un prince héritier, pour
faire les plus flatteuses conquêtes, dans les pays étrangers qu’il visite, n’a
pas besoin du profil régulier qui serait peut-être indispensable à un
coulissier.





Tandis que je lisais au jardin, ce que ma grand’tante n’aurait pas
compris que je fisse en dehors du dimanche, jour où il est défendu de s’occuper
à rien de sérieux et où elle ne cousait pas (un jour de semaine, elle m’aurait
dit «Comment tu t’amuses encore à lire, ce n’est pourtant pas dimanche» en
donnant au mot amusement le sens d’enfantillage et de perte de temps), ma tante
Léonie devisait avec Françoise en attendant l’heure d’Eulalie. Elle lui
annonçait qu’elle venait de voir passer Mme Goupil «sans parapluie, avec la
robe de soie qu’elle s’est fait faire à Châteaudun. Si elle a loin à aller
avant vêpres elle pourrait bien la faire saucer».





—«Peut-être, peut-être (ce qui signifiait peut-être non)» disait
Françoise pour ne pas écarter définitivement la possibilité d’une alternative
plus favorable.





—«Tiens, disait ma tante en se frappant le front, cela me fait
penser que je n’ai point su si elle était arrivée à l’église après l’élévation.
Il faudra que je pense à le demander à Eulalie... Françoise, regardez-moi ce
nuage noir derrière le clocher et ce mauvais soleil sur les ardoises, bien sûr
que la journée ne se passera pas sans pluie. Ce n’était pas possible que ça
reste comme ça, il faisait trop chaud. Et le plus tôt sera le mieux, car tant
que l’orage n’aura pas éclaté, mon eau de Vichy ne descendra pas, ajoutait ma
tante dans l’esprit de qui le désir de hâter la descente de l’eau de Vichy
l’emportait infiniment sur la crainte de voir Mme Goupil gâter sa robe.»





—«Peut-être, peut-être.»





—«Et c’est que, quand il pleut sur la place, il n’y a pas grand
abri.»





—«Comment, trois heures? s’écriait tout à coup ma tante en
pâlissant, mais alors les vêpres sont commencées, j’ai oublié ma pepsine! Je
comprends maintenant pourquoi mon eau de Vichy me restait sur l’estomac.»





Et se précipitant sur un livre de messe relié en velours violet,
monté d’or, et d’où, dans sa hâte, elle laissait s’échapper de ces images,
bordées d’un bandeau de dentelle de papier jaunissante, qui marquent les pages
des fêtes, ma tante, tout en avalant ses gouttes commençait à lire au plus vite
les textes sacrés dont l’intelligence lui était légèrement obscurcie par
l’incertitude de savoir si, prise aussi longtemps après l’eau de Vichy, la
pepsine serait encore capable de la rattraper et de la faire descendre. «Trois
heures, c’est incroyable ce que le temps passe!»





Un petit coup au carreau, comme si quelque chose l’avait heurté,
suivi d’une ample chute légère comme de grains de sable qu’on eût laissé tomber
d’une fenêtre au-dessus, puis la chute s’étendant, se réglant, adoptant un
rythme, devenant fluide, sonore, musicale, innombrable, universelle: c’était la
pluie.





—«Eh bien! Françoise, qu’est-ce que je disais? Ce que cela tombe!
Mais je crois que j’ai entendu le grelot de la porte du jardin, allez donc voir
qui est-ce qui peut être dehors par un temps pareil.»





Françoise revenait:





—«C’est Mme Amédée (ma grand’mère) qui a dit qu’elle allait faire un
tour. Ça pleut pourtant fort.»





—Cela ne me surprend point, disait ma tante en levant les yeux au
ciel. J’ai toujours dit qu’elle n’avait point l’esprit fait comme tout le
monde. J’aime mieux que ce soit elle que moi qui soit dehors en ce moment.





—Mme Amédée, c’est toujours tout l’extrême des autres, disait
Françoise avec douceur, réservant pour le moment où elle serait seule avec les
autres domestiques, de dire qu’elle croyait ma grand’mère un peu «piquée».





—Voilà le salut passé! Eulalie ne viendra plus, soupirait ma tante;
ce sera le temps qui lui aura fait peur.»





—«Mais il n’est pas cinq heures, madame Octave, il n’est que quatre
heures et demie.»





—Que quatre heures et demie? et j’ai été obligée de relever les
petits rideaux pour avoir un méchant rayon de jour. A quatre heures et demie!
Huit jours avant les Rogations! Ah! ma pauvre Françoise, il faut que le bon
Dieu soit bien en colère après nous. Aussi, le monde d’aujourd’hui en fait
trop! Comme disait mon pauvre Octave, on a trop oublié le bon Dieu et il se
venge.





Une vive rougeur animait les joues de ma tante, c’était Eulalie.
Malheureusement, à peine venait-elle d’être introduite que Françoise rentrait
et avec un sourire qui avait pour but de se mettre elle-même à l’unisson de la
joie qu’elle ne doutait pas que ses paroles allaient causer à ma tante,
articulant les syllabes pour montrer que, malgré l’emploi du style indirect,
elle rapportait, en bonne domestique, les paroles mêmes dont avait daigné se
servir le visiteur:





—«M. le Curé serait enchanté, ravi, si Madame Octave ne repose pas
et pouvait le recevoir. M. le Curé ne veut pas déranger. M. le Curé est en bas,
j’y ai dit d’entrer dans la salle.»





En réalité, les visites du curé ne faisaient pas à ma tante un aussi
grand plaisir que le supposait Françoise et l’air de jubilation dont celle-ci
croyait devoir pavoiser son visage chaque fois qu’elle avait à l’annoncer ne
répondait pas entièrement au sentiment de la malade. Le curé (excellent homme
avec qui je regrette de ne pas avoir causé davantage, car s’il n’entendait rien
aux arts, il connaissait beaucoup d’étymologies), habitué à donner aux
visiteurs de marque des renseignements sur l’église (il avait même l’intention
d’écrire un livre sur la paroisse de Combray), la fatiguait par des
explications infinies et d’ailleurs toujours les mêmes. Mais quand elle
arrivait ainsi juste en même temps que celle d’Eulalie, sa visite devenait
franchement désagréable à ma tante. Elle eût mieux aimé bien profiter d’Eulalie
et ne pas avoir tout le monde à la fois. Mais elle n’osait pas ne pas recevoir
le curé et faisait seulement signe à Eulalie de ne pas s’en aller en même temps
que lui, qu’elle la garderait un peu seule quand il serait parti.





—«Monsieur le Curé, qu’est-ce que l’on me disait, qu’il y a un
artiste qui a installé son chevalet dans votre église pour copier un vitrail.
Je peux dire que je suis arrivée à mon âge sans avoir jamais entendu parler
d’une chose pareille! Qu’est-ce que le monde aujourd’hui va donc chercher! Et
ce qu’il y a de plus vilain dans l’église!»





—«Je n’irai pas jusqu’à dire que c’est ce qu’il y a de plus vilain,
car s’il y a à Saint-Hilaire des parties qui méritent d’être visitées, il y en
a d’autres qui sont bien vieilles, dans ma pauvre basilique, la seule de tout
le diocèse qu’on n’ait même pas restaurée! Mon dieu, le porche est sale et
antique, mais enfin d’un caractère majestueux; passe même pour les tapisseries
d’Esther dont personnellement je ne donnerais pas deux sous, mais qui sont
placées par les connaisseurs tout de suite après celles de Sens. Je reconnais
d’ailleurs, qu’à côté de certains détails un peu réalistes, elles en présentent
d’autres qui témoignent d’un véritable esprit d’observation. Mais qu’on ne
vienne pas me parler des vitraux. Cela a-t-il du bon sens de laisser des
fenêtres qui ne donnent pas de jour et trompent même la vue par ces reflets
d’une couleur que je ne saurais définir, dans une église où il n’y a pas deux
dalles qui soient au même niveau et qu’on se refuse à me remplacer sous
prétexte que ce sont les tombes des abbés de Combray et des seigneurs de
Guermantes, les anciens comtes de Brabant. Les ancêtres directs du duc de
Guermantes d’aujourd’hui et aussi de la Duchesse puisqu’elle est une demoiselle
de Guermantes qui a épousé son cousin.» (Ma grand’mère qui à force de se
désintéresser des personnes finissait par confondre tous les noms, chaque fois
qu’on prononçait celui de la Duchesse de Guermantes prétendait que ce devait
être une parente de Mme de Villeparisis. Tout le monde éclatait de rire; elle
tâchait de se défendre en alléguant une certaine lettre de faire part: «Il me
semblait me rappeler qu’il y avait du Guermantes là-dedans.» Et pour une fois
j’étais avec les autres contre elle, ne pouvant admettre qu’il y eût un lien
entre son amie de pension et la descendante de Geneviève de Brabant.)—«Voyez
Roussainville, ce n’est plus aujourd’hui qu’une paroisse de fermiers, quoique
dans l’antiquité cette localité ait dû un grand essor au commerce de chapeaux
de feutre et des pendules. (Je ne suis pas certain de l’étymologie de
Roussainville. Je croirais volontiers que le nom primitif était Rouville
(Radulfi villa) comme Châteauroux (Castrum Radulfi) mais je vous parlerai de
cela une autre fois. Hé bien! l’église a des vitraux superbes, presque tous
modernes, et cette imposante Entrée de Louis-Philippe à Combray qui serait
mieux à sa place à Combray même, et qui vaut, dit-on, la fameuse verrière de
Chartres. Je voyais même hier le frère du docteur Percepied qui est amateur et
qui la regarde comme d’un plus beau travail.





«Mais, comme je le lui disais, à cet artiste qui semble du reste
très poli, qui est paraît-il, un véritable virtuose du pinceau, que lui
trouvez-vous donc d’extraordinaire à ce vitrail, qui est encore un peu plus
sombre que les autres?»





—«Je suis sûre que si vous le demandiez à Monseigneur, disait
mollement ma tante qui commençait à penser qu’elle allait être fatiguée, il ne
vous refuserait pas un vitrail neuf.»





—«Comptez-y, madame Octave, répondait le curé. Mais c’est justement
Monseigneur qui a attaché le grelot à cette malheureuse verrière en prouvant
qu’elle représente Gilbert le Mauvais, sire de Guermantes, le descendant direct
de Geneviève de Brabant qui était une demoiselle de Guermantes, recevant
l’absolution de Saint-Hilaire.»





—«Mais je ne vois pas où est Saint-Hilaire?





—«Mais si, dans le coin du vitrail vous n’avez jamais remarqué une
dame en robe jaune? Hé bien! c’est Saint-Hilaire qu’on appelle aussi, vous le
savez, dans certaines provinces, Saint-Illiers, Saint-Hélier, et même, dans le
Jura, Saint-Ylie. Ces diverses corruptions de sanctus Hilarius ne sont pas du
reste les plus curieuses de celles qui se sont produites dans les noms des
bienheureux. Ainsi votre patronne, ma bonne Eulalie, sancta Eulalia, savez-vous
ce qu’elle est devenue en Bourgogne? Saint-Eloi tout simplement: elle est
devenue un saint. Voyez-vous, Eulalie, qu’après votre mort on fasse de vous un
homme?»—«Monsieur le Curé a toujours le mot pour rigoler.»—«Le frère de
Gilbert, Charles le Bègue, prince pieux mais qui, ayant perdu de bonne heure
son père, Pépin l’Insensé, mort des suites de sa maladie mentale, exerçait le
pouvoir suprême avec toute la présomption d’une jeunesse à qui la discipline a
manqué; dès que la figure d’un particulier ne lui revenait pas dans une ville,
il y faisait massacrer jusqu’au dernier habitant. Gilbert voulant se venger de
Charles fit brûler l’église de Combray, la primitive église alors, celle que
Théodebert, en quittant avec sa cour la maison de campagne qu’il avait près
d’ici, à Thiberzy (Theodeberciacus), pour aller combattre les Burgondes, avait
promis de bâtir au-dessus du tombeau de Saint-Hilaire, si le Bienheureux lui
procurait la victoire. Il n’en reste que la crypte où Théodore a dû vous faire
descendre, puisque Gilbert brûla le reste. Ensuite il défit l’infortuné Charles
avec l’aide de Guillaume Le Conquérant (le curé prononçait Guilôme), ce qui
fait que beaucoup d’Anglais viennent pour visiter. Mais il ne semble pas avoir
su se concilier la sympathie des habitants de Combray, car ceux-ci se ruèrent
sur lui à la sortie de la messe et lui tranchèrent la tête. Du reste Théodore
prête un petit livre qui donne les explications.





«Mais ce qui est incontestablement le plus curieux dans notre
église, c’est le point de vue qu’on a du clocher et qui est grandiose.
Certainement, pour vous qui n’êtes pas très forte, je ne vous conseillerais pas
de monter nos quatre-vingt-dix-sept marches, juste la moitié du célèbre dôme de
Milan. Il y a de quoi fatiguer une personne bien portante, d’autant plus qu’on
monte plié en deux si on ne veut pas se casser la tête, et on ramasse avec ses
effets toutes les toiles d’araignées de l’escalier. En tous cas il faudrait
bien vous couvrir, ajoutait-il (sans apercevoir l’indignation que causait à ma
tante l’idée qu’elle fût capable de monter dans le clocher), car il fait un de
ces courants d’air une fois arrivé là-haut! Certaines personnes affirment y
avoir ressenti le froid de la mort. N’importe, le dimanche il y a toujours des
sociétés qui viennent même de très loin pour admirer la beauté du panorama et
qui s’en retournent enchantées. Tenez, dimanche prochain, si le temps se
maintient, vous trouveriez certainement du monde, comme ce sont les Rogations.
Il faut avouer du reste qu’on jouit de là d’un coup d’œil féerique, avec des
sortes d’échappées sur la plaine qui ont un cachet tout particulier. Quand le
temps est clair on peut distinguer jusqu’à Verneuil. Surtout on embrasse à la
fois des choses qu’on ne peut voir habituellement que l’une sans l’autre, comme
le cours de la Vivonne et les fossés de Saint-Assise-lès-Combray, dont elle est
séparée par un rideau de grands arbres, ou encore comme les différents canaux
de Jouy-le-Vicomte (Gaudiacus vice comitis comme vous savez). Chaque fois que
je suis allé à Jouy-le-Vicomte, j’ai bien vu un bout du canal, puis quand
j’avais tourné une rue j’en voyais un autre, mais alors je ne voyais plus le
précédent. J’avais beau les mettre ensemble par la pensée, cela ne me faisait
pas grand effet. Du clocher de Saint-Hilaire c’est autre chose, c’est tout un
réseau où la localité est prise. Seulement on ne distingue pas d’eau, on dirait
de grandes fentes qui coupent si bien la ville en quartiers, qu’elle est comme
une brioche dont les morceaux tiennent ensemble mais sont déjà découpés. Il
faudrait pour bien faire être à la fois dans le clocher de Saint-Hilaire et à
Jouy-le-Vicomte.»





Le curé avait tellement fatigué ma tante qu’à peine était-il parti,
elle était obligée de renvoyer Eulalie.





—«Tenez, ma pauvre Eulalie, disait-elle d’une voix faible, en tirant
une pièce d’une petite bourse qu’elle avait à portée de sa main, voilà pour que
vous ne m’oubliiez pas dans vos prières.»





—«Ah! mais, madame Octave, je ne sais pas si je dois, vous savez
bien que ce n’est pas pour cela que je viens!» disait Eulalie avec la même
hésitation et le même embarras, chaque fois, que si c’était la première, et
avec une apparence de mécontentement qui égayait ma tante mais ne lui
déplaisait pas, car si un jour Eulalie, en prenant la pièce, avait un air un
peu moins contrarié que de coutume, ma tante disait:





—«Je ne sais pas ce qu’avait Eulalie; je lui ai pourtant donné la
même chose que d’habitude, elle n’avait pas l’air contente.»





—Je crois qu’elle n’a pourtant pas à se plaindre, soupirait
Françoise, qui avait une tendance à considérer comme de la menue monnaie tout
ce que lui donnait ma tante pour elle ou pour ses enfants, et comme des trésors
follement gaspillés pour une ingrate les piécettes mises chaque dimanche dans
la main d’Eulalie, mais si discrètement que Françoise n’arrivait jamais à les
voir. Ce n’est pas que l’argent que ma tante donnait à Eulalie, Françoise l’eût
voulu pour elle. Elle jouissait suffisamment de ce que ma tante possédait,
sachant que les richesses de la maîtresse du même coup élèvent et embellissent
aux yeux de tous sa servante; et qu’elle, Françoise, était insigne et glorifiée
dans Combray, Jouy-le-Vicomte et autres lieux, pour les nombreuses fermes de ma
tante, les visites fréquentes et prolongées du curé, le nombre singulier des
bouteilles d’eau de Vichy consommées. Elle n’était avare que pour ma tante; si
elle avait géré sa fortune, ce qui eût été son rêve, elle l’aurait préservée
des entreprises d’autrui avec une férocité maternelle. Elle n’aurait pourtant
pas trouvé grand mal à ce que ma tante, qu’elle savait incurablement généreuse,
se fût laissée aller à donner, si au moins ç’avait été à des riches. Peut-être
pensait-elle que ceux-là, n’ayant pas besoin des cadeaux de ma tante, ne
pouvaient être soupçonnés de l’aimer à cause d’eux. D’ailleurs offerts à des
personnes d’une grande position de fortune, à Mme Sazerat, à M. Swann, à M.
Legrandin, à Mme Goupil, à des personnes «de même rang» que ma tante et qui
«allaient bien ensemble», ils lui apparaissaient comme faisant partie des usages
de cette vie étrange et brillante des gens riches qui chassent, se donnent des
bals, se font des visites et qu’elle admirait en souriant. Mais il n’en allait
plus de même si les bénéficiaires de la générosité de ma tante étaient de ceux
que Françoise appelait «des gens comme moi, des gens qui ne sont pas plus que
moi» et qui étaient ceux qu’elle méprisait le plus à moins qu’ils ne
l’appelassent «Madame Françoise» et ne se considérassent comme étant «moins
qu’elle». Et quand elle vit que, malgré ses conseils, ma tante n’en faisait
qu’à sa tête et jetait l’argent—Françoise le croyait du moins—pour des
créatures indignes, elle commença à trouver bien petits les dons que ma tante
lui faisait en comparaison des sommes imaginaires prodiguées à Eulalie. Il n’y
avait pas dans les environs de Combray de ferme si conséquente que Françoise ne
supposât qu’Eulalie eût pu facilement l’acheter, avec tout ce que lui
rapporteraient ses visites. Il est vrai qu’Eulalie faisait la même estimation
des richesses immenses et cachées de Françoise. Habituellement, quand Eulalie
était partie, Françoise prophétisait sans bienveillance sur son compte. Elle la
haïssait, mais elle la craignait et se croyait tenue, quand elle était là, à
lui faire «bon visage». Elle se rattrapait après son départ, sans la nommer
jamais à vrai dire, mais en proférant des oracles sibyllins, des sentences d’un
caractère général telles que celles de l’Ecclésiaste, mais dont l’application
ne pouvait échapper à ma tante. Après avoir regardé par le coin du rideau si
Eulalie avait refermé la porte: «Les personnes flatteuses savent se faire bien
venir et ramasser les pépettes; mais patience, le bon Dieu les punit toutes par
un beau jour», disait-elle, avec le regard latéral et l’insinuation de Joas
pensant exclusivement à Athalie quand il dit:





Le bonheur des méchants comme un torrent s’écoule.





Mais quand le curé était venu aussi et que sa visite interminable
avait épuisé les forces de ma tante, Françoise sortait de la chambre derrière
Eulalie et disait:





—«Madame Octave, je vous laisse reposer, vous avez l’air beaucoup
fatiguée.»





Et ma tante ne répondait même pas, exhalant un soupir qui semblait
devoir être le dernier, les yeux clos, comme morte. Mais à peine Françoise
était-elle descendue que quatre coups donnés avec la plus grande violence
retentissaient dans la maison et ma tante, dressée sur son lit, criait:





—«Est-ce qu’Eulalie est déjà partie? Croyez-vous que j’ai oublié de
lui demander si Mme Goupil était arrivée à la messe avant l’élévation! Courez
vite après elle!»





Mais Françoise revenait n’ayant pu rattraper Eulalie.





—«C’est contrariant, disait ma tante en hochant la tête. La seule
chose importante que j’avais à lui demander!»





Ainsi passait la vie pour ma tante Léonie, toujours identique, dans
la douce uniformité de ce qu’elle appelait avec un dédain affecté et une
tendresse profonde, son «petit traintrain». Préservé par tout le monde, non
seulement à la maison, où chacun ayant éprouvé l’inutilité de lui conseiller
une meilleure hygiène, s’était peu à peu résigné à le respecter, mais même dans
le village où, à trois rues de nous, l’emballeur, avant de clouer ses caisses,
faisait demander à Françoise si ma tante ne «reposait pas»,—ce traintrain fut
pourtant troublé une fois cette année-là. Comme un fruit caché qui serait
parvenu à maturité sans qu’on s’en aperçût et se détacherait spontanément,
survint une nuit la délivrance de la fille de cuisine. Mais ses douleurs
étaient intolérables, et comme il n’y avait pas de sage-femme à Combray, Françoise
dut partir avant le jour en chercher une à Thiberzy. Ma tante, à cause des cris
de la fille de cuisine, ne put reposer, et Françoise, malgré la courte
distance, n’étant revenue que très tard, lui manqua beaucoup. Aussi, ma mère me
dit-elle dans la matinée: «Monte donc voir si ta tante n’a besoin de rien.»
J’entrai dans la première pièce et, par la porte ouverte, vis ma tante, couchée
sur le côté, qui dormait; je l’entendis ronfler légèrement. J’allais m’en aller
doucement mais sans doute le bruit que j’avais fait était intervenu dans son
sommeil et en avait «changé la vitesse», comme on dit pour les automobiles, car
la musique du ronflement s’interrompit une seconde et reprit un ton plus bas,
puis elle s’éveilla et tourna à demi son visage que je pus voir alors; il
exprimait une sorte de terreur; elle venait évidemment d’avoir un rêve affreux;
elle ne pouvait me voir de la façon dont elle était placée, et je restais là ne
sachant si je devais m’avancer ou me retirer; mais déjà elle semblait revenue
au sentiment de la réalité et avait reconnu le mensonge des visions qui
l’avaient effrayée; un sourire de joie, de pieuse reconnaissance envers Dieu
qui permet que la vie soit moins cruelle que les rêves, éclaira faiblement son
visage, et avec cette habitude qu’elle avait prise de se parler à mi-voix à
elle-même quand elle se croyait seule, elle murmura: «Dieu soit loué! nous
n’avons comme tracas que le fille de cuisine qui accouche. Voilà-t-il pas que
je rêvais que mon pauvre Octave était ressuscité et qu’il voulait me faire
faire une promenade tous les jours!» Sa main se tendit vers son chapelet qui
était sur la petite table, mais le sommeil recommençant ne lui laissa pas la
force de l’atteindre: elle se rendormit, tranquillisée, et je sortis à pas de
loup de la chambre sans qu’elle ni personne eût jamais appris ce que j’avais
entendu.





Quand je dis qu’en dehors d’événements très rares, comme cet
accouchement, le traintrain de ma tante ne subissait jamais aucune variation,
je ne parle pas de celles qui, se répétant toujours identiques à des
intervalles réguliers, n’introduisaient au sein de l’uniformité qu’une sorte
d’uniformité secondaire. C’est ainsi que tous les samedis, comme Françoise
allait dans l’après-midi au marché de Roussainville-le-Pin, le déjeuner était,
pour tout le monde, une heure plus tôt. Et ma tante avait si bien pris
l’habitude de cette dérogation hebdomadaire à ses habitudes, qu’elle tenait à
cette habitude-là autant qu’aux autres. Elle y était si bien «routinée», comme
disait Françoise, que s’il lui avait fallu un samedi, attendre pour déjeuner
l’heure habituelle, cela l’eût autant «dérangée» que si elle avait dû, un autre
jour, avancer son déjeuner à l’heure du samedi. Cette avance du déjeuner
donnait d’ailleurs au samedi, pour nous tous, une figure particulière,
indulgente, et assez sympathique. Au moment où d’habitude on a encore une heure
à vivre avant la détente du repas, on savait que, dans quelques secondes, on
allait voir arriver des endives précoces, une omelette de faveur, un bifteck
immérité. Le retour de ce samedi asymétrique était un de ces petits événements
intérieurs, locaux, presque civiques qui, dans les vies tranquilles et les
sociétés fermées, créent une sorte de lien national et deviennent le thème
favori des conversations, des plaisanteries, des récits exagérés à plaisir: il
eût été le noyau tout prêt pour un cycle légendaire si l’un de nous avait eu la
tête épique. Dès le matin, avant d’être habillés, sans raison, pour le plaisir
d’éprouver la force de la solidarité, on se disait les uns aux autres avec
bonne humeur, avec cordialité, avec patriotisme: «Il n’y a pas de temps à
perdre, n’oublions pas que c’est samedi!» cependant que ma tante, conférant
avec Françoise et songeant que la journée serait plus longue que d’habitude,
disait: «Si vous leur faisiez un beau morceau de veau, comme c’est samedi.» Si
à dix heures et demie un distrait tirait sa montre en disant: «Allons, encore
une heure et demie avant le déjeuner», chacun était enchanté d’avoir à lui
dire: «Mais voyons, à quoi pensez-vous, vous oubliez que c’est samedi!»; on en
riait encore un quart d’heure après et on se promettait de monter raconter cet
oubli à ma tante pour l’amuser. Le visage du ciel même semblait changé. Après
le déjeuner, le soleil, conscient que c’était samedi, flânait une heure de plus
au haut du ciel, et quand quelqu’un, pensant qu’on était en retard pour la
promenade, disait: «Comment, seulement deux heures?» en voyant passer les deux
coups du clocher de Saint-Hilaire (qui ont l’habitude de ne rencontrer encore
personne dans les chemins désertés à cause du repas de midi ou de la sieste, le
long de la rivière vive et blanche que le pêcheur même a abandonnée, et passent
solitaires dans le ciel vacant où ne restent que quelques nuages paresseux),
tout le monde en chœur lui répondait: «Mais ce qui vous trompe, c’est qu’on a
déjeuné une heure plus tôt, vous savez bien que c’est samedi!» La surprise d’un
barbare (nous appelions ainsi tous les gens qui ne savaient pas ce qu’avait de
particulier le samedi) qui, étant venu à onze heures pour parler à mon père,
nous avait trouvés à table, était une des choses qui, dans sa vie, avaient le
plus égayé Françoise. Mais si elle trouvait amusant que le visiteur interloqué
ne sût pas que nous déjeunions plus tôt le samedi, elle trouvait plus comique
encore (tout en sympathisant du fond du cœur avec ce chauvinisme étroit) que
mon père, lui, n’eût pas eu l’idée que ce barbare pouvait l’ignorer et eût
répondu sans autre explication à son étonnement de nous voir déjà dans la salle
à manger: «Mais voyons, c’est samedi!» Parvenue à ce point de son récit, elle
essuyait des larmes d’hilarité et pour accroître le plaisir qu’elle éprouvait,
elle prolongeait le dialogue, inventait ce qu’avait répondu le visiteur à qui
ce «samedi» n’expliquait rien. Et bien loin de nous plaindre de ses additions,
elles ne nous suffisaient pas encore et nous disions: «Mais il me semblait
qu’il avait dit aussi autre chose. C’était plus long la première fois quand
vous l’avez raconté.» Ma grand’tante elle-même laissait son ouvrage, levait la
tête et regardait par-dessus son lorgnon.





Le samedi avait encore ceci de particulier que ce jour-là, pendant
le mois de mai, nous sortions après le dîner pour aller au «mois de Marie».





Comme nous y rencontrions parfois M. Vinteuil, très sévère pour «le
genre déplorable des jeunes gens négligés, dans les idées de l’époque
actuelle», ma mère prenait garde que rien ne clochât dans ma tenue, puis on
partait pour l’église. C’est au mois de Marie que je me souviens d’avoir
commencé à aimer les aubépines. N’étant pas seulement dans l’église, si sainte,
mais où nous avions le droit d’entrer, posées sur l’autel même, inséparables
des mystères à la célébration desquels elles prenaient part, elles faisaient
courir au milieu des flambeaux et des vases sacrés leurs branches attachées
horizontalement les unes aux autres en un apprêt de fête, et qu’enjolivaient
encore les festons de leur feuillage sur lequel étaient semés à profusion,
comme sur une traîne de mariée, de petits bouquets de boutons d’une blancheur
éclatante. Mais, sans oser les regarder qu’à la dérobée, je sentais que ces
apprêts pompeux étaient vivants et que c’était la nature elle-même qui, en
creusant ces découpures dans les feuilles, en ajoutant l’ornement suprême de
ces blancs boutons, avait rendu cette décoration digne de ce qui était à la
fois une réjouissance populaire et une solennité mystique. Plus haut
s’ouvraient leurs corolles çà et là avec une grâce insouciante, retenant si
négligemment comme un dernier et vaporeux atour le bouquet d’étamines, fines
comme des fils de la Vierge, qui les embrumait tout entières, qu’en suivant,
qu’en essayant de mimer au fond de moi le geste de leur efflorescence, je
l’imaginais comme si ç’avait été le mouvement de tête étourdi et rapide, au
regard coquet, aux pupilles diminuées, d’une blanche jeune fille, distraite et
vive. M. Vinteuil était venu avec sa fille se placer à côté de nous. D’une
bonne famille, il avait été le professeur de piano des sœurs de ma grand’mère
et quand, après la mort de sa femme et un héritage qu’il avait fait, il s’était
retiré auprès de Combray, on le recevait souvent à la maison. Mais d’une
pudibonderie excessive, il cessa de venir pour ne pas rencontrer Swann qui
avait fait ce qu’il appelait «un mariage déplacé, dans le goût du jour». Ma
mère, ayant appris qu’il composait, lui avait dit par amabilité que, quand elle
irait le voir, il faudrait qu’il lui fît entendre quelque chose de lui. M.
Vinteuil en aurait eu beaucoup de joie, mais il poussait la politesse et la
bonté jusqu’à de tels scrupules que, se mettant toujours à la place des autres,
il craignait de les ennuyer et de leur paraître égoïste s’il suivait ou
seulement laissait deviner son désir. Le jour où mes parents étaient allés chez
lui en visite, je les avais accompagnés, mais ils m’avaient permis de rester
dehors et, comme la maison de M. Vinteuil, Montjouvain, était en contre-bas
d’un monticule buissonneux, où je m’étais caché, je m’étais trouvé de
plain-pied avec le salon du second étage, à cinquante centimètres de la
fenêtre. Quand on était venu lui annoncer mes parents, j’avais vu M. Vinteuil
se hâter de mettre en évidence sur le piano un morceau de musique. Mais une
fois mes parents entrés, il l’avait retiré et mis dans un coin. Sans doute
avait-il craint de leur laisser supposer qu’il n’était heureux de les voir que
pour leur jouer de ses compositions. Et chaque fois que ma mère était revenue à
la charge au cours de la visite, il avait répété plusieurs fois «Mais je ne
sais qui a mis cela sur le piano, ce n’est pas sa place», et avait détourné la
conversation sur d’autres sujets, justement parce que ceux-là l’intéressaient
moins. Sa seule passion était pour sa fille et celle-ci qui avait l’air d’un
garçon paraissait si robuste qu’on ne pouvait s’empêcher de sourire en voyant
les précautions que son père prenait pour elle, ayant toujours des châles
supplémentaires à lui jeter sur les épaules. Ma grand’mère faisait remarquer
quelle expression douce délicate, presque timide passait souvent dans les
regards de cette enfant si rude, dont le visage était semé de taches de son.
Quand elle venait de prononcer une parole elle l’entendait avec l’esprit de
ceux à qui elle l’avait dite, s’alarmait des malentendus possibles et on voyait
s’éclairer, se découper comme par transparence, sous la figure hommasse du «bon
diable», les traits plus fins d’une jeune fille éplorée.





Quand, au moment de quitter l’église, je m’agenouillai devant
l’autel, je sentis tout d’un coup, en me relevant, s’échapper des aubépines une
odeur amère et douce d’amandes, et je remarquai alors sur les fleurs de petites
places plus blondes, sous lesquelles je me figurai que devait être cachée cette
odeur comme sous les parties gratinées le goût d’une frangipane ou sous leurs
taches de rousseur celui des joues de Mlle Vinteuil. Malgré la silencieuse
immobilité des aubépines, cette intermittente ardeur était comme le murmure de
leur vie intense dont l’autel vibrait ainsi qu’une haie agreste visitée par de
vivantes antennes, auxquelles on pensait en voyant certaines étamines presque
rousses qui semblaient avoir gardé la virulence printanière, le pouvoir
irritant, d’insectes aujourd’hui métamorphosés en fleurs.





Nous causions un moment avec M. Vinteuil devant le porche en sortant
de l’église. Il intervenait entre les gamins qui se chamaillaient sur la place,
prenait la défense des petits, faisait des sermons aux grands. Si sa fille nous
disait de sa grosse voix combien elle avait été contente de nous voir, aussitôt
il semblait qu’en elle-même une sœur plus sensible rougissait de ce propos de
bon garçon étourdi qui avait pu nous faire croire qu’elle sollicitait d’être
invitée chez nous. Son père lui jetait un manteau sur les épaules, ils
montaient dans un petit buggy qu’elle conduisait elle-même et tous deux
retournaient à Montjouvain. Quant à nous, comme c’était le lendemain dimanche
et qu’on ne se lèverait que pour la grand’messe, s’il faisait clair de lune et
que l’air fût chaud, au lieu de nous faire rentrer directement, mon père, par amour
de la gloire, nous faisait faire par le calvaire une longue promenade, que le
peu d’aptitude de ma mère à s’orienter et à se reconnaître dans son chemin, lui
faisait considérer comme la prouesse d’un génie stratégique. Parfois nous
allions jusqu’au viaduc, dont les enjambées de pierre commençaient à la gare et
me représentaient l’exil et la détresse hors du monde civilisé parce que chaque
année en venant de Paris, on nous recommandait de faire bien attention, quand
ce serait Combray, de ne pas laisser passer la station, d’être prêts d’avance
car le train repartait au bout de deux minutes et s’engageait sur le viaduc au
delà des pays chrétiens dont Combray marquait pour moi l’extrême limite. Nous
revenions par le boulevard de la gare, où étaient les plus agréables villas de
la commune. Dans chaque jardin le clair de lune, comme Hubert Robert, semait
ses degrés rompus de marbre blanc, ses jets d’eau, ses grilles entr’ouvertes.
Sa lumière avait détruit le bureau du télégraphe. Il n’en subsistait plus
qu’une colonne à demi brisée, mais qui gardait la beauté d’une ruine
immortelle. Je traînais la jambe, je tombais de sommeil, l’odeur des tilleuls
qui embaumait m’apparaissait comme une récompense qu’on ne pouvait obtenir
qu’au prix des plus grandes fatigues et qui n’en valait pas la peine. De
grilles fort éloignées les unes des autres, des chiens réveillés par nos pas
solitaires faisaient alterner des aboiements comme il m’arrive encore
quelquefois d’en entendre le soir, et entre lesquels dut venir (quand sur son emplacement
on créa le jardin public de Combray) se réfugier le boulevard de la gare, car,
où que je me trouve, dès qu’ils commencent à retentir et à se répondre, je
l’aperçois, avec ses tilleuls et son trottoir éclairé par la lune.





Tout d’un coup mon père nous arrêtait et demandait à ma mère: «Où
sommes-nous?» Epuisée par la marche, mais fière de lui, elle lui avouait
tendrement qu’elle n’en savait absolument rien. Il haussait les épaules et
riait. Alors, comme s’il l’avait sortie de la poche de son veston avec sa clef,
il nous montrait debout devant nous la petite porte de derrière de notre jardin
qui était venue avec le coin de la rue du Saint-Esprit nous attendre au bout de
ces chemins inconnus. Ma mère lui disait avec admiration: «Tu es extraordinaire!»
Et à partir de cet instant, je n’avais plus un seul pas à faire, le sol
marchait pour moi dans ce jardin où depuis si longtemps mes actes avaient cessé
d’être accompagnés d’attention volontaire: l’Habitude venait de me prendre dans
ses bras et me portait jusqu’à mon lit comme un petit enfant.





Si la journée du samedi, qui commençait une heure plus tôt, et où
elle était privée de Françoise, passait plus lentement qu’une autre pour ma
tante, elle en attendait pourtant le retour avec impatience depuis le commencement
de la semaine, comme contenant toute la nouveauté et la distraction que fût
encore capable de supporter son corps affaibli et maniaque. Et ce n’est pas
cependant qu’elle n’aspirât parfois à quelque plus grand changement, qu’elle
n’eût de ces heures d’exception où l’on a soif de quelque chose d’autre que ce
qui est, et où ceux que le manque d’énergie ou d’imagination empêche de tirer
d’eux-mêmes un principe de rénovation, demandent à la minute qui vient, au
facteur qui sonne, de leur apporter du nouveau, fût-ce du pire, une émotion,
une douleur; où la sensibilité, que le bonheur a fait taire comme une harpe
oisive, veut résonner sous une main, même brutale, et dût-elle en être brisée;
où la volonté, qui a si difficilement conquis le droit d’être livrée sans
obstacle à ses désirs, à ses peines, voudrait jeter les rênes entre les mains
d’événements impérieux, fussent-ils cruels. Sans doute, comme les forces de ma
tante, taries à la moindre fatigue, ne lui revenaient que goutte à goutte au
sein de son repos, le réservoir était très long à remplir, et il se passait des
mois avant qu’elle eût ce léger trop-plein que d’autres dérivent dans
l’activité et dont elle était incapable de savoir et de décider comment user.
Je ne doute pas qu’alors—comme le désir de la remplacer par des pommes de terre
béchamel finissait au bout de quelque temps par naître du plaisir même que lui
causait le retour quotidien de la purée dont elle ne se «fatiguait» pas,—elle
ne tirât de l’accumulation de ces jours monotones auxquels elle tenait tant,
l’attente d’un cataclysme domestique limité à la durée d’un moment mais qui la
forcerait d’accomplir une fois pour toutes un de ces changements dont elle
reconnaissait qu’ils lui seraient salutaires et auxquels elle ne pouvait
d’elle-même se décider. Elle nous aimait véritablement, elle aurait eu plaisir
à nous pleurer; survenant à un moment où elle se sentait bien et n’était pas en
sueur, la nouvelle que la maison était la proie d’un incendie où nous avions
déjà tous péri et qui n’allait plus bientôt laisser subsister une seule pierre
des murs, mais auquel elle aurait eu tout le temps d’échapper sans se presser,
à condition de se lever tout de suite, a dû souvent hanter ses espérances comme
unissant aux avantages secondaires de lui faire savourer dans un long regret
toute sa tendresse pour nous, et d’être la stupéfaction du village en
conduisant notre deuil, courageuse et accablée, moribonde debout, celui bien
plus précieux de la forcer au bon moment, sans temps à perdre, sans possibilité
d’hésitation énervante, à aller passer l’été dans sa jolie ferme de Mirougrain,
où il y avait une chute d’eau. Comme n’était jamais survenu aucun événement de
ce genre, dont elle méditait certainement la réussite quand elle était seule
absorbée dans ses innombrables jeux de patience (et qui l’eût désespérée au
premier commencement de réalisation, au premier de ces petits faits imprévus,
de cette parole annonçant une mauvaise nouvelle et dont on ne peut plus jamais
oublier l’accent, de tout ce qui porte l’empreinte de la mort réelle, bien
différente de sa possibilité logique et abstraite), elle se rabattait pour
rendre de temps en temps sa vie plus intéressante, à y introduire des
péripéties imaginaires qu’elle suivait avec passion. Elle se plaisait à supposer
tout d’un coup que Françoise la volait, qu’elle recourait à la ruse pour s’en
assurer, la prenait sur le fait; habituée, quand elle faisait seule des parties
de cartes, à jouer à la fois son jeu et le jeu de son adversaire, elle se
prononçait à elle-même les excuses embarrassées de Françoise et y répondait
avec tant de feu et d’indignation que l’un de nous, entrant à ces moments-là,
la trouvait en nage, les yeux étincelants, ses faux cheveux déplacés laissant
voir son front chauve. Françoise entendit peut-être parfois dans la chambre
voisine de mordants sarcasmes qui s’adressaient à elle et dont l’invention
n’eût pas soulagé suffisamment ma tante, s’ils étaient restés à l’état purement
immatériel, et si en les murmurant à mi-voix elle ne leur eût donné plus de
réalité. Quelquefois, ce «spectacle dans un lit» ne suffisait même pas à ma
tante, elle voulait faire jouer ses pièces. Alors, un dimanche, toutes portes
mystérieusement fermées, elle confiait à Eulalie ses doutes sur la probité de
Françoise, son intention de se défaire d’elle, et une autre fois, à Françoise
ses soupçons de l’infidélité d’Eulalie, à qui la porte serait bientôt fermée;
quelques jours après elle était dégoûtée de sa confidente de la veille et
racoquinée avec le traître, lesquels d’ailleurs, pour la prochaine
représentation, échangeraient leurs emplois. Mais les soupçons que pouvait
parfois lui inspirer Eulalie, n’étaient qu’un feu de paille et tombaient vite,
faute d’aliment, Eulalie n’habitant pas la maison. Il n’en était pas de même de
ceux qui concernaient Françoise, que ma tante sentait perpétuellement sous le
même toit qu’elle, sans que, par crainte de prendre froid si elle sortait de
son lit, elle osât descendre à la cuisine se rendre compte s’ils étaient
fondés. Peu à peu son esprit n’eut plus d’autre occupation que de chercher à
deviner ce qu’à chaque moment pouvait faire, et chercher à lui cacher,
Françoise. Elle remarquait les plus furtifs mouvements de physionomie de
celle-ci, une contradiction dans ses paroles, un désir qu’elle semblait
dissimuler. Et elle lui montrait qu’elle l’avait démasquée, d’un seul mot qui
faisait pâlir Françoise et que ma tante semblait trouver, à enfoncer au cœur de
la malheureuse, un divertissement cruel. Et le dimanche suivant, une révélation
d’Eulalie,—comme ces découvertes qui ouvrent tout d’un coup un champ
insoupçonné à une science naissante et qui se traînait dans l’ornière,—prouvait
à ma tante qu’elle était dans ses suppositions bien au-dessous de la vérité.
«Mais Françoise doit le savoir maintenant que vous y avez donné une
voiture».—«Que je lui ai donné une voiture!» s’écriait ma tante.—«Ah! mais je
ne sais pas, moi, je croyais, je l’avais vue qui passait maintenant en calèche,
fière comme Artaban, pour aller au marché de Roussainville. J’avais cru que
c’était Mme Octave qui lui avait donné.» Peu à peu Françoise et ma tante, comme
la bête et le chasseur, ne cessaient plus de tâcher de prévenir les ruses l’une
de l’autre. Ma mère craignait qu’il ne se développât chez Françoise une
véritable haine pour ma tante qui l’offensait le plus durement qu’elle le
pouvait. En tous cas Françoise attachait de plus en plus aux moindres paroles,
aux moindres gestes de ma tante une attention extraordinaire. Quand elle avait
quelque chose à lui demander, elle hésitait longtemps sur la manière dont elle
devait s’y prendre. Et quand elle avait proféré sa requête, elle observait ma
tante à la dérobée, tâchant de deviner dans l’aspect de sa figure ce que
celle-ci avait pensé et déciderait. Et ainsi—tandis que quelque artiste lisant
les Mémoires du XVIIe siècle, et désirant de se rapprocher du grand Roi, croit
marcher dans cette voie en se fabriquant une généalogie qui le fait descendre
d’une famille historique ou en entretenant une correspondance avec un des
souverains actuels de l’Europe, tourne précisément le dos à ce qu’il a le tort
de chercher sous des formes identiques et par conséquent mortes,—une vieille
dame de province qui ne faisait qu’obéir sincèrement à d’irrésistibles manies
et à une méchanceté née de l’oisiveté, voyait sans avoir jamais pensé à Louis
XIV les occupations les plus insignifiantes de sa journée, concernant son
lever, son déjeuner, son repos, prendre par leur singularité despotique un peu
de l’intérêt de ce que Saint-Simon appelait la «mécanique» de la vie à
Versailles, et pouvait croire aussi que ses silences, une nuance de bonne
humeur ou de hauteur dans sa physionomie, étaient de la part de Françoise
l’objet d’un commentaire aussi passionné, aussi craintif que l’étaient le
silence, la bonne humeur, la hauteur du Roi quand un courtisan, ou même les
plus grands seigneurs, lui avaient remis une supplique, au détour d’une allée,
à Versailles.





Un dimanche, où ma tante avait eu la visite simultanée du curé et
d’Eulalie, et s’était ensuite reposée, nous étions tous montés lui dire
bonsoir, et maman lui adressait ses condoléances sur la mauvaise chance qui
amenait toujours ses visiteurs à la même heure:





—«Je sais que les choses se sont encore mal arrangées tantôt,
Léonie, lui dit-elle avec douceur, vous avez eu tout votre monde à la fois.»





Ce que ma grand’tante interrompit par: «Abondance de biens...» car
depuis que sa fille était malade elle croyait devoir la remonter en lui
présentant toujours tout par le bon côté. Mais mon père prenant la parole:





—«Je veux profiter, dit-il, de ce que toute la famille est réunie
pour vous faire un récit sans avoir besoin de le recommencer à chacun. J’ai
peur que nous ne soyons fâchés avec Legrandin: il m’a à peine dit bonjour ce
matin.»





Je ne restai pas pour entendre le récit de mon père, car j’étais
justement avec lui après la messe quand nous avions rencontré M. Legrandin, et
je descendis à la cuisine demander le menu du dîner qui tous les jours me
distrayait comme les nouvelles qu’on lit dans un journal et m’excitait à la
façon d’un programme de fête. Comme M. Legrandin avait passé près de nous en
sortant de l’église, marchant à côté d’une châtelaine du voisinage que nous ne
connaissions que de vue, mon père avait fait un salut à la fois amical et
réservé, sans que nous nous arrêtions; M. Legrandin avait à peine répondu, d’un
air étonné, comme s’il ne nous reconnaissait pas, et avec cette perspective du
regard particulière aux personnes qui ne veulent pas être aimables et qui, du
fond subitement prolongé de leurs yeux, ont l’air de vous apercevoir comme au
bout d’une route interminable et à une si grande distance qu’elles se
contentent de vous adresser un signe de tête minuscule pour le proportionner à
vos dimensions de marionnette.





Or, la dame qu’accompagnait Legrandin était une personne vertueuse
et considérée; il ne pouvait être question qu’il fût en bonne fortune et gêné
d’être surpris, et mon père se demandait comment il avait pu mécontenter
Legrandin. «Je regretterais d’autant plus de le savoir fâché, dit mon père,
qu’au milieu de tous ces gens endimanchés il a, avec son petit veston droit, sa
cravate molle, quelque chose de si peu apprêté, de si vraiment simple, et un
air presque ingénu qui est tout à fait sympathique.» Mais le conseil de famille
fut unanimement d’avis que mon père s’était fait une idée, ou que Legrandin, à
ce moment-là, était absorbé par quelque pensée. D’ailleurs la crainte de mon
père fut dissipée dès le lendemain soir. Comme nous revenions d’une grande
promenade, nous aperçûmes près du Pont-Vieux Legrandin, qui à cause des fêtes,
restait plusieurs jours à Combray. Il vint à nous la main tendue:
«Connaissez-vous, monsieur le liseur, me demanda-t-il, ce vers de Paul
Desjardins:





Les bois sont déjà noirs, le ciel est encor bleu.





N’est-ce pas la fine notation de cette heure-ci? Vous n’avez
peut-être jamais lu Paul Desjardins. Lisez-le, mon enfant; aujourd’hui il se
mue, me dit-on, en frère prêcheur, mais ce fut longtemps un aquarelliste
limpide...





Les bois sont déjà noirs, le ciel est encor bleu...





Que le ciel reste toujours bleu pour vous, mon jeune ami; et même à
l’heure, qui vient pour moi maintenant, où les bois sont déjà noirs, où la nuit
tombe vite, vous vous consolerez comme je fais en regardant du côté du ciel.»
Il sortit de sa poche une cigarette, resta longtemps les yeux à l’horizon,
«Adieu, les camarades», nous dit-il tout à coup, et il nous quitta.





A cette heure où je descendais apprendre le menu, le dîner était
déjà commencé, et Françoise, commandant aux forces de la nature devenues ses
aides, comme dans les féeries où les géants se font engager comme cuisiniers,
frappait la houille, donnait à la vapeur des pommes de terre à étuver et
faisait finir à point par le feu les chefs-d’œuvre culinaires d’abord préparés
dans des récipients de céramiste qui allaient des grandes cuves, marmites,
chaudrons et poissonnières, aux terrines pour le gibier, moules à pâtisserie,
et petits pots de crème en passant par une collection complète de casserole de
toutes dimensions. Je m’arrêtais à voir sur la table, où la fille de cuisine
venait de les écosser, les petits pois alignés et nombrés comme des billes
vertes dans un jeu; mais mon ravissement était devant les asperges, trempées
d’outremer et de rose et dont l’épi, finement pignoché de mauve et d’azur, se
dégrade insensiblement jusqu’au pied,—encore souillé pourtant du sol de leur
plant,—par des irisations qui ne sont pas de la terre. Il me semblait que ces
nuances célestes trahissaient les délicieuses créatures qui s’étaient amusées à
se métamorphoser en légumes et qui, à travers le déguisement de leur chair
comestible et ferme, laissaient apercevoir en ces couleurs naissantes d’aurore,
en ces ébauches d’arc-en-ciel, en cette extinction de soirs bleus, cette
essence précieuse que je reconnaissais encore quand, toute la nuit qui suivait
un dîner où j’en avais mangé, elles jouaient, dans leurs farces poétiques et
grossières comme une féerie de Shakespeare, à changer mon pot de chambre en un
vase de parfum.





La pauvre Charité de Giotto, comme l’appelait Swann, chargée par
Françoise de les «plumer», les avait près d’elle dans une corbeille, son air
était douloureux, comme si elle ressentait tous les malheurs de la terre; et
les légères couronnes d’azur qui ceignaient les asperges au-dessus de leurs
tuniques de rose étaient finement dessinées, étoile par étoile, comme le sont
dans la fresque les fleurs bandées autour du front ou piquées dans la corbeille
de la Vertu de Padoue. Et cependant, Françoise tournait à la broche un de ces
poulets, comme elle seule savait en rôtir, qui avaient porté loin dans Combray
l’odeur de ses mérites, et qui, pendant qu’elle nous les servait à table,
faisaient prédominer la douceur dans ma conception spéciale de son caractère,
l’arôme de cette chair qu’elle savait rendre si onctueuse et si tendre n’étant
pour moi que le propre parfum d’une de ses vertus.





Mais le jour où, pendant que mon père consultait le conseil de
famille sur la rencontre de Legrandin, je descendis à la cuisine, était un de
ceux où la Charité de Giotto, très malade de son accouchement récent, ne
pouvait se lever; Françoise, n’étant plus aidée, était en retard. Quand je fus
en bas, elle était en train, dans l’arrière-cuisine qui donnait sur la
basse-cour, de tuer un poulet qui, par sa résistance désespérée et bien
naturelle, mais accompagnée par Françoise hors d’elle, tandis qu’elle cherchait
à lui fendre le cou sous l’oreille, des cris de «sale bête! sale bête!»,
mettait la sainte douceur et l’onction de notre servante un peu moins en
lumière qu’il n’eût fait, au dîner du lendemain, par sa peau brodée d’or comme
une chasuble et son jus précieux égoutté d’un ciboire. Quand il fut mort,
Françoise recueillit le sang qui coulait sans noyer sa rancune, eut encore un
sursaut de colère, et regardant le cadavre de son ennemi, dit une dernière
fois: «Sale bête!» Je remontai tout tremblant; j’aurais voulu qu’on mît
Françoise tout de suite à la porte. Mais qui m’eût fait des boules aussi
chaudes, du café aussi parfumé, et même... ces poulets?... Et en réalité, ce lâche
calcul, tout le monde avait eu à le faire comme moi. Car ma tante Léonie
savait,—ce que j’ignorais encore,—que Françoise qui, pour sa fille, pour ses
neveux, aurait donné sa vie sans une plainte, était pour d’autres êtres d’une
dureté singulière. Malgré cela ma tante l’avait gardée, car si elle connaissait
sa cruauté, elle appréciait son service. Je m’aperçus peu à peu que la douceur,
la componction, les vertus de Françoise cachaient des tragédies
d’arrière-cuisine, comme l’histoire découvre que les règnes des Rois et des
Reines, qui sont représentés les mains jointes dans les vitraux des églises,
furent marqués d’incidents sanglants. Je me rendis compte que, en dehors de
ceux de sa parenté, les humains excitaient d’autant plus sa pitié par leurs
malheurs, qu’ils vivaient plus éloignés d’elle. Les torrents de larmes qu’elle
versait en lisant le journal sur les infortunes des inconnus se tarissaient
vite si elle pouvait se représenter la personne qui en était l’objet d’une
façon un peu précise. Une de ces nuits qui suivirent l’accouchement de la fille
de cuisine, celle-ci fut prise d’atroces coliques; maman l’entendit se
plaindre, se leva et réveilla Françoise qui, insensible, déclara que tous ces
cris étaient une comédie, qu’elle voulait «faire la maîtresse». Le médecin, qui
craignait ces crises, avait mis un signet, dans un livre de médecine que nous
avions, à la page où elles sont décrites et où il nous avait dit de nous
reporter pour trouver l’indication des premiers soins à donner. Ma mère envoya
Françoise chercher le livre en lui recommandant de ne pas laisser tomber le
signet. Au bout d’une heure, Françoise n’était pas revenue; ma mère indignée
crut qu’elle s’était recouchée et me dit d’aller voir moi-même dans la
bibliothèque. J’y trouvai Françoise qui, ayant voulu regarder ce que le signet
marquait, lisait la description clinique de la crise et poussait des sanglots
maintenant qu’il s’agissait d’une malade-type qu’elle ne connaissait pas. A
chaque symptôme douloureux mentionné par l’auteur du traité, elle s’écriait:
«Hé là! Sainte Vierge, est-il possible que le bon Dieu veuille faire souffrir
ainsi une malheureuse créature humaine? Hé! la pauvre!»





Mais dès que je l’eus appelée et qu’elle fut revenue près du lit de
la Charité de Giotto, ses larmes cessèrent aussitôt de couler; elle ne put
reconnaître ni cette agréable sensation de pitié et d’attendrissement qu’elle
connaissait bien et que la lecture des journaux lui avait souvent donnée, ni
aucun plaisir de même famille, dans l’ennui et dans l’irritation de s’être
levée au milieu de la nuit pour la fille de cuisine; et à la vue des mêmes
souffrances dont la description l’avait fait pleurer, elle n’eut plus que des
ronchonnements de mauvaise humeur, même d’affreux sarcasmes, disant, quand elle
crut que nous étions partis et ne pouvions plus l’entendre: «Elle n’avait qu’à
ne pas faire ce qu’il faut pour ça! ça lui a fait plaisir! qu’elle ne fasse pas
de manières maintenant. Faut-il tout de même qu’un garçon ait été abandonné du
bon Dieu pour aller avec ça. Ah! c’est bien comme on disait dans le patois de
ma pauvre mère:





«Qui du cul d’un chien s’amourose





«Il lui paraît une rose.»





Si, quand son petit-fils était un peu enrhumé du cerveau, elle
partait la nuit, même malade, au lieu de se coucher, pour voir s’il n’avait
besoin de rien, faisant quatre lieues à pied avant le jour afin d’être rentrée
pour son travail, en revanche ce même amour des siens et son désir d’assurer la
grandeur future de sa maison se traduisait dans sa politique à l’égard des
autres domestiques par une maxime constante qui fut de n’en jamais laisser un
seul s’implanter chez ma tante, qu’elle mettait d’ailleurs une sorte d’orgueil
à ne laisser approcher par personne, préférant, quand elle-même était malade,
se relever pour lui donner son eau de Vichy plutôt que de permettre l’accès de
la chambre de sa maîtresse à la fille de cuisine. Et comme cet hyménoptère
observé par Fabre, la guêpe fouisseuse, qui pour que ses petits après sa mort aient
de la viande fraîche à manger, appelle l’anatomie au secours de sa cruauté et,
ayant capturé des charançons et des araignées, leur perce avec un savoir et une
adresse merveilleux le centre nerveux d’où dépend le mouvement des pattes, mais
non les autres fonctions de la vie, de façon que l’insecte paralysé près duquel
elle dépose ses oeufs, fournisse aux larves, quand elles écloront un gibier
docile, inoffensif, incapable de fuite ou de résistance, mais nullement
faisandé, Françoise trouvait pour servir sa volonté permanente de rendre la
maison intenable à tout domestique, des ruses si savantes et si impitoyables
que, bien des années plus tard, nous apprîmes que si cet été-là nous avions
mangé presque tous les jours des asperges, c’était parce que leur odeur donnait
à la pauvre fille de cuisine chargée de les éplucher des crises d’asthme d’une
telle violence qu’elle fut obligée de finir par s’en aller.





Hélas! nous devions définitivement changer d’opinion sur Legrandin.
Un des dimanches qui suivit la rencontre sur le Pont-Vieux après laquelle mon
père avait dû confesser son erreur, comme la messe finissait et qu’avec le
soleil et le bruit du dehors quelque chose de si peu sacré entrait dans
l’église que Mme Goupil, Mme Percepied (toutes les personnes qui tout à
l’heure, à mon arrivée un peu en retard, étaient restées les yeux absorbés dans
leur prière et que j’aurais même pu croire ne m’avoir pas vu entrer si, en même
temps, leurs pieds n’avaient repoussé légèrement le petit banc qui m’empêchait
de gagner ma chaise) commençaient à s’entretenir avec nous à haute voix de
sujets tout temporels comme si nous étions déjà sur la place, nous vîmes sur le
seuil brûlant du porche, dominant le tumulte bariolé du marché, Legrandin, que
le mari de cette dame avec qui nous l’avions dernièrement rencontré, était en
train de présenter à la femme d’un autre gros propriétaire terrien des
environs. La figure de Legrandin exprimait une animation, un zèle
extraordinaires; il fit un profond salut avec un renversement secondaire en
arrière, qui ramena brusquement son dos au delà de la position de départ et
qu’avait dû lui apprendre le mari de sa sœur, Mme De Cambremer. Ce redressement
rapide fit refluer en une sorte d’onde fougueuse et musclée la croupe de
Legrandin que je ne supposais pas si charnue; et je ne sais pourquoi cette
ondulation de pure matière, ce flot tout charnel, sans expression de
spiritualité et qu’un empressement plein de bassesse fouettait en tempête,
éveillèrent tout d’un coup dans mon esprit la possibilité d’un Legrandin tout
différent de celui que nous connaissions. Cette dame le pria de dire quelque
chose à son cocher, et tandis qu’il allait jusqu’à la voiture, l’empreinte de
joie timide et dévouée que la présentation avait marquée sur son visage y
persistait encore. Ravi dans une sorte de rêve, il souriait, puis il revint
vers la dame en se hâtant et, comme il marchait plus vite qu’il n’en avait
l’habitude, ses deux épaules oscillaient de droite et de gauche ridiculement,
et il avait l’air tant il s’y abandonnait entièrement en n’ayant plus souci du
reste, d’être le jouet inerte et mécanique du bonheur. Cependant, nous sortions
du porche, nous allions passer à côté de lui, il était trop bien élevé pour
détourner la tête, mais il fixa de son regard soudain chargé d’une rêverie
profonde un point si éloigné de l’horizon qu’il ne put nous voir et n’eut pas à
nous saluer. Son visage restait ingénu au-dessus d’un veston souple et droit
qui avait l’air de se sentir fourvoyé malgré lui au milieu d’un luxe détesté.
Et une lavallière à pois qu’agitait le vent de la Place continuait à flotter
sur Legrandin comme l’étendard de son fier isolement et de sa noble
indépendance. Au moment où nous arrivions à la maison, maman s’aperçut qu’on
avait oublié le Saint-Honoré et demanda à mon père de retourner avec moi sur
nos pas dire qu’on l’apportât tout de suite. Nous croisâmes près de l’église
Legrandin qui venait en sens inverse conduisant la même dame à sa voiture. Il
passa contre nous, ne s’interrompit pas de parler à sa voisine et nous fit du
coin de son œil bleu un petit signe en quelque sorte intérieur aux paupières et
qui, n’intéressant pas les muscles de son visage, put passer parfaitement
inaperçu de son interlocutrice; mais, cherchant à compenser par l’intensité du
sentiment le champ un peu étroit où il en circonscrivait l’expression, dans ce
coin d’azur qui nous était affecté il fit pétiller tout l’entrain de la bonne
grâce qui dépassa l’enjouement, frisa la malice; il subtilisa les finesses de
l’amabilité jusqu’aux clignements de la connivence, aux demi-mots, aux
sous-entendus, aux mystères de la complicité; et finalement exalta les
assurances d’amitié jusqu’aux protestations de tendresse, jusqu’à la
déclaration d’amour, illuminant alors pour nous seuls d’une langueur secrète et
invisible à la châtelaine, une prunelle énamourée dans un visage de glace.





Il avait précisément demandé la veille à mes parents de m’envoyer
dîner ce soir-là avec lui: «Venez tenir compagnie à votre vieil ami, m’avait-il
dit. Comme le bouquet qu’un voyageur nous envoie d’un pays où nous ne
retournerons plus, faites-moi respirer du lointain de votre adolescence ces
fleurs des printemps que j’ai traversés moi aussi il y a bien des années. Venez
avec la primevère, la barbe de chanoine, le bassin d’or, venez avec le sédum
dont est fait le bouquet de dilection de la flore balzacienne, avec la fleur du
jour de la Résurrection, la pâquerette et la boule de neige des jardins qui
commence à embaumer dans les allées de votre grand’tante quand ne sont pas encore
fondues les dernières boules de neige des giboulées de Pâques. Venez avec la
glorieuse vêture de soie du lis digne de Salomon, et l’émail polychrome des
pensées, mais venez surtout avec la brise fraîche encore des dernières gelées
et qui va entr’ouvrir, pour les deux papillons qui depuis ce matin attendent à
la porte, la première rose de Jérusalem.»





On se demandait à la maison si on devait m’envoyer tout de même
dîner avec M. Legrandin. Mais ma grand’mère refusa de croire qu’il eût été
impoli. «Vous reconnaissez vous-même qu’il vient là avec sa tenue toute simple
qui n’est guère celle d’un mondain.» Elle déclarait qu’en tous cas, et à tout
mettre au pis, s’il l’avait été, mieux valait ne pas avoir l’air de s’en être
aperçu. A vrai dire mon père lui-même, qui était pourtant le plus irrité contre
l’attitude qu’avait eue Legrandin, gardait peut-être un dernier doute sur le
sens qu’elle comportait. Elle était comme toute attitude ou action où se révèle
le caractère profond et caché de quelqu’un: elle ne se relie pas à ses paroles
antérieures, nous ne pouvons pas la faire confirmer par le témoignage du
coupable qui n’avouera pas; nous en sommes réduits à celui de nos sens dont
nous nous demandons, devant ce souvenir isolé et incohérent, s’ils n’ont pas
été le jouet d’une illusion; de sorte que de telles attitudes, les seules qui
aient de l’importance, nous laissent souvent quelques doutes.





Je dînai avec Legrandin sur sa terrasse; il faisait clair de lune:
«Il y a une jolie qualité de silence, n’est-ce pas, me dit-il; aux cœurs
blessés comme l’est le mien, un romancier que vous lirez plus tard, prétend que
conviennent seulement l’ombre et le silence. Et voyez-vous, mon enfant, il
vient dans la vie une heure dont vous êtes bien loin encore où les yeux las ne
tolèrent plus qu’une lumière, celle qu’une belle nuit comme celle-ci prépare et
distille avec l’obscurité, où les oreilles ne peuvent plus écouter de musique
que celle que joue le clair de lune sur la flûte du silence.» J’écoutais les
paroles de M. Legrandin qui me paraissaient toujours si agréables; mais troublé
par le souvenir d’une femme que j’avais aperçue dernièrement pour la première
fois, et pensant, maintenant que je savais que Legrandin était lié avec
plusieurs personnalités aristocratiques des environs, que peut-être il
connaissait celle-ci, prenant mon courage, je lui dis: «Est-ce que vous
connaissez, monsieur, la... les châtelaines de Guermantes», heureux aussi en
prononçant ce nom de prendre sur lui une sorte de pouvoir, par le seul fait de
le tirer de mon rêve et de lui donner une existence objective et sonore.





Mais à ce nom de Guermantes, je vis au milieu des yeux bleus de
notre ami se ficher une petite encoche brune comme s’ils venaient d’être percés
par une pointe invisible, tandis que le reste de la prunelle réagissait en
sécrétant des flots d’azur. Le cerne de sa paupière noircit, s’abaissa. Et sa
bouche marquée d’un pli amer se ressaissant plus vite sourit, tandis que le
regard restait douloureux, comme celui d’un beau martyr dont le corps est
hérissé de flèches: «Non, je ne les connais pas», dit-il, mais au lieu de
donner à un renseignement aussi simple, à une réponse aussi peu surprenante le
ton naturel et courant qui convenait, il le débita en appuyant sur les mots, en
s’inclinant, en saluant de la tête, à la fois avec l’insistance qu’on apporte,
pour être cru, à une affirmation invraisemblable,—comme si ce fait qu’il ne
connût pas les Guermantes ne pouvait être l’effet que d’un hasard singulier—et
aussi avec l’emphase de quelqu’un qui, ne pouvant pas taire une situation qui
lui est pénible, préfère la proclamer pour donner aux autres l’idée que l’aveu
qu’il fait ne lui cause aucun embarras, est facile, agréable, spontané, que la
situation elle-même—l’absence de relations avec les Guermantes,—pourrait bien
avoir été non pas subie, mais voulue par lui, résulter de quelque tradition de
famille, principe de morale ou voeu mystique lui interdisant nommément la
fréquentation des Guermantes. «Non, reprit-il, expliquant par ses paroles sa
propre intonation, non, je ne les connais pas, je n’ai jamais voulu, j’ai
toujours tenu à sauvegarder ma pleine indépendance; au fond je suis une tête
jacobine, vous le savez. Beaucoup de gens sont venus à la rescousse, on me
disait que j’avais tort de ne pas aller à Guermantes, que je me donnais l’air
d’un malotru, d’un vieil ours. Mais voilà une réputation qui n’est pas pour
m’effrayer, elle est si vraie! Au fond, je n’aime plus au monde que quelques
églises, deux ou trois livres, à peine davantage de tableaux, et le clair de
lune quand la brise de votre jeunesse apporte jusqu’à moi l’odeur des parterres
que mes vieilles prunelles ne distinguent plus.» Je ne comprenais pas bien que
pour ne pas aller chez des gens qu’on ne connaît pas, il fût nécessaire de
tenir à son indépendance, et en quoi cela pouvait vous donner l’air d’un
sauvage ou d’un ours. Mais ce que je comprenais c’est que Legrandin n’était pas
tout à fait véridique quand il disait n’aimer que les églises, le clair de lune
et la jeunesse; il aimait beaucoup les gens des châteaux et se trouvait pris
devant eux d’une si grande peur de leur déplaire qu’il n’osait pas leur laisser
voir qu’il avait pour amis des bourgeois, des fils de notaires ou d’agents de
change, préférant, si la vérité devait se découvrir, que ce fût en son absence,
loin de lui et «par défaut»; il était snob. Sans doute il ne disait jamais rien
de tout cela dans le langage que mes parents et moi-même nous aimions tant. Et
si je demandais: «Connaissez-vous les Guermantes?», Legrandin le causeur
répondait: «Non, je n’ai jamais voulu les connaître.» Malheureusement il ne le
répondait qu’en second, car un autre Legrandin qu’il cachait soigneusement au
fond de lui, qu’il ne montrait pas, parce que ce Legrandin-là savait sur le
nôtre, sur son snobisme, des histoires compromettantes, un autre Legrandin
avait déjà répondu par la blessure du regard, par le rictus de la bouche, par
la gravité excessive du ton de la réponse, par les mille flèches dont notre
Legrandin s’était trouvé en un instant lardé et alangui, comme un saint
Sébastien du snobisme: «Hélas! que vous me faites mal, non je ne connais pas
les Guermantes, ne réveillez pas la grande douleur de ma vie.» Et comme ce
Legrandin enfant terrible, ce Legrandin maître chanteur, s’il n’avait pas le joli
langage de l’autre, avait le verbe infiniment plus prompt, composé de ce qu’on
appelle «réflexes», quand Legrandin le causeur voulait lui imposer silence,
l’autre avait déjà parlé et notre ami avait beau se désoler de la mauvaise
impression que les révélations de son alter ego avaient dû produire, il ne
pouvait qu’entreprendre de la pallier.





Et certes cela ne veut pas dire que M. Legrandin ne fût pas sincère
quand il tonnait contre les snobs. Il ne pouvait pas savoir, au moins par
lui-même, qu’il le fût, puisque nous ne connaissons jamais que les passions des
autres, et que ce que nous arrivons à savoir des nôtres, ce n’est que d’eux que
nous avons pu l’apprendre. Sur nous, elles n’agissent que d’une façon seconde,
par l’imagination qui substitue aux premiers mobiles des mobiles de relais qui
sont plus décents. Jamais le snobisme de Legrandin ne lui conseillait d’aller
voir souvent une duchesse. Il chargeait l’imagination de Legrandin de lui faire
apparaître cette duchesse comme parée de toutes les grâces. Legrandin se
rapprochait de la duchesse, s’estimant de céder à cet attrait de l’esprit et de
la vertu qu’ignorent les infâmes snobs. Seuls les autres savaient qu’il en
était un; car, grâce à l’incapacité où ils étaient de comprendre le travail
intermédiaire de son imagination, ils voyaient en face l’une de l’autre
l’activité mondaine de Legrandin et sa cause première.





Maintenant, à la maison, on n’avait plus aucune illusion sur M.
Legrandin, et nos relations avec lui s’étaient fort espacées. Maman s’amusait
infiniment chaque fois qu’elle prenait Legrandin en flagrant délit du péché
qu’il n’avouait pas, qu’il continuait à appeler le péché sans rémission, le
snobisme. Mon père, lui, avait de la peine à prendre les dédains de Legrandin
avec tant de détachement et de gaîté; et quand on pensa une année à m’envoyer
passer les grandes vacances à Balbec avec ma grand’mère, il dit: «Il faut
absolument que j’annonce à Legrandin que vous irez à Balbec, pour voir s’il
vous offrira de vous mettre en rapport avec sa sœur. Il ne doit pas se souvenir
nous avoir dit qu’elle demeurait à deux kilomètres de là.» Ma grand’mère qui
trouvait qu’aux bains de mer il faut être du matin au soir sur la plage à humer
le sel et qu’on n’y doit connaître personne, parce que les visites, les
promenades sont autant de pris sur l’air marin, demandait au contraire qu’on ne
parlât pas de nos projets à Legrandin, voyant déjà sa sœur, Mme de Cambremer,
débarquant à l’hôtel au moment où nous serions sur le point d’aller à la pêche
et nous forçant à rester enfermés pour la recevoir. Mais maman riait de ses
craintes, pensant à part elle que le danger n’était pas si menaçant, que
Legrandin ne serait pas si pressé de nous mettre en relations avec sa sœur. Or,
sans qu’on eût besoin de lui parler de Balbec, ce fut lui-même, Legrandin, qui,
ne se doutant pas que nous eussions jamais l’intention d’aller de ce côté, vint
se mettre dans le piège un soir où nous le rencontrâmes au bord de la Vivonne.





—«Il y a dans les nuages ce soir des violets et des bleus bien
beaux, n’est-ce pas, mon compagnon, dit-il à mon père, un bleu surtout plus
floral qu’aérien, un bleu de cinéraire, qui surprend dans le ciel. Et ce petit
nuage rose n’a-t-il pas aussi un teint de fleur, d’œillet ou d’hydrangéa? Il
n’y a guère que dans la Manche, entre Normandie et Bretagne, que j’ai pu faire
de plus riches observations sur cette sorte de règne végétal de l’atmosphère.
Là-bas, près de Balbec, près de ces lieux sauvages, il y a une petite baie
d’une douceur charmante où le coucher de soleil du pays d’Auge, le coucher de
soleil rouge et or que je suis loin de dédaigner, d’ailleurs, est sans
caractère, insignifiant; mais dans cette atmosphère humide et douce
s’épanouissent le soir en quelques instants de ces bouquets célestes, bleus et
roses, qui sont incomparables et qui mettent souvent des heures à se faner.
D’autres s’effeuillent tout de suite et c’est alors plus beau encore de voir le
ciel entier que jonche la dispersion d’innombrables pétales soufrés ou roses.
Dans cette baie, dite d’opale, les plages d’or semblent plus douces encore pour
être attachées comme de blondes Andromèdes à ces terribles rochers des côtes
voisines, à ce rivage funèbre, fameux par tant de naufrages, où tous les hivers
bien des barques trépassent au péril de la mer. Balbec! la plus antique
ossature géologique de notre sol, vraiment Ar-mor, la Mer, la fin de la terre,
la région maudite qu’Anatole France,—un enchanteur que devrait lire notre petit
ami—a si bien peinte, sous ses brouillards éternels, comme le véritable pays
des Cimmériens, dans l’Odyssée. De Balbec surtout, où déjà des hôtels se
construisent, superposés au sol antique et charmant qu’ils n’altèrent pas, quel
délice d’excursionner à deux pas dans ces régions primitives et si belles.»





—«Ah! est-ce que vous connaissez quelqu’un à Balbec? dit mon père.
Justement ce petit-là doit y aller passer deux mois avec sa grand’mère et
peut-être avec ma femme.»





Legrandin pris au dépourvu par cette question à un moment où ses
yeux étaient fixés sur mon père, ne put les détourner, mais les attachant de
seconde en seconde avec plus d’intensité—et tout en souriant tristement—sur les
yeux de son interlocuteur, avec un air d’amitié et de franchise et de ne pas
craindre de le regarder en face, il sembla lui avoir traversé la figure comme
si elle fût devenue transparente, et voir en ce moment bien au delà derrière
elle un nuage vivement coloré qui lui créait un alibi mental et qui lui
permettrait d’établir qu’au moment où on lui avait demandé s’il connaissait
quelqu’un à Balbec, il pensait à autre chose et n’avait pas entendu la
question. Habituellement de tels regards font dire à l’interlocuteur: «A quoi
pensez-vous donc?» Mais mon père curieux, irrité et cruel, reprit:





—«Est-ce que vous avez des amis de ce côté-là, que vous connaissez
si bien Balbec?»





Dans un dernier effort désespéré, le regard souriant de Legrandin
atteignit son maximum de tendresse, de vague, de sincérité et de distraction,
mais, pensant sans doute qu’il n’y avait plus qu’à répondre, il nous dit:





—«J’ai des amis partout où il y a des groupes d’arbres blessés, mais
non vaincus, qui se sont rapprochés pour implorer ensemble avec une obstination
pathétique un ciel inclément qui n’a pas pitié d’eux.





—«Ce n’est pas cela que je voulais dire, interrompit mon père, aussi
obstiné que les arbres et aussi impitoyable que le ciel. Je demandais pour le
cas où il arriverait n’importe quoi à ma belle-mère et où elle aurait besoin de
ne pas se sentir là-bas en pays perdu, si vous y connaissez du monde?»





—«Là comme partout, je connais tout le monde et je ne connais
personne, répondit Legrandin qui ne se rendait pas si vite; beaucoup les choses
et fort peu les personnes. Mais les choses elles-mêmes y semblent des
personnes, des personnes rares, d’une essence délicate et que la vie aurait
déçues. Parfois c’est un castel que vous rencontrez sur la falaise, au bord du
chemin où il s’est arrêté pour confronter son chagrin au soir encore rose où
monte la lune d’or et dont les barques qui rentrent en striant l’eau diaprée
hissent à leurs mâts la flamme et portent les couleurs; parfois c’est une
simple maison solitaire, plutôt laide, l’air timide mais romanesque, qui cache
à tous les yeux quelque secret impérissable de bonheur et de désenchantement.
Ce pays sans vérité, ajouta-t-il avec une délicatesse machiavélique, ce pays de
pure fiction est d’une mauvaise lecture pour un enfant, et ce n’est certes pas
lui que je choisirais et recommanderais pour mon petit ami déjà si enclin à la
tristesse, pour son cœur prédisposé. Les climats de confidence amoureuse et de
regret inutile peuvent convenir au vieux désabusé que je suis, ils sont
toujours malsains pour un tempérament qui n’est pas formé. Croyez-moi,
reprit-il avec insistance, les eaux de cette baie, déjà à moitié bretonne,
peuvent exercer une action sédative, d’ailleurs discutable, sur un cœur qui
n’est plus intact comme le mien, sur un cœur dont la lésion n’est plus
compensée. Elles sont contre-indiquées àvotre âge, petit garçon. Bonne nuit,
voisins», ajouta-t-il en nous quittant avec cette brusquerie évasive dont il
avait l’habitude et, se retournant vers nous avec un doigt levé de docteur, il
résuma sa consultation: «Pas de Balbec avant cinquante ans et encore cela
dépend de l’état du cœur», nous cria-t-il.





Mon père lui en reparla dans nos rencontres ultérieures, le tortura
de questions, ce fut peine inutile: comme cet escroc érudit qui employait à
fabriquer de faux palimpsestes un labeur et une science dont la centième partie
eût suffi à lui assurer une situation plus lucrative, mais honorable, M.
Legrandin, si nous avions insisté encore, aurait fini par édifier toute une
éthique de paysage et une géographie céleste de la basse Normandie, plutôt que
de nous avouer qu’à deux kilomètres de Balbec habitait sa propre sœur, et
d’être obligé à nous offrir une lettre d’introduction qui n’eût pas été pour
lui un tel sujet d’effroi s’il avait été absolument certain,—comme il aurait dû
l’être en effet avec l’expérience qu’il avait du caractère de ma grand’mère—que
nous n’en aurions pas profité.





...





Nous rentrions toujours de bonne heure de nos promenades pour
pouvoir faire une visite à ma tante Léonie avant le dîner. Au commencement de
la saison où le jour finit tôt, quand nous arrivions rue du Saint-Esprit, il y
avait encore un reflet du couchant sur les vitres de la maison et un bandeau de
pourpre au fond des bois du Calvaire qui se reflétait plus loin dans l’étang,
rougeur qui, accompagnée souvent d’un froid assez vif, s’associait, dans mon
esprit, à la rougeur du feu au-dessus duquel rôtissait le poulet qui ferait
succéder pour moi au plaisir poétique donné par la promenade, le plaisir de la
gourmandise, de la chaleur et du repos. Dans l’été, au contraire, quand nous
rentrions, le soleil ne se couchait pas encore; et pendant la visite que nous
faisions chez ma tante Léonie, sa lumière qui s’abaissait et touchait la
fenêtre était arrêtée entre les grands rideaux et les embrasses, divisée,
ramifiée, filtrée, et incrustant de petits morceaux d’or le bois de citronnier
de la commode, illuminait obliquement la chambre avec la délicatesse qu’elle
prend dans les sous-bois. Mais certains jours fort rares, quand nous rentrions,
il y avait bien longtemps que la commode avait perdu ses incrustations
momentanées, il n’y avait plus quand nous arrivions rue du Saint-Esprit nul
reflet de couchant étendu sur les vitres et l’étang au pied du calvaire avait
perdu sa rougeur, quelquefois il était déjà couleur d’opale et un long rayon de
lune qui allait en s’élargissant et se fendillait de toutes les rides de l’eau
le traversait tout entier. Alors, en arrivant près de la maison, nous
apercevions une forme sur le pas de la porte et maman me disait:





—«Mon dieu! voilà Françoise qui nous guette, ta tante est inquiète;
aussi nous rentrons trop tard.»





Et sans avoir pris le temps d’enlever nos affaires, nous montions
vite chez ma tante Léonie pour la rassurer et lui montrer que, contrairement à
ce qu’elle imaginait déjà, il ne nous était rien arrivé, mais que nous étions
allés «du côté de Guermantes» et, dame, quand on faisait cette promenade-là, ma
tante savait pourtant bien qu’on ne pouvait jamais être sûr de l’heure à
laquelle on serait rentré.





—«Là, Françoise, disait ma tante, quand je vous le disais, qu’ils
seraient allés du côté de Guermantes! Mon dieu! ils doivent avoir une faim! et
votre gigot qui doit être tout desséché après ce qu’il a attendu. Aussi est-ce
une heure pour rentrer! comment, vous êtes allés du côté de Guermantes!»





—«Mais je croyais que vous le saviez, Léonie, disait maman. Je pensais
que Françoise nous avait vus sortir par la petite porte du potager.»





Car il y avait autour de Combray deux «côtés» pour les promenades,
et si opposés qu’on ne sortait pas en effet de chez nous par la même porte,
quand on voulait aller d’un côté ou de l’autre: le côté de
Méséglise-la-Vineuse, qu’on appelait aussi le côté de chez Swann parce qu’on
passait devant la propriété de M. Swann pour aller par là, et le côté de
Guermantes. De Méséglise-la-Vineuse, à vrai dire, je n’ai jamais connu que le «côté»
et des gens étrangers qui venaient le dimanche se promener à Combray, des gens
que, cette fois, ma tante elle-même et nous tous ne «connaissions point» et
qu’à ce signe on tenait pour «des gens qui seront venus de Méséglise». Quant à
Guermantes je devais un jour en connaître davantage, mais bien plus tard
seulement; et pendant toute mon adolescence, si Méséglise était pour moi
quelque chose d’inaccessible comme l’horizon, dérobé à la vue, si loin qu’on
allât, par les plis d’un terrain qui ne ressemblait déjà plus à celui de
Combray, Guermantes lui ne m’est apparu que comme le terme plutôt idéal que
réel de son propre «côté», une sorte d’expression géographique abstraite comme
la ligne de l’équateur, comme le pôle, comme l’orient. Alors, «prendre par Guermantes»
pour aller à Méséglise, ou le contraire, m’eût semblé une expression aussi
dénuée de sens que prendre par l’est pour aller à l’ouest. Comme mon père
parlait toujours du côté de Méséglise comme de la plus belle vue de plaine
qu’il connût et du côté de Guermantes comme du type de paysage de rivière, je
leur donnais, en les concevant ainsi comme deux entités, cette cohésion, cette
unité qui n’appartiennent qu’aux créations de notre esprit; la moindre parcelle
de chacun d’eux me semblait précieuse et manifester leur excellence
particulière, tandis qu’à côté d’eux, avant qu’on fût arrivé sur le sol sacré
de l’un ou de l’autre, les chemins purement matériels au milieu desquels ils
étaient posés comme l’idéal de la vue de plaine et l’idéal du paysage de rivière,
ne valaient pas plus la peine d’être regardés que par le spectateur épris d’art
dramatique, les petites rues qui avoisinent un théâtre. Mais surtout je mettais
entre eux, bien plus que leurs distances kilométriques la distance qu’il y
avait entre les deux parties de mon cerveau où je pensais à eux, une de ces
distances dans l’esprit qui ne font pas qu’éloigner, qui séparent et mettent
dans un autre plan. Et cette démarcation était rendue plus absolue encore parce
que cette habitude que nous avions de n’aller jamais vers les deux côtés un
même jour, dans une seule promenade, mais une fois du côté de Méséglise, une
fois du côté de Guermantes, les enfermait pour ainsi dire loin l’un de l’autre,
inconnaissables l’un à l’autre, dans les vases clos et sans communication entre
eux, d’après-midi différents.





Quand on voulait aller du côté de Méséglise, on sortait (pas trop
tôt et même si le ciel était couvert, parce que la promenade n’était pas bien
longue et n’entraînait pas trop) comme pour aller n’importe où, par la grande
porte de la maison de ma tante sur la rue du Saint-Esprit. On était salué par
l’armurier, on jetait ses lettres à la boîte, on disait en passant à Théodore,
de la part de Françoise, qu’elle n’avait plus d’huile ou de café, et l’on
sortait de la ville par le chemin qui passait le long de la barrière blanche du
parc de M. Swann. Avant d’y arriver, nous rencontrions, venue au-devant des
étrangers, l’odeur de ses lilas. Eux-mêmes, d’entre les petits cœurs verts et
frais de leurs feuilles, levaient curieusement au-dessus de la barrière du parc
leurs panaches de plumes mauves ou blanches que lustrait, même à l’ombre, le
soleil où elles avaient baigné. Quelques-uns, à demi cachés par la petite
maison en tuiles appelée maison des Archers, où logeait le gardien, dépassaient
son pignon gothique de leur rose minaret. Les Nymphes du printemps eussent
semblé vulgaires, auprès de ces jeunes houris qui gardaient dans ce jardin
français les tons vifs et purs des miniatures de la Perse. Malgré mon désir d’enlacer
leur taille souple et d’attirer à moi les boucles étoilées de leur tête
odorante, nous passions sans nous arrêter, mes parents n’allant plus à
Tansonville depuis le mariage de Swann, et, pour ne pas avoir l’air de regarder
dans le parc, au lieu de prendre le chemin qui longe sa clôture et qui monte
directement aux champs, nous en prenions un autre qui y conduit aussi, mais
obliquement, et nous faisait déboucher trop loin. Un jour, mon grand-père dit à
mon père:





—«Vous rappelez-vous que Swann a dit hier que, comme sa femme et sa
fille partaient pour Reims, il en profiterait pour aller passer vingt-quatre
heures à Paris? Nous pourrions longer le parc, puisque ces dames ne sont pas
là, cela nous abrégerait d’autant.»





Nous nous arrêtâmes un moment devant la barrière. Le temps des lilas
approchait de sa fin; quelques-uns effusaient encore en hauts lustres mauves
les bulles délicates de leurs fleurs, mais dans bien des parties du feuillage
où déferlait, il y avait seulement une semaine, leur mousse embaumée, se
flétrissait, diminuée et noircie, une écume creuse, sèche et sans parfum. Mon
grand-père montrait à mon père en quoi l’aspect des lieux était resté le même,
et en quoi il avait changé, depuis la promenade qu’il avait faite avec M. Swann
le jour de la mort de sa femme, et il saisit cette occasion pour raconter cette
promenade une fois de plus.





Devant nous, une allée bordée de capucines montait en plein soleil
vers le château. A droite, au contraire, le parc s’étendait en terrain plat.
Obscurcie par l’ombre des grands arbres qui l’entouraient, une pièce d’eau
avait été creusée par les parents de Swann; mais dans ses créations les plus
factices, c’est sur la nature que l’homme travaille; certains lieux font
toujours régner autour d’eux leur empire particulier, arborent leurs insignes
immémoriaux au milieu d’un parc comme ils auraient fait loin de toute
intervention humaine, dans une solitude qui revient partout les entourer,
surgie des nécessités de leur exposition et superposée à l’œuvre humaine. C’est
ainsi qu’au pied de l’allée qui dominait l’étang artificiel, s’était composée
sur deux rangs, tressés de fleurs de myosotis et de pervenches, la couronne
naturelle, délicate et bleue qui ceint le front clair-obscur des eaux, et que
le glaïeul, laissant fléchir ses glaives avec un abandon royal, étendait sur
l’eupatoire et la grenouillette au pied mouillé, les fleurs de lis en lambeaux,
violettes et jaunes, de son sceptre lacustre.





Le départ de Mlle Swann qui,—en m’ôtant la chance terrible de la
voir apparaître dans une allée, d’être connu et méprisé par la petite fille
privilégiée qui avait Bergotte pour ami et allait avec lui visiter des
cathédrales—, me rendait la contemplation de Tansonville indifférente la
première fois où elle m’était permise, semblait au contraire ajouter à cette
propriété, aux yeux de mon grand-père et de mon père, des commodités, un
agrément passager, et, comme fait pour une excursion en pays de montagnes,
l’absence de tout nuage, rendre cette journée exceptionnellement propice à une
promenade de ce côté; j’aurais voulu que leurs calculs fussent déjoués, qu’un
miracle fît apparaître Mlle Swann avec son père, si près de nous, que nous
n’aurions pas le temps de l’éviter et serions obligés de faire sa connaissance.
Aussi, quand tout d’un coup, j’aperçus sur l’herbe, comme un signe de sa
présence possible, un koufin oublié à côté d’une ligne dont le bouchon flottait
sur l’eau, je m’empressai de détourner d’un autre côté, les regards de mon père
et de mon grand-père. D’ailleurs Swann nous ayant dit que c’était mal à lui de
s’absenter, car il avait pour le moment de la famille à demeure, la ligne
pouvait appartenir à quelque invité. On n’entendait aucun bruit de pas dans les
allées. Divisant la hauteur d’un arbre incertain, un invisible oiseau
s’ingéniait à faire trouver la journée courte, explorait d’une note prolongée,
la solitude environnante, mais il recevait d’elle une réplique si unanime, un
choc en retour si redoublé de silence et d’immobilité qu’on aurait dit qu’il
venait d’arrêter pour toujours l’instant qu’il avait cherché à faire passer
plus vite. La lumière tombait si implacable du ciel devenu fixe que l’on aurait
voulu se soustraire à son attention, et l’eau dormante elle-même, dont des
insectes irritaient perpétuellement le sommeil, rêvant sans doute de quelque
Maelstrôm imaginaire, augmentait le trouble où m’avait jeté la vue du flotteur
de liège en semblant l’entraîner à toute vitesse sur les étendues silencieuses
du ciel reflété; presque vertical il paraissait prêt à plonger et déjà je me
demandais, si, sans tenir compte du désir et de la crainte que j’avais de la
connaître, je n’avais pas le devoir de faire prévenir Mlle Swann que le poisson
mordait,—quand il me fallut rejoindre en courant mon père et mon grand-père qui
m’appelaient, étonnés que je ne les eusse pas suivis dans le petit chemin qui
monte vers les champs et où ils s’étaient engagés. Je le trouvai tout
bourdonnant de l’odeur des aubépines. La haie formait comme une suite de
chapelles qui disparaissaient sous la jonchée de leurs fleurs amoncelées en
reposoir; au-dessous d’elles, le soleil posait à terre un quadrillage de
clarté, comme s’il venait de traverser une verrière; leur parfum s’étendait
aussi onctueux, aussi délimité en sa forme que si j’eusse été devant l’autel de
la Vierge, et les fleurs, aussi parées, tenaient chacune d’un air distrait son
étincelant bouquet d’étamines, fines et rayonnantes nervures de style
flamboyant comme celles qui à l’église ajouraient la rampe du jubé ou les
meneaux du vitrail et qui s’épanouissaient en blanche chair de fleur de
fraisier. Combien naïves et paysannes en comparaison sembleraient les
églantines qui, dans quelques semaines, monteraient elles aussi en plein soleil
le même chemin rustique, en la soie unie de leur corsage rougissant qu’un
souffle défait.





Mais j’avais beau rester devant les aubépines à respirer, à porter
devant ma pensée qui ne savait ce qu’elle devait en faire, à perdre, à
retrouver leur invisible et fixe odeur, à m’unir au rythme qui jetait leurs
fleurs, ici et là, avec une allégresse juvénile et à des intervalles inattendus
comme certains intervalles musicaux, elles m’offraient indéfiniment le même
charme avec une profusion inépuisable, mais sans me laisser approfondir
davantage, comme ces mélodies qu’on rejoue cent fois de suite sans descendre
plus avant dans leur secret. Je me détournais d’elles un moment, pour les
aborder ensuite avec des forces plus fraîches. Je poursuivais jusque sur le
talus qui, derrière la haie, montait en pente raide vers les champs, quelque
coquelicot perdu, quelques bluets restés paresseusement en arrière, qui le
décoraient çà et là de leurs fleurs comme la bordure d’une tapisserie où
apparaît clairsemé le motif agreste qui triomphera sur le panneau; rares
encore, espacés comme les maisons isolées qui annoncent déjà l’approche d’un
village, ils m’annonçaient l’immense étendue où déferlent les blés, où
moutonnent les nuages, et la vue d’un seul coquelicot hissant au bout de son cordage
et faisant cingler au vent sa flamme rouge, au-dessus de sa bouée graisseuse et
noire, me faisait battre le cœur, comme au voyageur qui aperçoit sur une terre
basse une première barque échouée que répare un calfat, et s’écrie, avant de
l’avoir encore vue: «La Mer!»





Puis je revenais devant les aubépines comme devant ces chefs-d’œuvre
dont on croit qu’on saura mieux les voir quand on a cessé un moment de les
regarder, mais j’avais beau me faire un écran de mes mains pour n’avoir
qu’elles sous les yeux, le sentiment qu’elles éveillaient en moi restait obscur
et vague, cherchant en vain à se dégager, à venir adhérer à leurs fleurs. Elles
ne m’aidaient pas à l’éclaircir, et je ne pouvais demander à d’autres fleurs de
le satisfaire. Alors, me donnant cette joie que nous éprouvons quand nous
voyons de notre peintre préféré une œuvre qui diffère de celles que nous
connaissions, ou bien si l’on nous mène devant un tableau dont nous n’avions vu
jusque-là qu’une esquisse au crayon, si un morceau entendu seulement au piano
nous apparaît ensuite revêtu des couleurs de l’orchestre, mon grand-père
m’appelant et me désignant la haie de Tansonville, me dit: «Toi qui aimes les
aubépines, regarde un peu cette épine rose; est-elle jolie!» En effet c’était
une épine, mais rose, plus belle encore que les blanches. Elle aussi avait une
parure de fête,—de ces seules vraies fêtes que sont les fêtes religieuses,
puisqu’un caprice contingent ne les applique pas comme les fêtes mondaines à un
jour quelconque qui ne leur est pas spécialement destiné, qui n’a rien
d’essentiellement férié,—mais une parure plus riche encore, car les fleurs
attachées sur la branche, les unes au-dessus des autres, de manière à ne
laisser aucune place qui ne fût décorée, comme des pompons qui enguirlandent
une houlette rococo, étaient «en couleur», par conséquent d’une qualité
supérieure selon l’esthétique de Combray si l’on en jugeait par l’échelle des
prix dans le «magasin» de la Place ou chez Camus où étaient plus chers ceux des
biscuits qui étaient roses. Moi-même j’appréciais plus le fromage à la crème
rose, celui où l’on m’avait permis d’écraser des fraises. Et justement ces
fleurs avaient choisi une de ces teintes de chose mangeable, ou de tendre
embellissement à une toilette pour une grande fête, qui, parce qu’elles leur
présentent la raison de leur supériorité, sont celles qui semblent belles avec
le plus d’évidence aux yeux des enfants, et à cause de cela, gardent toujours
pour eux quelque chose de plus vif et de plus naturel que les autres teintes,
même lorsqu’ils ont compris qu’elles ne promettaient rien à leur gourmandise et
n’avaient pas été choisies par la couturière. Et certes, je l’avais tout de
suite senti, comme devant les épines blanches mais avec plus d’émerveillement,
que ce n’était pas facticement, par un artifice de fabrication humaine,
qu’était traduite l’intention de festivité dans les fleurs, mais que c’était la
nature qui, spontanément, l’avait exprimée avec la naïveté d’une commerçante de
village travaillant pour un reposoir, en surchargeant l’arbuste de ces rosettes
d’un ton trop tendre et d’un pompadour provincial. Au haut des branches, comme
autant de ces petits rosiers aux pots cachés dans des papiers en dentelles,
dont aux grandes fêtes on faisait rayonner sur l’autel les minces fusées,
pullulaient mille petits boutons d’une teinte plus pâle qui, en s’entr’ouvrant,
laissaient voir, comme au fond d’une coupe de marbre rose, de rouges sanguines
et trahissaient plus encore que les fleurs, l’essence particulière,
irrésistible, de l’épine, qui, partout où elle bourgeonnait, où elle allait
fleurir, ne le pouvait qu’en rose. Intercalé dans la haie, mais aussi différent
d’elle qu’une jeune fille en robe de fête au milieu de personnes en négligé qui
resteront à la maison, tout prêt pour le mois de Marie, dont il semblait faire
partie déjà, tel brillait en souriant dans sa fraîche toilette rose, l’arbuste
catholique et délicieux.





La haie laissait voir à l’intérieur du parc une allée bordée de
jasmins, de pensées et de verveines entre lesquelles des giroflées ouvraient
leur bourse fraîche, du rose odorant et passé d’un cuir ancien de Cordoue,
tandis que sur le gravier un long tuyau d’arrosage peint en vert, déroulant ses
circuits, dressait aux points où il était percé au-dessus des fleurs, dont il
imbibait les parfums, l’éventail vertical et prismatique de ses gouttelettes
multicolores. Tout à coup, je m’arrêtai, je ne pus plus bouger, comme il arrive
quand une vision ne s’adresse pas seulement à nos regards, mais requiert des
perceptions plus profondes et dispose de notre être tout entier. Une fillette
d’un blond roux qui avait l’air de rentrer de promenade et tenait à la main une
bêche de jardinage, nous regardait, levant son visage semé de taches roses. Ses
yeux noirs brillaient et comme je ne savais pas alors, ni ne l’ai appris
depuis, réduire en ses éléments objectifs une impression forte, comme je
n’avais pas, ainsi qu’on dit, assez «d’esprit d’observation» pour dégager la
notion de leur couleur, pendant longtemps, chaque fois que je repensai à elle,
le souvenir de leur éclat se présentait aussitôt à moi comme celui d’un vif
azur, puisqu’elle était blonde: de sorte que, peut-être si elle n’avait pas eu
des yeux aussi noirs,—ce qui frappait tant la première fois qu’on la voyait—je
n’aurais pas été, comme je le fus, plus particulièrement amoureux, en elle, de
ses yeux bleus.





Je la regardais, d’abord de ce regard qui n’est pas que le
porte-parole des yeux, mais à la fenêtre duquel se penchent tous les sens,
anxieux et pétrifiés, le regard qui voudrait toucher, capturer, emmener le
corps qu’il regarde et l’âme avec lui; puis, tant j’avais peur que d’une
seconde à l’autre mon grand-père et mon père, apercevant cette jeune fille, me
fissent éloigner en me disant de courir un peu devant eux, d’un second regard,
inconsciemment supplicateur, qui tâchait de la forcer à faire attention à moi,
à me connaître! Elle jeta en avant et de côté ses pupilles pour prendre
connaissance de mon grand’père et de mon père, et sans doute l’idée qu’elle en
rapporta fut celle que nous étions ridicules, car elle se détourna et d’un air
indifférent et dédaigneux, se plaça de côté pour épargner à son visage d’être
dans leur champ visuel; et tandis que continuant à marcher et ne l’ayant pas
aperçue, ils m’avaient dépassé, elle laissa ses regards filer de toute leur
longueur dans ma direction, sans expression particulière, sans avoir l’air de
me voir, mais avec une fixité et un sourire dissimulé, que je ne pouvais
interpréter d’après les notions que l’on m’avait données sur la bonne
éducation, que comme une preuve d’outrageant mépris; et sa main esquissait en
même temps un geste indécent, auquel quand il était adressé en public à une
personne qu’on ne connaissait pas, le petit dictionnaire de civilité que je
portais en moi ne donnait qu’un seul sens, celui d’une intention insolente.





—«Allons, Gilberte, viens; qu’est-ce que tu fais, cria d’une voix
perçante et autoritaire une dame en blanc que je n’avais pas vue, et à quelque
distance de laquelle un Monsieur habillé de coutil et que je ne connaissais
pas, fixait sur moi des yeux qui lui sortaient de la tête; et cessant
brusquement de sourire, la jeune fille prit sa bêche et s’éloigna sans se
retourner de mon côté, d’un air docile, impénétrable et sournois.





Ainsi passa près de moi ce nom de Gilberte, donné comme un talisman
qui me permettait peut-être de retrouver un jour celle dont il venait de faire
une personne et qui, l’instant d’avant, n’était qu’une image incertaine. Ainsi
passa-t-il, proféré au-dessus des jasmins et des giroflées, aigre et frais
comme les gouttes de l’arrosoir vert; imprégnant, irisant la zone d’air pur
qu’il avait traversée—et qu’il isolait,—du mystère de la vie de celle qu’il
désignait pour les êtres heureux qui vivaient, qui voyageaient avec elle; déployant
sous l’épinier rose, à hauteur de mon épaule, la quintessence de leur
familiarité, pour moi si douloureuse, avec elle, avec l’inconnu de sa vie où je
n’entrerais pas.





Un instant (tandis que nous nous éloignions et que mon grand-père
murmurait: «Ce pauvre Swann, quel rôle ils lui font jouer: on le fait partir
pour qu’elle reste seule avec son Charlus, car c’est lui, je l’ai reconnu! Et
cette petite, mêlée à toute cette infamie!») l’impression laissée en moi par le
ton despotique avec lequel la mère de Gilberte lui avait parlé sans qu’elle
répliquât, en me la montrant comme forcée d’obéir à quelqu’un, comme n’étant
pas supérieure à tout, calma un peu ma souffrance, me rendit quelque espoir et
diminua mon amour. Mais bien vite cet amour s’éleva de nouveau en moi comme une
réaction par quoi mon cœur humilié voulait se mettre de niveau avec Gilberte ou
l’abaisser jusqu’à lui. Je l’aimais, je regrettais de ne pas avoir eu le temps
et l’inspiration de l’offenser, de lui faire mal, et de la forcer à se souvenir
de moi. Je la trouvais si belle que j’aurais voulu pouvoir revenir sur mes pas,
pour lui crier en haussant les épaules: «Comme je vous trouve laide, grotesque,
comme vous me répugnez!» Cependant je m’éloignais, emportant pour toujours,
comme premier type d’un bonheur inaccessible aux enfants de mon espèce de par
des lois naturelles impossibles à transgresser, l’image d’une petite fille
rousse, à la peau semée de taches roses, qui tenait une bêche et qui riait en
laissant filer sur moi de longs regards sournois et inexpressifs. Et déjà le
charme dont son nom avait encensé cette place sous les épines roses où il avait
été entendu ensemble par elle et par moi, allait gagner, enduire, embaumer,
tout ce qui l’approchait, ses grands-parents que les miens avaient eu
l’ineffable bonheur de connaître, la sublime profession d’agent de change, le
douloureux quartier des Champs-Élysées qu’elle habitait à Paris.





«Léonie, dit mon grand-père en rentrant, j’aurais voulu t’avoir avec
nous tantôt. Tu ne reconnaîtrais pas Tansonville. Si j’avais osé, je t’aurais
coupé une branche de ces épines roses que tu aimais tant.» Mon grand-père
racontait ainsi notre promenade à ma tante Léonie, soit pour la distraire, soit
qu’on n’eût pas perdu tout espoir d’arriver à la faire sortir. Or elle aimait
beaucoup autrefois cette propriété, et d’ailleurs les visites de Swann avaient
été les dernières qu’elle avait reçues, alors qu’elle fermait déjà sa porte à
tout le monde. Et de même que quand il venait maintenant prendre de ses nouvelles
(elle était la seule personne de chez nous qu’il demandât encore à voir), elle
lui faisait répondre qu’elle était fatiguée, mais qu’elle le laisserait entrer
la prochaine fois, de même elle dit ce soir-là: «Oui, un jour qu’il fera beau,
j’irai en voiture jusqu’à la porte du parc.» C’est sincèrement qu’elle le
disait. Elle eût aimé revoir Swann et Tansonville; mais le désir qu’elle en
avait suffisait à ce qui lui restait de forces; sa réalisation les eût
excédées. Quelquefois le beau temps lui rendait un peu de vigueur, elle se
levait, s’habillait; la fatigue commençait avant qu’elle fût passée dans
l’autre chambre et elle réclamait son lit. Ce qui avait commencé pour elle—plus
tôt seulement que cela n’arrive d’habitude,—c’est ce grand renoncement de la vieillesse
qui se prépare à la mort, s’enveloppe dans sa chrysalide, et qu’on peut
observer, à la fin des vies qui se prolongent tard, même entre les anciens
amants qui se sont le plus aimés, entre les amis unis par les liens les plus
spirituels et qui à partir d’une certaine année cessent de faire le voyage ou
la sortie nécessaire pour se voir, cessent de s’écrire et savent qu’ils ne
communiqueront plus en ce monde. Ma tante devait parfaitement savoir qu’elle ne
reverrait pas Swann, qu’elle ne quitterait plus jamais la maison, mais cette
réclusion définitive devait lui être rendue assez aisée pour la raison même qui
selon nous aurait dû la lui rendre plus douloureuse: c’est que cette réclusion
lui était imposée par la diminution qu’elle pouvait constater chaque jour dans
ses forces, et qui, en faisant de chaque action, de chaque mouvement, une
fatigue, sinon une souffrance, donnait pour elle à l’inaction, à l’isolement,
au silence, la douceur réparatrice et bénie du repos.





Ma tante n’alla pas voir la haie d’épines roses, mais à tous moments
je demandais à mes parents si elle n’irait pas, si autrefois elle allait
souvent à Tansonville, tâchant de les faire parler des parents et
grands-parents de Mlle Swann qui me semblaient grands comme des Dieux. Ce nom,
devenu pour moi presque mythologique, de Swann, quand je causais avec mes
parents, je languissais du besoin de le leur entendre dire, je n’osais pas le
prononcer moi-même, mais je les entraînais sur des sujets qui avoisinaient
Gilberte et sa famille, qui la concernaient, où je ne me sentais pas exilé trop
loin d’elle; et je contraignais tout d’un coup mon père, en feignant de croire
par exemple que la charge de mon grand-père avait été déjà avant lui dans notre
famille, ou que la haie d’épines roses que voulait voir ma tante Léonie se
trouvait en terrain communal, à rectifier mon assertion, à me dire, comme
malgré moi, comme de lui-même: «Mais non, cette charge-là était au père de
Swann, cette haie fait partie du parc de Swann.» Alors j’étais obligé de
reprendre ma respiration, tant, en se posant sur la place où il était toujours
écrit en moi, pesait à m’étouffer ce nom qui, au moment où je l’entendais, me
paraissait plus plein que tout autre, parce qu’il était lourd de toutes les
fois où, d’avance, je l’avais mentalement proféré. Il me causait un plaisir que
j’étais confus d’avoir osé réclamer à mes parents, car ce plaisir était si
grand qu’il avait dû exiger d’eux pour qu’ils me le procurassent beaucoup de
peine, et sans compensation, puisqu’il n’était pas un plaisir pour eux. Aussi
je détournais la conversation par discrétion. Par scrupule aussi. Toutes les
séductions singulières que je mettais dans ce nom de Swann, je les retrouvais
en lui dès qu’ils le prononçaient. Il me semblait alors tout d’un coup que mes parents
ne pouvaient pas ne pas les ressentir, qu’ils se trouvaient placés à mon point
de vue, qu’ils apercevaient à leur tour, absolvaient, épousaient mes rêves, et
j’étais malheureux comme si je les avais vaincus et dépravés.





Cette année-là, quand, un peu plus tôt que d’habitude, mes parents
eurent fixé le jour de rentrer à Paris, le matin du départ, comme on m’avait
fait friser pour être photographié, coiffer avec précaution un chapeau que je
n’avais encore jamais mis et revêtir une douillette de velours, après m’avoir
cherché partout, ma mère me trouva en larmes dans le petit raidillon, contigu à
Tansonville, en train de dire adieu aux aubépines, entourant de mes bras les
branches piquantes, et, comme une princesse de tragédie à qui pèseraient ces
vains ornements, ingrat envers l’importune main qui en formant tous ces nœuds
avait pris soin sur mon front d’assembler mes cheveux, foulant aux pieds mes
papillotes arrachées et mon chapeau neuf. Ma mère ne fut pas touchée par mes
larmes, mais elle ne put retenir un cri à la vue de la coiffe défoncée et de la
douillette perdue. Je ne l’entendis pas: «O mes pauvres petites aubépines,
disais-je en pleurant, ce n’est pas vous qui voudriez me faire du chagrin, me
forcer à partir. Vous, vous ne m’avez jamais fait de peine! Aussi je vous
aimerai toujours.» Et, essuyant mes larmes, je leur promettais, quand je serais
grand, de ne pas imiter la vie insensée des autres hommes et, même à Paris, les
jours de printemps, au lieu d’aller faire des visites et écouter des niaiseries,
de partir dans la campagne voir les premières aubépines.





Une fois dans les champs, on ne les quittait plus pendant tout le
reste de la promenade qu’on faisait du côté de Méséglise. Ils étaient
perpétuellement parcourus, comme par un chemineau invisible, par le vent qui
était pour moi le génie particulier de Combray. Chaque année, le jour de notre
arrivée, pour sentir que j’étais bien à Combray, je montais le retrouver qui
courait dans les sayons et me faisait courir à sa suite. On avait toujours le vent
à côté de soi du côté de Méséglise, sur cette plaine bombée où pendant des
lieues il ne rencontre aucun accident de terrain. Je savais que Mlle Swann
allait souvent à Laon passer quelques jours et, bien que ce fût à plusieurs
lieues, la distance se trouvant compensée par l’absence de tout obstacle,
quand, par les chauds après-midi, je voyais un même souffle, venu de l’extrême
horizon, abaisser les blés les plus éloignés, se propager comme un flot sur
toute l’immense étendue et venir se coucher, murmurant et tiède, parmi les
sainfoins et les trèfles, à mes pieds, cette plaine qui nous était commune à
tous deux semblait nous rapprocher, nous unir, je pensais que ce souffle avait
passé auprès d’elle, que c’était quelque message d’elle qu’il me chuchotait sans
que je pusse le comprendre, et je l’embrassais au passage. A gauche était un
village qui s’appelait Champieu (Campus Pagani, selon le curé). Sur la droite,
on apercevait par delà les blés, les deux clochers ciselés et rustiques de
Saint-André-des-Champs, eux-mêmes effilés, écailleux, imbriqués d’alvéoles,
guillochés, jaunissants et grumeleux, comme deux épis.





A intervalles symétriques, au milieu de l’inimitable ornementation
de leurs feuilles qu’on ne peut confondre avec la feuille d’aucun autre arbre
fruitier, les pommiers ouvraient leurs larges pétales de satin blanc ou
suspendaient les timides bouquets de leurs rougissants boutons. C’est du côté
de Méséglise que j’ai remarqué pour la première fois l’ombre ronde que les
pommiers font sur la terre ensoleillée, et aussi ces soies d’or impalpable que
le couchant tisse obliquement sous les feuilles, et que je voyais mon père
interrompre de sa canne sans les faire jamais dévier.





Parfois dans le ciel de l’après-midi passait la lune blanche comme
une nuée, furtive, sans éclat, comme une actrice dont ce n’est pas l’heure de
jouer et qui, de la salle, en toilette de ville, regarde un moment ses
camarades, s’effaçant, ne voulant pas qu’on fasse attention à elle. J’aimais à
retrouver son image dans des tableaux et dans des livres, mais ces œuvres d’art
étaient bien différentes—du moins pendant les premières années, avant que Bloch
eût accoutumé mes yeux et ma pensée à des harmonies plus subtiles—de celles où
la lune me paraîtrait belle aujourd’hui et où je ne l’eusse pas reconnue alors.
C’était, par exemple, quelque roman de Saintine, un paysage de Gleyre où elle
découpe nettement sur le ciel une faucille d’argent, de ces œuvres naïvement
incomplètes comme étaient mes propres impressions et que les sœurs de ma grand’mère
s’indignaient de me voir aimer. Elles pensaient qu’on doit mettre devant les
enfants, et qu’ils font preuve de goût en aimant d’abord, les œuvres que,
parvenu à la maturité, on admire définitivement. C’est sans doute qu’elles se
figuraient les mérites esthétiques comme des objets matériels qu’un œil ouvert
ne peut faire autrement que de percevoir, sans avoir eu besoin d’en mûrir
lentement des équivalents dans son propre cœur.





C’est du côté de Méséglise, à Montjouvain, maison située au bord
d’une grande mare et adossée à un talus buissonneux que demeurait M. Vinteuil.
Aussi croisait-on souvent sur la route sa fille, conduisant un buggy à toute
allure. A partir d’une certaine année on ne la rencontra plus seule, mais avec
une amie plus âgée, qui avait mauvaise réputation dans le pays et qui un jour
s’installa définitivement à Montjouvain. On disait: «Faut-il que ce pauvre M.
Vinteuil soit aveuglé par la tendresse pour ne pas s’apercevoir de ce qu’on
raconte, et permettre à sa fille, lui qui se scandalise d’une parole déplacée,
de faire vivre sous son toit une femme pareille. Il dit que c’est une femme
supérieure, un grand cœur et qu’elle aurait eu des dispositions extraordinaires
pour la musique si elle les avait cultivées. Il peut être sûr que ce n’est pas
de musique qu’elle s’occupe avec sa fille.» M. Vinteuil le disait; et il est en
effet remarquable combien une personne excite toujours d’admiration pour ses
qualités morales chez les parents de toute autre personne avec qui elle a des
relations charnelles. L’amour physique, si injustement décrié, force tellement
tout être à manifester jusqu’aux moindres parcelles qu’il possède de bonté,
d’abandon de soi, qu’elles resplendissent jusqu’aux yeux de l’entourage
immédiat. Le docteur Percepied à qui sa grosse voix et ses gros sourcils
permettaient de tenir tant qu’il voulait le rôle de perfide dont il n’avait pas
le physique, sans compromettre en rien sa réputation inébranlable et imméritée
de bourru bienfaisant, savait faire rire aux larmes le curé et tout le monde en
disant d’un ton rude: «Hé bien! il paraît qu’elle fait de la musique avec son
amie, Mlle Vinteuil. Ça a l’air de vous étonner. Moi je sais pas. C’est
le père Vinteuil qui m’a encore dit ça hier. Après tout, elle a bien le droit
d’aimer la musique, c’te fille. Moi je ne suis pas pour contrarier les
vocations artistiques des enfants. Vinteuil non plus à ce qu’il paraît. Et puis
lui aussi il fait de la musique avec l’amie de sa fille. Ah! sapristi on en
fait une musique dans c’te boîte-là. Mais qu’est-ce que vous avez à rire; mais
ils font trop de musique ces gens. L’autre jour j’ai rencontré le père Vinteuil
près du cimetière. Il ne tenait pas sur ses jambes.»





Pour ceux qui comme nous virent à cette époque M. Vinteuil éviter
les personnes qu’il connaissait, se détourner quand il les apercevait, vieillir
en quelques mois, s’absorber dans son chagrin, devenir incapable de tout effort
qui n’avait pas directement le bonheur de sa fille pour but, passer des
journées entières devant la tombe de sa femme,—il eût été difficile de ne pas
comprendre qu’il était en train de mourir de chagrin, et de supposer qu’il ne
se rendait pas compte des propos qui couraient. Il les connaissait, peut-être
même y ajoutait-il foi. Il n’est peut-être pas une personne, si grande que soit
sa vertu, que la complexité des circonstances ne puisse amener à vivre un jour
dans la familiarité du vice qu’elle condamne le plus formellement,—sans qu’elle
le reconnaisse d’ailleurs tout à fait sous le déguisement de faits particuliers
qu’il revêt pour entrer en contact avec elle et la faire souffrir: paroles
bizarres, attitude inexplicable, un certain soir, de tel être qu’elle a par
ailleurs tant de raisons pour aimer. Mais pour un homme comme M. Vinteuil il
devait entrer bien plus de souffrance que pour un autre dans la résignation à
une de ces situations qu’on croit à tort être l’apanage exclusif du monde de la
bohème: elles se produisent chaque fois qu’a besoin de se réserver la place et
la sécurité qui lui sont nécessaires, un vice que la nature elle-même fait
épanouir chez un enfant, parfois rien qu’en mêlant les vertus de son père et de
sa mère, comme la couleur de ses yeux. Mais de ce que M. Vinteuil connaissait
peut-être la conduite de sa fille, il ne s’ensuit pas que son culte pour elle
en eût été diminué. Les faits ne pénètrent pas dans le monde où vivent nos
croyances, ils n’ont pas fait naître celles-ci, ils ne les détruisent pas; ils
peuvent leur infliger les plus constants démentis sans les affaiblir, et une
avalanche de malheurs ou de maladies se succédant sans interruption dans une
famille, ne la fera pas douter de la bonté de son Dieu ou du talent de son
médecin. Mais quand M. Vinteuil songeait à sa fille et à lui-même du point de
vue du monde, du point de vue de leur réputation, quand il cherchait à se
situer avec elle au rang qu’ils occupaient dans l’estime générale, alors ce
jugement d’ordre social, il le portait exactement comme l’eût fait l’habitant
de Combray qui lui eût été le plus hostile, il se voyait avec sa fille dans le
dernier bas-fond, et ses manières en avaient reçu depuis peu cette humilité, ce
respect pour ceux qui se trouvaient au-dessus de lui et qu’il voyait d’en bas
(eussent-ils été fort au-dessous de lui jusque-là), cette tendance à chercher à
remonter jusqu’à eux, qui est une résultante presque mécanique de toutes les
déchéances. Un jour que nous marchions avec Swann dans une rue de Combray, M.
Vinteuil qui débouchait d’une autre, s’était trouvé trop brusquement en face de
nous pour avoir le temps de nous éviter; et Swann avec cette orgueilleuse
charité de l’homme du monde qui, au milieu de la dissolution de tous ses
préjugés moraux, ne trouve dans l’infamie d’autrui qu’une raison d’exercer
envers lui une bienveillance dont les témoignages chatouillent d’autant plus
l’amour-propre de celui qui les donne, qu’il les sent plus précieux à celui qui
les reçoit, avait longuement causé avec M. Vinteuil, à qui, jusque-là il
n’adressait pas la parole, et lui avait demandé avant de nous quitter s’il
n’enverrait pas un jour sa fille jouer à Tansonville. C’était une invitation
qui, il y a deux ans, eût indigné M. Vinteuil, mais qui, maintenant, le
remplissait de sentiments si reconnaissants qu’il se croyait obligé par eux, à
ne pas avoir l’indiscrétion de l’accepter. L’amabilité de Swann envers sa fille
lui semblait être en soi-même un appui si honorable et si délicieux qu’il
pensait qu’il valait peut-être mieux ne pas s’en servir, pour avoir la douceur
toute platonique de le conserver.





—«Quel homme exquis, nous dit-il, quand Swann nous eut quittés, avec
la même enthousiaste vénération qui tient de spirituelles et jolies bourgeoises
en respect et sous le charme d’une duchesse, fût-elle laide et sotte. Quel
homme exquis! Quel malheur qu’il ait fait un mariage tout à fait déplacé.»





Et alors, tant les gens les plus sincères sont mêlés d’hypocrisie et
dépouillent en causant avec une personne l’opinion qu’ils ont d’elle et
expriment dès qu’elle n’est plus là, mes parents déplorèrent avec M. Vinteuil
le mariage de Swann au nom de principes et de convenances auxquels (par cela
même qu’ils les invoquaient en commun avec lui, en braves gens de même acabit)
ils avaient l’air de sous-entendre qu’il n’était pas contrevenu à Montjouvain.
M. Vinteuil n’envoya pas sa fille chez Swann. Et celui-ci fût le premier à le
regretter. Car chaque fois qu’il venait de quitter M. Vinteuil, il se rappelait
qu’il avait depuis quelque temps un renseignement à lui demander sur quelqu’un
qui portait le même nom que lui, un de ses parents, croyait-il. Et cette
fois-là il s’était bien promis de ne pas oublier ce qu’il avait à lui dire,
quand M. Vinteuil enverrait sa fille à Tansonville.





Comme la promenade du côté de Méséglise était la moins longue des
deux que nous faisions autour de Combray et qu’à cause de cela on la réservait
pour les temps incertains, le climat du côté de Méséglise était assez pluvieux
et nous ne perdions jamais de vue la lisière des bois de Roussainville dans
l’épaisseur desquels nous pourrions nous mettre à couvert.





Souvent le soleil se cachait derrière une nuée qui déformait son
ovale et dont il jaunissait la bordure. L’éclat, mais non la clarté, était
enlevé à la campagne où toute vie semblait suspendue, tandis que le petit
village de Roussainville sculptait sur le ciel le relief de ses arêtes blanches
avec une précision et un fini accablants. Un peu de vent faisait envoler un
corbeau qui retombait dans le lointain, et, contre le ciel blanchissant, le
lointain des bois paraissait plus bleu, comme peint dans ces camaïeux qui
décorent les trumeaux des anciennes demeures.





Mais d’autres fois se mettait à tomber la pluie dont nous avait
menacés le capucin que l’opticien avait à sa devanture; les gouttes d’eau comme
des oiseaux migrateurs qui prennent leur vol tous ensemble, descendaient à
rangs pressés du ciel. Elles ne se séparent point, elles ne vont pas à
l’aventure pendant la rapide traversée, mais chacune tenant sa place, attire à
elle celle qui la suit et le ciel en est plus obscurci qu’au départ des
hirondelles. Nous nous réfugiions dans le bois. Quand leur voyage semblait
fini, quelques-unes, plus débiles, plus lentes, arrivaient encore. Mais nous
ressortions de notre abri, car les gouttes se plaisent aux feuillages, et la
terre était déjà presque séchée que plus d’une s’attardait à jouer sur les
nervures d’une feuille, et suspendue à la pointe, reposée, brillant au soleil,
tout d’un coup se laissait glisser de toute la hauteur de la branche et nous
tombait sur le nez.





Souvent aussi nous allions nous abriter, pêle-mêle avec les Saints
et les Patriarches de pierre sous le porche de Saint-André-des-Champs. Que
cette église était française! Au-dessus de la porte, les Saints, les
rois-chevaliers une fleur de lys à la main, des scènes de noces et de funérailles,
étaient représentés comme ils pouvaient l’être dans l’âme de Françoise. Le
sculpteur avait aussi narré certaines anecdotes relatives à Aristote et à
Virgile de la même façon que Françoise à la cuisine parlait volontiers de saint
Louis comme si elle l’avait personnellement connu, et généralement pour faire
honte par la comparaison à mes grands-parents moins «justes». On sentait que
les notions que l’artiste médiéval et la paysanne médiévale (survivant au XlXe
siècle) avaient de l’histoire ancienne ou chrétienne, et qui se distinguaient
par autant d’inexactitude que de bonhomie, ils les tenaient non des livres,
mais d’une tradition à la fois antique et directe, ininterrompue, orale,
déformée, méconnaissable et vivante. Une autre personnalité de Combray que je
reconnaissais aussi, virtuelle et prophétisée, dans la sculpture gothique de
Saint-André-des-Champs c’était le jeune Théodore, le garçon de chez Camus.
Françoise sentait d’ailleurs si bien en lui un pays et un contemporain que,
quand ma tante Léonie était trop malade pour que Françoise pût suffire à la
retourner dans son lit, à la porter dans son fauteuil, plutôt que de laisser la
fille de cuisine monter se faire «bien voir» de ma tante, elle appelait
Théodore. Or, ce garçon qui passait et avec raison pour si mauvais sujet, était
tellement rempli de l’âme qui avait décoré Saint-André-des-Champs et notamment
des sentiments de respect que Françoise trouvait dus aux «pauvres malades», à
«sa pauvre maîtresse», qu’il avait pour soulever la tête de ma tante sur son
oreiller la mine naïve et zélée des petits anges des bas-reliefs, s’empressant,
un cierge à la main, autour de la Vierge défaillante, comme si les visages de
pierre sculptée, grisâtres et nus, ainsi que sont les bois en hiver, n’étaient
qu’un ensommeillement, qu’une réserve, prête à refleurir dans la vie en
innombrables visages populaires, révérends et futés comme celui de Théodore,
enluminés de la rougeur d’une pomme mûre. Non plus appliquée à la pierre comme
ces petits anges, mais détachée du porche, d’une stature plus qu’humaine,
debout sur un socle comme sur un tabouret qui lui évitât de poser ses pieds sur
le sol humide, une sainte avait les joues pleines, le sein ferme et qui
gonflait la draperie comme une grappe mûre dans un sac de crin, le front
étroit, le nez court et mutin, les prunelles enfoncées, l’air valide,
insensible et courageux des paysannes de la contrée. Cette ressemblance qui
insinuait dans la statue une douceur que je n’y avais pas cherchée, était
souvent certifiée par quelque fille des champs, venue comme nous se mettre à
couvert et dont la présence, pareille à celle de ces feuillages pariétaires qui
ont poussé à côté des feuillages sculptés, semblait destinée à permettre, par
une confrontation avec la nature, de juger de la vérité de l’œuvre d’art.
Devant nous, dans le lointain, terre promise ou maudite, Roussainville, dans
les murs duquel je n’ai jamais pénétré, Roussainville, tantôt, quand la pluie
avait déjà cessé pour nous, continuait à être châtié comme un village de la
Bible par toutes les lances de l’orage qui flagellaient obliquement les
demeures de ses habitants, ou bien était déjà pardonné par Dieu le Père qui
faisait descendre vers lui, inégalement longues, comme les rayons d’un
ostensoir d’autel, les tiges d’or effrangées de son soleil reparu.





Quelquefois le temps était tout à fait gâté, il fallait rentrer et
rester enfermé dans la maison. Çà et là au loin dans la campagne que
l’obscurité et l’humidité faisaient ressembler à la mer, des maisons isolées,
accrochées au flanc d’une colline plongée dans la nuit et dans l’eau,
brillaient comme des petits bateaux qui ont replié leurs voiles et sont
immobiles au large pour toute la nuit. Mais qu’importait la pluie, qu’importait
l’orage! L’été, le mauvais temps n’est qu’une humeur passagère, superficielle,
du beau temps sous-jacent et fixe, bien différent du beau temps instable et
fluide de l’hiver et qui, au contraire, installé sur la terre où il s’est
solidifié en denses feuillages sur lesquels la pluie peut s’égoutter sans
compromettre la résistance de leur permanente joie, a hissé pour toute la
saison, jusque dans les rues du village, aux murs des maisons et des jardins,
ses pavillons de soie violette ou blanche. Assis dans le petit salon, où
j’attendais l’heure du dîner en lisant, j’entendais l’eau dégoutter de nos
marronniers, mais je savais que l’averse ne faisait que vernir leurs feuilles
et qu’ils promettaient de demeurer là, comme des gages de l’été, toute la nuit
pluvieuse, à assurer la continuité du beau temps; qu’il avait beau pleuvoir,
demain, au-dessus de la barrière blanche de Tansonville, onduleraient, aussi
nombreuses, de petites feuilles en forme de cœur; et c’est sans tristesse que
j’apercevais le peuplier de la rue des Perchamps adresser à l’orage des supplications
et des salutations désespérées; c’est sans tristesse que j’entendais au fond du
jardin les derniers roulements du tonnerre roucouler dans les lilas.





Si le temps était mauvais dès le matin, mes parents renonçaient à la
promenade et je ne sortais pas. Mais je pris ensuite l’habitude d’aller, ces
jours-là, marcher seul du côté de Méséglise-la-Vineuse, dans l’automne où nous
dûmes venir à Combray pour la succession de ma tante Léonie, car elle était
enfin morte, faisant triompher à la fois ceux qui prétendaient que son régime
affaiblissant finirait par la tuer, et non moins les autres qui avaient
toujours soutenu qu’elle souffrait d’une maladie non pas imaginaire mais
organique, à l’évidence de laquelle les sceptiques seraient bien obligés de se
rendre quand elle y aurait succombé; et ne causant par sa mort de grande
douleur qu’à un seul être, mais à celui-là, sauvage. Pendant les quinze jours
que dura la dernière maladie de ma tante, Françoise ne la quitta pas un
instant, ne se déshabilla pas, ne laissa personne lui donner aucun soin, et ne
quitta son corps que quand il fut enterré. Alors nous comprîmes que cette sorte
de crainte où Françoise avait vécu des mauvaises paroles, des soupçons, des
colères de ma tante avait développé chez elle un sentiment que nous avions pris
pour de la haine et qui était de la vénération et de l’amour. Sa véritable
maîtresse, aux décisions impossibles à prévoir, aux ruses difficiles à déjouer,
au bon cœur facile à fléchir, sa souveraine, son mystérieux et tout-puissant
monarque n’était plus. A côté d’elle nous comptions pour bien peu de chose. Il
était loin le temps où quand nous avions commencé à venir passer nos vacances à
Combray, nous possédions autant de prestige que ma tante aux yeux de Françoise.
Cet automne-là tout occupés des formalités à remplir, des entretiens avec les
notaires et avec les fermiers, mes parents n’ayant guère de loisir pour faire
des sorties que le temps d’ailleurs contrariait, prirent l’habitude de me
laisser aller me promener sans eux du côté de Méséglise, enveloppé dans un
grand plaid qui me protégeait contre la pluie et que je jetais d’autant plus
volontiers sur mes épaules que je sentais que ses rayures écossaises
scandalisaient Françoise, dans l’esprit de qui on n’aurait pu faire entrer l’idée
que la couleur des vêtements n’a rien à faire avec le deuil et à qui d’ailleurs
le chagrin que nous avions de la mort de ma tante plaisait peu, parce que nous
n’avions pas donné de grand repas funèbre, que nous ne prenions pas un son de
voix spécial pour parler d’elle, que même parfois je chantonnais. Je suis sûr
que dans un livre—et en cela j’étais bien moi-même comme Françoise—cette
conception du deuil d’après la Chanson de Roland et le portail de
Saint-André-des-Champs m’eût été sympathique. Mais dès que Françoise était
auprès de moi, un démon me poussait à souhaiter qu’elle fût en colère, je
saisissais le moindre prétexte pour lui dire que je regrettais ma tante parce
que c’était une bonne femme, malgré ses ridicules, mais nullement parce que
c’était ma tante, qu’elle eût pu être ma tante et me sembler odieuse, et sa
mort ne me faire aucune peine, propos qui m’eussent semblé ineptes dans un
livre.





Si alors Françoise remplie comme un poète d’un flot de pensées
confuses sur le chagrin, sur les souvenirs de famille, s’excusait de ne pas
savoir répondre à mes théories et disait: «Je ne sais pas m’esprimer», je
triomphais de cet aveu avec un bon sens ironique et brutal digne du docteur
Percepied; et si elle ajoutait: «Elle était tout de même de la parentèse, il
reste toujours le respect qu’on doit à la parentèse», je haussais les épaules
et je me disais: «Je suis bien bon de discuter avec une illettrée qui fait des
cuirs pareils», adoptant ainsi pour juger Françoise le point de vue mesquin
d’hommes dont ceux qui les méprisent le plus dans l’impartialité de la
méditation, sont fort capables de tenir le rôle quand ils jouent une des scènes
vulgaires de la vie.





Mes promenades de cet automne-là furent d’autant plus agréables que
je les faisais après de longues heures passées sur un livre. Quand j’étais
fatigué d’avoir lu toute la matinée dans la salle, jetant mon plaid sur mes
épaules, je sortais: mon corps obligé depuis longtemps de garder l’immobilité,
mais qui s’était chargé sur place d’animation et de vitesse accumulées, avait
besoin ensuite, comme une toupie qu’on lâche, de les dépenser dans toutes les
directions. Les murs des maisons, la haie de Tansonville, les arbres du bois de
Roussainville, les buissons auxquels s’adosse Montjouvain, recevaient des coups
de parapluie ou de canne, entendaient des cris joyeux, qui n’étaient, les uns
et les autres, que des idées confuses qui m’exaltaient et qui n’ont pas atteint
le repos dans la lumière, pour avoir préféré à un lent et difficile
éclaircissement, le plaisir d’une dérivation plus aisée vers une issue
immédiate. La plupart des prétendues traductions de ce que nous avons ressenti
ne font ainsi que nous en débarrasser en le faisant sortir de nous sous une
forme indistincte qui ne nous apprend pas à le connaître. Quand j’essaye de
faire le compte de ce que je dois au côté de Méséglise, des humbles découvertes
dont il fût le cadre fortuit ou le nécessaire inspirateur, je me rappelle que
c’est, cet automne-là, dans une de ces promenades, près du talus broussailleux
qui protège Montjouvain, que je fus frappé pour la première fois de ce
désaccord entre nos impressions et leur expression habituelle. Après une heure
de pluie et de vent contre lesquels j’avais lutté avec allégresse, comme
j’arrivais au bord de la mare de Montjouvain devant une petite cahute
recouverte en tuiles où le jardinier de M. Vinteuil serrait ses instruments de
jardinage, le soleil venait de reparaître, et ses dorures lavées par l’averse
reluisaient à neuf dans le ciel, sur les arbres, sur le mur de la cahute, sur
son toit de tuile encore mouillé, à la crête duquel se promenait une poule. Le
vent qui soufflait tirait horizontalement les herbes folles qui avaient poussé
dans la paroi du mur, et les plumes de duvet de la poule, qui, les unes et les
autres se laissaient filer au gré de son souffle jusqu’à l’extrémité de leur
longueur, avec l’abandon de choses inertes et légères. Le toit de tuile faisait
dans la mare, que le soleil rendait de nouveau réfléchissante, une marbrure
rose, à laquelle je n’avais encore jamais fait attention. Et voyant sur l’eau
et à la face du mur un pâle sourire répondre au sourire du ciel, je m’écriai
dans mon enthousiasme en brandissant mon parapluie refermé: «Zut, zut, zut,
zut.» Mais en même temps je sentis que mon devoir eût été de ne pas m’en tenir
à ces mots opaques et de tâcher de voir plus clair dans mon ravissement.





Et c’est à ce moment-là encore,—grâce à un paysan qui passait, l’air
déjà d’être d’assez mauvaise humeur, qui le fut davantage quand il faillit
recevoir mon parapluie dans la figure, et qui répondit sans chaleur à mes «beau
temps, n’est-ce pas, il fait bon marcher»,—que j’appris que les mêmes émotions
ne se produisent pas simultanément, dans un ordre préétabli, chez tous les
hommes. Plus tard chaque fois qu’une lecture un peu longue m’avait mis en
humeur de causer, le camarade à qui je brûlais d’adresser la parole venait
justement de se livrer au plaisir de la conversation et désirait maintenant
qu’on le laissât lire tranquille. Si je venais de penser à mes parents avec
tendresse et de prendre les décisions les plus sages et les plus propres à leur
faire plaisir, ils avaient employé le même temps à apprendre une peccadille que
j’avais oubliée et qu’ils me reprochaient sévèrement au moment où je m’élançais
vers eux pour les embrasser.





Parfois à l’exaltation que me donnait la solitude, s’en ajoutait une
autre que je ne savais pas en départager nettement, causée par le désir de voir
surgir devant moi une paysanne, que je pourrais serrer dans mes bras. Né brusquement,
et sans que j’eusse eu le temps de le rapporter exactement à sa cause, au
milieu de pensées très différentes, le plaisir dont il était accompagné ne me
semblait qu’un degré supérieur de celui qu’elles me donnaient. Je faisais un
mérite de plus à tout ce qui était à ce moment-là dans mon esprit, au reflet
rose du toit de tuile, aux herbes folles, au village de Roussainville où je
désirais depuis longtemps aller, aux arbres de son bois, au clocher de son
église, de cet émoi nouveau qui me les faisait seulement paraître plus
désirables parce que je croyais que c’était eux qui le provoquaient, et qui
semblait ne vouloir que me porter vers eux plus rapidement quand il enflait ma
voile d’une brise puissante, inconnue et propice. Mais si ce désir qu’une femme
apparût ajoutait pour moi aux charmes de la nature quelque chose de plus
exaltant, les charmes de la nature, en retour, élargissaient ce que celui de la
femme aurait eu de trop restreint. Il me semblait que la beauté des arbres
c’était encore la sienne et que l’âme de ces horizons, du village de
Roussainville, des livres que je lisais cette année-là, son baiser me la
livrerait; et mon imagination reprenant des forces au contact de ma sensualité,
ma sensualité se répandant dans tous les domaines de mon imagination, mon désir
n’avait plus de limites. C’est qu’aussi,—comme il arrive dans ces moments de
rêverie au milieu de la nature où l’action de l’habitude étant suspendue, nos
notions abstraites des choses mises de côté, nous croyons d’une foi profonde, à
l’originalité, à la vie individuelle du lieu où nous nous trouvons—la passante
qu’appelait mon désir me semblait être non un exemplaire quelconque de ce type
général: la femme, mais un produit nécessaire et naturel de ce sol. Car en ce
temps-là tout ce qui n’était pas moi, la terre et les êtres, me paraissait plus
précieux, plus important, doué d’une existence plus réelle que cela ne paraît
aux hommes faits. Et la terre et les êtres je ne les séparais pas. J’avais le
désir d’une paysanne de Méséglise ou de Roussainville, d’une pêcheuse de
Balbec, comme j’avais le désir de Méséglise et de Balbec. Le plaisir qu’elles
pouvaient me donner m’aurait paru moins vrai, je n’aurais plus cru en lui, si
j’en avais modifié à ma guise les conditions. Connaître à Paris une pêcheuse de
Balbec ou une paysanne de Méséglise c’eût été recevoir des coquillages que je
n’aurais pas vus sur la plage, une fougère que je n’aurais pas trouvée dans les
bois, c’eût été retrancher au plaisir que la femme me donnerait tous ceux au
milieu desquels l’avait enveloppée mon imagination. Mais errer ainsi dans les
bois de Roussainville sans une paysanne à embrasser, c’était ne pas connaître
de ces bois le trésor caché, la beauté profonde. Cette fille que je ne voyais
que criblée de feuillages, elle était elle-même pour moi comme une plante
locale d’une espèce plus élevée seulement que les autres et dont la structure
permet d’approcher de plus près qu’en elles, la saveur profonde du pays. Je
pouvais d’autant plus facilement le croire (et que les caresses par lesquelles
elle m’y ferait parvenir, seraient aussi d’une sorte particulière et dont je
n’aurais pas pu connaître le plaisir par une autre qu’elle), que j’étais pour
longtemps encore à l’âge où on ne l’a pas encore abstrait ce plaisir de la possession
des femmes différentes avec lesquelles on l’a goûté, où on ne l’a pas réduit à
une notion générale qui les fait considérer dès lors comme les instruments
interchangeables d’un plaisir toujours identique. Il n’existe même pas, isolé,
séparé et formulé dans l’esprit, comme le but qu’on poursuit en s’approchant
d’une femme, comme la cause du trouble préalable qu’on ressent. A peine y
songe-t-on comme à un plaisir qu’on aura; plutôt, on l’appelle son charme à
elle; car on ne pense pas à soi, on ne pense qu’à sortir de soi. Obscurément
attendu, immanent et caché, il porte seulement à un tel paroxysme au moment où
il s’accomplit, les autres plaisirs que nous causent les doux regards, les
baisers de celle qui est auprès de nous, qu’il nous apparaît surtout à
nous-même comme une sorte de transport de notre reconnaissance pour la bonté de
cœur de notre compagne et pour sa touchante prédilection à notre égard que nous
mesurons aux bienfaits, au bonheur dont elle nous comble.





Hélas, c’était en vain que j’implorais le donjon de Roussainville,
que je lui demandais de faire venir auprès de moi quelque enfant de son
village, comme au seul confident que j’avais eu de mes premiers désirs, quand
au haut de notre maison de Combray, dans le petit cabinet sentant l’iris, je ne
voyais que sa tour au milieu du carreau de la fenêtre entr’ouverte, pendant
qu’avec les hésitations héroïques du voyageur qui entreprend une exploration ou
du désespéré qui se suicide, défaillant, je me frayais en moi-même une route
inconnue et que je croyais mortelle, jusqu’au moment où une trace naturelle
comme celle d’un colimaçon s’ajoutait aux feuilles du cassis sauvage qui se
penchaient jusqu’à moi. En vain je le suppliais maintenant. En vain, tenant
l’étendue dans le champ de ma vision, je la drainais de mes regards qui eussent
voulu en ramener une femme. Je pouvais aller jusqu’au porche de
Saint-André-des-Champs; jamais ne s’y trouvait la paysanne que je n’eusse pas
manqué d’y rencontrer si j’avais été avec mon grand-père et dans l’impossibilité
de lier conversation avec elle. Je fixais indéfiniment le tronc d’un arbre
lointain, de derrière lequel elle allait surgir et venir à moi; l’horizon
scruté restait désert, la nuit tombait, c’était sans espoir que mon attention
s’attachait, comme pour aspirer les créatures qu’ils pouvaient recéler, à ce
sol stérile, à cette terre épuisée; et ce n’était plus d’allégresse, c’était de
rage que je frappais les arbres du bois de Roussainville d’entre lesquels ne
sortait pas plus d’êtres vivants que s’ils eussent été des arbres peints sur la
toile d’un panorama, quand, ne pouvant me résigner à rentrer à la maison avant
d’avoir serré dans mes bras la femme que j’avais tant désirée, j’étais pourtant
obligé de reprendre le chemin de Combray en m’avouant à moi-même qu’était de
moins en moins probable le hasard qui l’eût mise sur mon chemin. Et s’y
fût-elle trouvée, d’ailleurs, eussé-je osé lui parler? Il me semblait qu’elle
m’eût considéré comme un fou; je cessais de croire partagés par d’autres êtres,
de croire vrais en dehors de moi les désirs que je formais pendant ces
promenades et qui ne se réalisaient pas. Ils ne m’apparaissaient plus que comme
les créations purement subjectives, impuissantes, illusoires, de mon
tempérament. Ils n’avaient plus de lien avec la nature, avec la réalité qui dès
lors perdait tout charme et toute signification et n’était plus à ma vie qu’un
cadre conventionnel comme l’est à la fiction d’un roman le wagon sur la
banquette duquel le voyageur le lit pour tuer le temps.





C’est peut-être d’une impression ressentie aussi auprès de
Montjouvain, quelques années plus tard, impression restée obscure alors, qu’est
sortie, bien après, l’idée que je me suis faite du sadisme. On verra plus tard
que, pour de tout autres raisons, le souvenir de cette impression devait jouer
un rôle important dans ma vie. C’était par un temps très chaud; mes parents qui
avaient dû s’absenter pour toute la journée, m’avaient dit de rentrer aussi
tard que je voudrais; et étant allé jusqu’à la mare de Montjouvain où j’aimais
revoir les reflets du toit de tuile, je m’étais étendu à l’ombre et endormi
dans les buissons du talus qui domine la maison, là où j’avais attendu mon père
autrefois, un jour qu’il était allé voir M. Vinteuil. Il faisait presque nuit
quand je m’éveillai, je voulus me lever, mais je vis Mlle Vinteuil (autant que
je pus la reconnaître, car je ne l’avais pas vue souvent à Combray, et
seulement quand elle était encore une enfant, tandis qu’elle commençait d’être
une jeune fille) qui probablement venait de rentrer, en face de moi, à quelques
centimètres de moi, dans cette chambre où son père avait reçu le mien et dont
elle avait fait son petit salon à elle. La fenêtre était entr’ouverte, la lampe
était allumée, je voyais tous ses mouvements sans qu’elle me vît, mais en m’en
allant j’aurais fait craquer les buissons, elle m’aurait entendu et elle aurait
pu croire que je m’étais caché là pour l’épier.





Elle était en grand deuil, car son père était mort depuis peu. Nous
n’étions pas allés la voir, ma mère ne l’avait pas voulu à cause d’une vertu
qui chez elle limitait seule les effets de la bonté: la pudeur; mais elle la
plaignait profondément. Ma mère se rappelant la triste fin de vie de M.
Vinteuil, tout absorbée d’abord par les soins de mère et de bonne d’enfant
qu’il donnait à sa fille, puis par les souffrances que celle-ci lui avait
causées; elle revoyait le visage torturé qu’avait eu le vieillard tous les
derniers temps; elle savait qu’il avait renoncé à jamais à achever de transcrire
au net toute son œuvre des dernières années, pauvres morceaux d’un vieux
professeur de piano, d’un ancien organiste de village dont nous imaginions bien
qu’ils n’avaient guère de valeur en eux-mêmes, mais que nous ne méprisions pas
parce qu’ils en avaient tant pour lui dont ils avaient été la raison de vivre
avant qu’il les sacrifiât à sa fille, et qui pour la plupart pas même notés,
conservés seulement dans sa mémoire, quelques-uns inscrits sur des feuillets
épars, illisibles, resteraient inconnus; ma mère pensait à cet autre
renoncement plus cruel encore auquel M. Vinteuil avait été contraint, le
renoncement à un avenir de bonheur honnête et respecté pour sa fille; quand
elle évoquait toute cette détresse suprême de l’ancien maître de piano de mes
tantes, elle éprouvait un véritable chagrin et songeait avec effroi à celui
autrement amer que devait éprouver Mlle Vinteuil tout mêlé du remords d’avoir à
peu près tué son père. «Pauvre M. Vinteuil, disait ma mère, il a vécu et il est
mort pour sa fille, sans avoir reçu son salaire. Le recevra-t-il après sa mort
et sous quelle forme? Il ne pourrait lui venir que d’elle.»





Au fond du salon de Mlle Vinteuil, sur la cheminée était posé un
petit portrait de son père que vivement elle alla chercher au moment où
retentit le roulement d’une voiture qui venait de la route, puis elle se jeta
sur un canapé, et tira près d’elle une petite table sur laquelle elle plaça le
portrait, comme M. Vinteuil autrefois avait mis à côté de lui le morceau qu’il
avait le désir de jouer à mes parents. Bientôt son amie entra. Mlle Vinteuil
l’accueillit sans se lever, ses deux mains derrière la tête et se recula sur le
bord opposé du sofa comme pour lui faire une place. Mais aussitôt elle sentit
qu’elle semblait ainsi lui imposer une attitude qui lui était peut-être
importune. Elle pensa que son amie aimerait peut-être mieux être loin d’elle
sur une chaise, elle se trouva indiscrète, la délicatesse de son cœur s’en
alarma; reprenant toute la place sur le sofa elle ferma les yeux et se mit à
bâiller pour indiquer que l’envie de dormir était la seule raison pour laquelle
elle s’était ainsi étendue. Malgré la familiarité rude et dominatrice qu’elle
avait avec sa camarade, je reconnaissais les gestes obséquieux et réticents,
les brusques scrupules de son père. Bientôt elle se leva, feignit de vouloir
fermer les volets et de n’y pas réussir.





—«Laisse donc tout ouvert, j’ai chaud,» dit son amie.





—«Mais c’est assommant, on nous verra», répondit Mlle Vinteuil.





Mais elle devina sans doute que son amie penserait qu’elle n’avait
dit ces mots que pour la provoquer à lui répondre par certains autres qu’elle
avait en effet le désir d’entendre, mais que par discrétion elle voulait lui
laisser l’initiative de prononcer. Aussi son regard que je ne pouvais
distinguer, dut-il prendre l’expression qui plaisait tant à ma grand’mère,
quand elle ajouta vivement:





—«Quand je dis nous voir, je veux dire nous voir lire, c’est
assommant, quelque chose insignifiante qu’on fasse, de penser que des yeux vous
voient.»





Par une générosité instinctive et une politesse involontaire elle
taisait les mots prémédités qu’elle avait jugés indispensables à la pleine
réalisation de son désir. Et à tous moments au fond d’elle-même une vierge
timide et suppliante implorait et faisait reculer un soudard fruste et
vainqueur.





—«Oui, c’est probable qu’on nous regarde à cette heure-ci, dans
cette campagne fréquentée, dit ironiquement son amie. Et puis quoi?
Ajouta-t-elle (en croyant devoir accompagner d’un clignement d’yeux malicieux
et tendre, ces mots qu’elle récita par bonté, comme un texte, qu’elle savait
être agréable à Mlle Vinteuil, d’un ton qu’elle s’efforçait de rendre cynique),
quand même on nous verrait ce n’en est que meilleur.»





Mlle Vinteuil frémit et se leva. Son cœur scrupuleux et sensible
ignorait quelles paroles devaient spontanément venir s’adapter à la scène que
ses sens réclamaient. Elle cherchait le plus loin qu’elle pouvait de sa vraie
nature morale, à trouver le langage propre à la fille vicieuse qu’elle désirait
d’être, mais les mots qu’elle pensait que celle-ci eût prononcés sincèrement
lui paraissaient faux dans sa bouche. Et le peu qu’elle s’en permettait était
dit sur un ton guindé où ses habitudes de timidité paralysaient ses velléités
d’audace, et s’entremêlait de: «tu n’as pas froid, tu n’as pas trop chaud, tu
n’as pas envie d’être seule et de lire?»





—«Mademoiselle me semble avoir des pensées bien lubriques, ce soir»,
finit-elle par dire, répétant sans doute une phrase qu’elle avait entendue autrefois
dans la bouche de son amie.





Dans l’échancrure de son corsage de crêpe Mlle Vinteuil sentit que
son amie piquait un baiser, elle poussa un petit cri, s’échappa, et elles se
poursuivirent en sautant, faisant voleter leurs larges manches comme des ailes
et gloussant et piaillant comme des oiseaux amoureux. Puis Mlle Vinteuil finit
par tomber sur le canapé, recouverte par le corps de son amie. Mais celle-ci
tournait le dos à la petite table sur laquelle était placé le portrait de
l’ancien professeur de piano. Mlle Vinteuil comprit que son amie ne le verrait
pas si elle n’attirait pas sur lui son attention, et elle lui dit, comme si
elle venait seulement de le remarquer:





—«Oh! ce portrait de mon père qui nous regarde, je ne sais pas qui a
pu le mettre là, j’ai pourtant dit vingt fois que ce n’était pas sa place.»





Je me souvins que c’étaient les mots que M. Vinteuil avait dits à
mon père à propos du morceau de musique. Ce portrait leur servait sans doute
habituellement pour des profanations rituelles, car son amie lui répondit par
ces paroles qui devaient faire partie de ses réponses liturgiques:





—«Mais laisse-le donc où il est, il n’est plus là pour nous embêter.
Crois-tu qu’il pleurnicherait, qu’il voudrait te mettre ton manteau, s’il te
voyait là, la fenêtre ouverte, le vilain singe.»





Mlle Vinteuil répondit par des paroles de doux reproche: «Voyons,
voyons», qui prouvaient la bonté de sa nature, non qu’elles fussent dictées par
l’indignation que cette façon de parler de son père eût pu lui causer (évidemment
c’était là un sentiment qu’elle s’était habituée, à l’aide de quels sophismes?
à faire taire en elle dans ces minutes-là), mais parce qu’elles étaient comme
un frein que pour ne pas se montrer égoïste elle mettait elle-même au plaisir
que son amie cherchait à lui procurer. Et puis cette modération souriante en
répondant à ces blasphèmes, ce reproche hypocrite et tendre, paraissaient
peut-être à sa nature franche et bonne, une forme particulièrement infâme, une
forme doucereuse de cette scélératesse qu’elle cherchait à s’assimiler. Mais
elle ne put résister à l’attrait du plaisir qu’elle éprouverait à être traitée
avec douceur par une personne si implacable envers un mort sans défense; elle
sauta sur les genoux de son amie, et lui tendit chastement son front à baiser
comme elle aurait pu faire si elle avait été sa fille, sentant avec délices
qu’elles allaient ainsi toutes deux au bout de la cruauté en ravissant à M.
Vinteuil, jusque dans le tombeau, sa paternité. Son amie lui prit la tête entre
ses mains et lui déposa un baiser sur le front avec cette docilité que lui
rendait facile la grande affection qu’elle avait pour Mlle Vinteuil et le désir
de mettre quelque distraction dans la vie si triste maintenant de l’orpheline.





—«Sais-tu ce que j’ai envie de lui faire à cette vieille horreur?»
dit-elle en prenant le portrait.





Et elle murmura à l’oreille de Mlle Vinteuil quelque chose que je ne
pus entendre.





—«Oh! tu n’oserais pas.»





—«Je n’oserais pas cracher dessus? sur ça?» dit l’amie avec une
brutalité voulue.





Je n’en entendis pas davantage, car Mlle Vinteuil, d’un air las,
gauche, affairé, honnête et triste, vint fermer les volets et la fenêtre, mais
je savais maintenant, pour toutes les souffrances que pendant sa vie M.
Vinteuil avait supportées à cause de sa fille, ce qu’après la mort il avait
reçu d’elle en salaire.





Et pourtant j’ai pensé depuis que si M. Vinteuil avait pu assister à
cette scène, il n’eût peut-être pas encore perdu sa foi dans le bon cœur de sa
fille, et peut-être même n’eût-il pas eu en cela tout à fait tort. Certes, dans
les habitudes de Mlle Vinteuil l’apparence du mal était si entière qu’on aurait
eu de la peine à la rencontrer réalisée à ce degré de perfection ailleurs que
chez une sadique; c’est à la lumière de la rampe des théâtres du boulevard
plutôt que sous la lampe d’une maison de campagne véritable qu’on peut voir une
fille faire cracher une amie sur le portrait d’un père qui n’a vécu que pour
elle; et il n’y a guère que le sadisme qui donne un fondement dans la vie à
l’esthétique du mélodrame. Dans la réalité, en dehors des cas de sadisme, une
fille aurait peut-être des manquements aussi cruels que ceux de Mlle Vinteuil
envers la mémoire et les volontés de son père mort, mais elle ne les résumerait
pas expressément en un acte d’un symbolisme aussi rudimentaire et aussi naïf;
ce que sa conduite aurait de criminel serait plus voilé aux yeux des autres et
même à ses yeux à elle qui ferait le mal sans se l’avouer. Mais, au-delà de
l’apparence, dans le cœur de Mlle Vinteuil, le mal, au début du moins, ne fut
sans doute pas sans mélange. Une sadique comme elle est l’artiste du mal, ce
qu’une créature entièrement mauvaise ne pourrait être car le mal ne lui serait
pas extérieur, il lui semblerait tout naturel, ne se distinguerait même pas
d’elle; et la vertu, la mémoire des morts, la tendresse filiale, comme elle
n’en aurait pas le culte, elle ne trouverait pas un plaisir sacrilège à les
profaner. Les sadiques de l’espèce de Mlle Vinteuil sont des être si purement
sentimentaux, si naturellement vertueux que même le plaisir sensuel leur paraît
quelque chose de mauvais, le privilège des méchants. Et quand ils se concèdent
à eux-mêmes de s’y livrer un moment, c’est dans la peau des méchants qu’ils
tâchent d’entrer et de faire entrer leur complice, de façon à avoir eu un
moment l’illusion de s’être évadés de leur âme scrupuleuse et tendre, dans le
monde inhumain du plaisir. Et je comprenais combien elle l’eût désiré en voyant
combien il lui était impossible d’y réussir. Au moment où elle se voulait si
différente de son père, ce qu’elle me rappelait c’était les façons de penser,
de dire, du vieux professeur de piano. Bien plus que sa photographie, ce
qu’elle profanait, ce qu’elle faisait servir à ses plaisirs mais qui restait
entre eux et elle et l’empêchait de les goûter directement, c’était la
ressemblance de son visage, les yeux bleus de sa mère à lui qu’il lui avait
transmis comme un bijou de famille, ces gestes d’amabilité qui interposaient
entre le vice de Mlle Vinteuil et elle une phraséologie, une mentalité qui
n’était pas faite pour lui et l’empêchait de le connaître comme quelque chose
de très différent des nombreux devoirs de politesse auxquels elle se consacrait
d’habitude. Ce n’est pas le mal qui lui donnait l’idée du plaisir, qui lui
semblait agréable; c’est le plaisir qui lui semblait malin. Et comme chaque
fois qu’elle s’y adonnait il s’accompagnait pour elle de ces pensées mauvaises
qui le reste du temps étaient absentes de son âme vertueuse, elle finissait par
trouver au plaisir quelque chose de diabolique, par l’identifier au Mal.
Peut-être Mlle Vinteuil sentait-elle que son amie n’était pas foncièrement
mauvaise, et qu’elle n’était pas sincère au moment où elle lui tenait ces
propos blasphématoires. Du moins avait-elle le plaisir d’embrasser sur son
visage, des sourires, des regards, feints peut-être, mais analogues dans leur
expression vicieuse et basse à ceux qu’aurait eus non un être de bonté et de
souffrance, mais un être de cruauté et de plaisir. Elle pouvait s’imaginer un
instant qu’elle jouait vraiment les jeux qu’eût joués avec une complice aussi
dénaturée, une fille qui aurait ressenti en effet ces sentiments barbares à
l’égard de la mémoire de son père. Peut-être n’eût-elle pas pensé que le mal
fût un état si rare, si extraordinaire, si dépaysant, où il était si reposant
d’émigrer, si elle avait su discerner en elle comme en tout le monde, cette
indifférence aux souffrances qu’on cause et qui, quelques autres noms qu’on lui
donne, est la forme terrible et permanente de la cruauté.





S’il était assez simple d’aller du côté de Méséglise, c’était une
autre affaire d’aller du côté de Guermantes, car la promenade était longue et
l’on voulait être sûr du temps qu’il ferait. Quand on semblait entrer dans une
série de beaux jours; quand Françoise désespérée qu’il ne tombât pas une goutte
d’eau pour les «pauvres récoltes», et ne voyant que de rares nuages blancs
nageant à la surface calme et bleue du ciel s’écriait en gémissant: «Ne
dirait-on pas qu’on voit ni plus ni moins des chiens de mer qui jouent en
montrant là-haut leurs museaux? Ah! ils pensent bien à faire pleuvoir pour les
pauvres laboureurs! Et puis quand les blés seront poussés, alors la pluie se
mettra à tomber tout à petit patapon, sans discontinuer, sans plus savoir sur
quoi elle tombe que si c’était sur la mer»; quand mon père avait reçu
invariablement les mêmes réponses favorables du jardinier et du baromètre,
alors on disait au dîner: «Demain s’il fait le même temps, nous irons du côté
de Guermantes.» On partait tout de suite après déjeuner par la petite porte du
jardin et on tombait dans la rue des Perchamps, étroite et formant un angle
aigu, remplie de graminées au milieu desquelles deux ou trois guêpes passaient
la journée à herboriser, aussi bizarre que son nom d’où me semblaient dériver
ses particularités curieuses et sa personnalité revêche, et qu’on chercherait
en vain dans le Combray d’aujourd’hui où sur son tracé ancien s’élève l’école.
Mais ma rêverie (semblable à ces architectes élèves de Viollet-le-Duc, qui,
croyant retrouver sous un jubé Renaissance et un autel du XVIIe siècle les
traces d’un chœur roman, remettent tout l’édifice dans l’état où il devait être
au XIIe siècle) ne laisse pas une pierre du bâtiment nouveau, reperce et
«restitue» la rue des Perchamps. Elle a d’ailleurs pour ces reconstitutions,
des données plus précises que n’en ont généralement les restaurateurs: quelques
images conservées par ma mémoire, les dernières peut-être qui existent encore
actuellement, et destinées à être bientôt anéanties, de ce qu’était le Combray
du temps de mon enfance; et parce que c’est lui-même qui les a tracées en moi
avant de disparaître, émouvantes,—si on peut comparer un obscur portrait à ces
effigies glorieuses dont ma grand’mère aimait à me donner des
reproductions—comme ces gravures anciennes de la Cène ou ce tableau de Gentile
Bellini dans lesquels l’on voit en un état qui n’existe plus aujourd’hui le
chef-d’œuvre de Vinci et le portail de Saint-Marc.





On passait, rue de l’Oiseau, devant la vieille hôtellerie de
l’Oiseau flesché dans la grande cour de laquelle entrèrent quelquefois au XVIIe
siècle les carrosses des duchesses de Montpensier, de Guermantes et de
Montmorency quand elles avaient à venir à Combray pour quelque contestation
avec leurs fermiers, pour une question d’hommage. On gagnait le mail entre les
arbres duquel apparaissait le clocher de Saint-Hilaire. Et j’aurais voulu
pouvoir m’asseoir là et rester toute la journée à lire en écoutant les cloches;
car il faisait si beau et si tranquille que, quand sonnait l’heure, on aurait
dit non qu’elle rompait le calme du jour mais qu’elle le débarrassait de ce
qu’il contenait et que le clocher avec l’exactitude indolente et soigneuse
d’une personne qui n’a rien d’autre à faire, venait seulement—pour exprimer et
laisser tomber les quelques gouttes d’or que la chaleur y avait lentement et
naturellement amassées—de presser, au moment voulu, la plénitude du silence.





Le plus grand charme du côté de Guermantes, c’est qu’on y avait
presque tout le temps à côté de soi le cours de la Vivonne. On la traversait
une première fois, dix minutes après avoir quitté la maison, sur une passerelle
dite le Pont-Vieux. Dès le lendemain de notre arrivée, le jour de Pâques, après
le sermon s’il faisait beau temps, je courais jusque-là, voir dans ce désordre
d’un matin de grande fête où quelques préparatifs somptueux font paraître plus
sordides les ustensiles de ménage qui traînent encore, la rivière qui se
promenait déjà en bleu-ciel entre les terres encore noires et nues, accompagnée
seulement d’une bande de coucous arrivés trop tôt et de primevères en avance,
cependant que çà et là une violette au bec bleu laissait fléchir sa tige sous
le poids de la goutte d’odeur qu’elle tenait dans son cornet. Le Pont-Vieux
débouchait dans un sentier de halage qui à cet endroit se tapissait l’été du
feuillage bleu d’un noisetier sous lequel un pêcheur en chapeau de paille avait
pris racine. A Combray où je savais quelle individualité de maréchal ferrant ou
de garçon épicier était dissimulée sous l’uniforme du suisse ou le surplis de
l’enfant de chœur, ce pêcheur est la seule personne dont je n’aie jamais
découvert l’identité. Il devait connaître mes parents, car il soulevait son
chapeau quand nous passions; je voulais alors demander son nom, mais on me
faisait signe de me taire pour ne pas effrayer le poisson. Nous nous engagions
dans le sentier de halage qui dominait le courant d’un talus de plusieurs
pieds; de l’autre côté la rive était basse, étendue en vastes prés jusqu’au
village et jusqu’à la gare qui en était distante. Ils étaient semés des restes,
à demi enfouis dans l’herbe, du château des anciens comtes de Combray qui au
Moyen âge avait de ce côté le cours de la Vivonne comme défense contre les attaques
des sires de Guermantes et des abbés de Martinville. Ce n’étaient plus que
quelques fragments de tours bossuant la prairie, à peine apparents, quelques
créneaux d’où jadis l’arbalétrier lançait des pierres, d’où le guetteur
surveillait Novepont, Clairefontaine, Martinville-le-Sec, Bailleau-l’Exempt,
toutes terres vassales de Guermantes entre lesquelles Combray était enclavé,
aujourd’hui au ras de l’herbe, dominés par les enfants de l’école des frères
qui venaient là apprendre leurs leçons ou jouer aux récréations;—passé presque
descendu dans la terre, couché au bord de l’eau comme un promeneur qui prend le
frais, mais me donnant fort à songer, me faisant ajouter dans le nom de Combray
à la petite ville d’aujourd’hui une cité très différente, retenant mes pensées
par son visage incompréhensible et d’autrefois qu’il cachait à demi sous les
boutons d’or. Ils étaient fort nombreux à cet endroit qu’ils avaient choisi
pour leurs jeux sur l’herbe, isolés, par couples, par troupes, jaunes comme un
jaune d’oeuf, brillants d’autant plus, me semblait-il, que ne pouvant dériver
vers aucune velléité de dégustation le plaisir que leur vue me causait, je
l’accumulais dans leur surface dorée, jusqu’à ce qu’il devînt assez puissant
pour produire de l’inutile beauté; et cela dès ma plus petite enfance, quand du
sentier de halage je tendais les bras vers eux sans pouvoir épeler complètement
leur joli nom de Princes de contes de fées français, venus peut-être il y a
bien des siècles d’Asie mais apatriés pour toujours au village, contents du
modeste horizon, aimant le soleil et le bord de l’eau, fidèles à la petite vue
de la gare, gardant encore pourtant comme certaines de nos vieilles toiles
peintes, dans leur simplicité populaire, un poétique éclat d’orient.





Je m’amusais à regarder les carafes que les gamins mettaient dans la
Vivonne pour prendre les petits poissons, et qui, remplies par la rivière, où
elles sont à leur tour encloses, à la fois «contenant» aux flancs transparents
comme une eau durcie, et «contenu» plongé dans un plus grand contenant de
cristal liquide et courant, évoquaient l’image de la fraîcheur d’une façon plus
délicieuse et plus irritante qu’elles n’eussent fait sur une table servie, en
ne la montrant qu’en fuite dans cette allitération perpétuelle entre l’eau sans
consistance où les mains ne pouvaient la capter et le verre sans fluidité où le
palais ne pourrait en jouir. Je me promettais de venir là plus tard avec des
lignes; j’obtenais qu’on tirât un peu de pain des provisions du goûter; j’en
jetais dans la Vivonne des boulettes qui semblaient suffire pour y provoquer un
phénomène de sursaturation, car l’eau se solidifiait aussitôt autour d’elles en
grappes ovoïdes de têtards inanitiés qu’elle tenait sans doute jusque-là en
dissolution, invisibles, tout près d’être en voie de cristallisation.





Bientôt le cours de la Vivonne s’obstrue de plantes d’eau. Il y en a
d’abord d’isolées comme tel nénufar à qui le courant au travers duquel il était
placé d’une façon malheureuse laissait si peu de repos que comme un bac
actionné mécaniquement il n’abordait une rive que pour retourner à celle d’où
il était venu, refaisant éternellement la double traversée. Poussé vers la
rive, son pédoncule se dépliait, s’allongeait, filait, atteignait l’extrême
limite de sa tension jusqu’au bord où le courant le reprenait, le vert cordage
se repliait sur lui-même et ramenait la pauvre plante à ce qu’on peut d’autant
mieux appeler son point de départ qu’elle n’y restait pas une seconde sans en
repartir par une répétition de la même manœuvre. Je la retrouvais de promenade
en promenade, toujours dans la même situation, faisant penser à certains
neurasthéniques au nombre desquels mon grand-père comptait ma tante Léonie, qui
nous offrent sans changement au cours des années le spectacle des habitudes
bizarres qu’ils se croient chaque fois à la veille de secouer et qu’ils gardent
toujours; pris dans l’engrenage de leurs malaises et de leurs manies, les
efforts dans lesquels ils se débattent inutilement pour en sortir ne font
qu’assurer le fonctionnement et faire jouer le déclic de leur diététique
étrange, inéluctable et funeste. Tel était ce nénufar, pareil aussi à quelqu’un
de ces malheureux dont le tourment singulier, qui se répète indéfiniment durant
l’éternité, excitait la curiosité de Dante et dont il se serait fait raconter
plus longuement les particularités et la cause par le supplicié lui-même, si
Virgile, s’éloignant à grands pas, ne l’avait forcé à le rattraper au plus
vite, comme moi mes parents.





Mais plus loin le courant se ralentit, il traverse une propriété
dont l’accès était ouvert au public par celui à qui elle appartenait et qui s’y
était complu à des travaux d’horticulture aquatique, faisant fleurir, dans les
petits étangs que forme la Vivonne, de véritables jardins de nymphéas. Comme
les rives étaient à cet endroit très boisées, les grandes ombres des arbres
donnaient à l’eau un fond qui était habituellement d’un vert sombre mais que
parfois, quand nous rentrions par certains soirs rassérénés d’après-midi
orageux, j’ai vu d’un bleu clair et cru, tirant sur le violet, d’apparence
cloisonnée et de goût japonais. Çà et là, à la surface, rougissait comme
une fraise une fleur de nymphéa au cœur écarlate, blanc sur les bords. Plus
loin, les fleurs plus nombreuses étaient plus pâles, moins lisses, plus
grenues, plus plissées, et disposées par le hasard en enroulements si gracieux
qu’on croyait voir flotter à la dérive, comme après l’effeuillement
mélancolique d’une fête galante, des roses mousseuses en guirlandes dénouées.
Ailleurs un coin semblait réservé aux espèces communes qui montraient le blanc
et rose proprets de la julienne, lavés comme de la porcelaine avec un soin
domestique, tandis qu’un peu plus loin, pressées les unes contre les autres en
une véritable plate-bande flottante, on eût dit des pensées des jardins qui
étaient venues poser comme des papillons leur ailes bleuâtres et glacées, sur
l’obliquité transparente de ce parterre d’eau; de ce parterre céleste aussi:
car il donnait aux fleurs un sol d’une couleur plus précieuse, plus émouvante
que la couleur des fleurs elles-mêmes; et, soit que pendant l’après-midi il fît
étinceler sous les nymphéas le kaléidoscope d’un bonheur attentif, silencieux
et mobile, ou qu’il s’emplît vers le soir, comme quelque port lointain, du rose
et de la rêverie du couchant, changeant sans cesse pour rester toujours en
accord, autour des corolles de teintes plus fixes, avec ce qu’il y a de plus
profond, de plus fugitif, de plus mystérieux,—avec ce qu’il y a d’infini,—dans
l’heure, il semblait les avoir fait fleurir en plein ciel.





Au sortir de ce parc, la Vivonne redevient courante. Que de fois
j’ai vu, j’ai désiré imiter quand je serais libre de vivre à ma guise, un
rameur, qui, ayant lâché l’aviron, s’était couché à plat sur le dos, la tête en
bas, au fond de sa barque, et la laissant flotter à la dérive, ne pouvant voir
que le ciel qui filait lentement au-dessus de lui, portait sur son visage
l’avant-goût du bonheur et de la paix.





Nous nous asseyions entre les iris au bord de l’eau. Dans le ciel
férié, flânait longuement un nuage oisif. Par moments oppressée par l’ennui,
une carpe se dressait hors de l’eau dans une aspiration anxieuse. C’était
l’heure du goûter. Avant de repartir nous restions longtemps à manger des
fruits, du pain et du chocolat, sur l’herbe où parvenaient jusqu’à nous,
horizontaux, affaiblis, mais denses et métalliques encore, des sons de la
cloche de Saint-Hilaire qui ne s’étaient pas mélangés à l’air qu’ils
traversaient depuis si longtemps, et côtelés par la palpitation successive de
toutes leurs lignes sonores, vibraient en rasant les fleurs, à nos pieds.





Parfois, au bord de l’eau entourée de bois, nous rencontrions une
maison dite de plaisance, isolée, perdue, qui ne voyait rien, du monde, que la
rivière qui baignait ses pieds. Une jeune femme dont le visage pensif et les
voiles élégants n’étaient pas de ce pays et qui sans doute était venue, selon
l’expression populaire «s’enterrer» là, goûter le plaisir amer de sentir que
son nom, le nom surtout de celui dont elle n’avait pu garder le cœur, y était
inconnu, s’encadrait dans la fenêtre qui ne lui laissait pas regarder plus loin
que la barque amarrée près de la porte. Elle levait distraitement les yeux en
entendant derrière les arbres de la rive la voix des passants dont avant
qu’elle eût aperçu leur visage, elle pouvait être certaine que jamais ils
n’avaient connu, ni ne connaîtraient l’infidèle, que rien dans leur passé ne
gardait sa marque, que rien dans leur avenir n’aurait l’occasion de la
recevoir. On sentait que, dans son renoncement, elle avait volontairement
quitté des lieux où elle aurait pu du moins apercevoir celui qu’elle aimait,
pour ceux-ci qui ne l’avaient jamais vu. Et je la regardais, revenant de
quelque promenade sur un chemin où elle savait qu’il ne passerait pas, ôter de
ses mains résignées de longs gants d’une grâce inutile.





Jamais dans la promenade du côté de Guermantes nous ne pûmes
remonter jusqu’aux sources de la Vivonne, auxquelles j’avais souvent pensé et
qui avaient pour moi une existence si abstraite, si idéale, que j’avais été
aussi surpris quand on m’avait dit qu’elles se trouvaient dans le département,
à une certaine distance kilométrique de Combray, que le jour où j’avais appris
qu’il y avait un autre point précis de la terre où s’ouvrait, dans l’antiquité,
l’entrée des Enfers. Jamais non plus nous ne pûmes pousser jusqu’au terme que
j’eusse tant souhaité d’atteindre, jusqu’à Guermantes. Je savais que là
résidaient des châtelains, le duc et la duchesse de Guermantes, je savais qu’ils
étaient des personnages réels et actuellement existants, mais chaque fois que
je pensais à eux, je me les représentais tantôt en tapisserie, comme était la
comtesse de Guermantes, dans le «Couronnement d’Esther» de notre église, tantôt
de nuances changeantes comme était Gilbert le Mauvais dans le vitrail où il
passait du vert chou au bleu prune selon que j’étais encore à prendre de l’eau
bénite ou que j’arrivais à nos chaises, tantôt tout à fait impalpables comme
l’image de Geneviève de Brabant, ancêtre de la famille de Guermantes, que la
lanterne magique promenait sur les rideaux de ma chambre ou faisait monter au
plafond,—enfin toujours enveloppés du mystère des temps mérovingiens et
baignant comme dans un coucher de soleil dans la lumière orangée qui émane de
cette syllabe: «antes». Mais si malgré cela ils étaient pour moi, en tant que
duc et duchesse, des êtres réels, bien qu’étranges, en revanche leur personne
ducale se distendait démesurément, s’immatérialisait, pour pouvoir contenir en
elle ce Guermantes dont ils étaient duc et duchesse, tout ce «côté de
Guermantes» ensoleillé, le cours de la Vivonne, ses nymphéas et ses grands
arbres, et tant de beaux après-midi. Et je savais qu’ils ne portaient pas
seulement le titre de duc et de duchesse de Guermantes, mais que depuis le XIVe
siècle où, après avoir inutilement essayé de vaincre leurs anciens seigneurs
ils s’étaient alliés à eux par des mariages, ils étaient comtes de Combray, les
premiers des citoyens de Combray par conséquent et pourtant les seuls qui n’y
habitassent pas. Comtes de Combray, possédant Combray au milieu de leur nom, de
leur personne, et sans doute ayant effectivement en eux cette étrange et pieuse
tristesse qui était spéciale à Combray; propriétaires de la ville, mais non
d’une maison particulière, demeurant sans doute dehors, dans la rue, entre ciel
et terre, comme ce Gilbert de Guermantes, dont je ne voyais aux vitraux de
l’abside de Saint-Hilaire que l’envers de laque noire, si je levais la tête
quand j’allais chercher du sel chez Camus.





Puis il arriva que sur le côté de Guermantes je passai parfois
devant de petits enclos humides où montaient des grappes de fleurs sombres. Je
m’arrêtais, croyant acquérir une notion précieuse, car il me semblait avoir
sous les yeux un fragment de cette région fluviatile, que je désirais tant
connaître depuis que je l’avais vue décrite par un de mes écrivains préférés.
Et ce fut avec elle, avec son sol imaginaire traversé de cours d’eau
bouillonnants, que Guermantes, changeant d’aspect dans ma pensée, s’identifia,
quand j’eus entendu le docteur Percepied nous parler des fleurs et des belles
eaux vives qu’il y avait dans le parc du château. Je rêvais que Mme de
Guermantes m’y faisait venir, éprise pour moi d’un soudain caprice; tout le
jour elle y pêchait la truite avec moi. Et le soir me tenant par la main, en
passant devant les petits jardins de ses vassaux, elle me montrait le long des
murs bas, les fleurs qui y appuient leurs quenouilles violettes et rouges et
m’apprenait leurs noms. Elle me faisait lui dire le sujet des poèmes que
j’avais l’intention de composer. Et ces rêves m’avertissaient que puisque je
voulais un jour être un écrivain, il était temps de savoir ce que je comptais
écrire. Mais dès que je me le demandais, tâchant de trouver un sujet où je
pusse faire tenir une signification philosophique infinie, mon esprit
s’arrêtait de fonctionner, je ne voyais plus que le vide en face de mon
attention, je sentais que je n’avais pas de génie ou peut-être une maladie
cérébrale l’empêchait de naître. Parfois je comptais sur mon père pour arranger
cela. Il était si puissant, si en faveur auprès des gens en place qu’il
arrivait à nous faire transgresser les lois que Françoise m’avait appris à
considérer comme plus inéluctables que celles de la vie et de la mort, à faire
retarder d’un an pour notre maison, seule de tout le quartier, les travaux de
«ravalement», à obtenir du ministre pour le fils de Mme Sazerat qui voulait
aller aux eaux, l’autorisation qu’il passât le baccalauréat deux mois d’avance,
dans la série des candidats dont le nom commençait par un A au lieu d’attendre
le tour des S. Si j’étais tombé gravement malade, si j’avais été capturé par
des brigands, persuadé que mon père avait trop d’intelligences avec les
puissances suprêmes, de trop irrésistibles lettres de recommandation auprès du
bon Dieu, pour que ma maladie ou ma captivité pussent être autre chose que de
vains simulacres sans danger pour moi, j’aurais attendu avec calme l’heure
inévitable du retour à la bonne réalité, l’heure de la délivrance ou de la
guérison; peut-être cette absence de génie, ce trou noir qui se creusait dans
mon esprit quand je cherchais le sujet de mes écrits futurs, n’était-il aussi
qu’une illusion sans consistance, et cesserait-elle par l’intervention de mon père
qui avait dû convenir avec le Gouvernement et avec la Providence que je serais
le premier écrivain de l’époque. Mais d’autres fois tandis que mes parents
s’impatientaient de me voir rester en arrière et ne pas les suivre, ma vie
actuelle au lieu de me sembler une création artificielle de mon père et qu’il
pouvait modifier à son gré, m’apparaissait au contraire comme comprise dans une
réalité qui n’était pas faite pour moi, contre laquelle il n’y avait pas de
recours, au cœur de laquelle je n’avais pas d’allié, qui ne cachait rien au
delà d’elle-même. Il me semblait alors que j’existais de la même façon que les
autres hommes, que je vieillirais, que je mourrais comme eux, et que parmi eux
j’étais seulement du nombre de ceux qui n’ont pas de dispositions pour écrire.
Aussi, découragé, je renonçais à jamais à la littérature, malgré les
encouragements que m’avait donnés Bloch. Ce sentiment intime, immédiat, que
j’avais du néant de ma pensée, prévalait contre toutes les paroles flatteuses
qu’on pouvait me prodiguer, comme chez un méchant dont chacun vante les bonnes
actions, les remords de sa conscience.





Un jour ma mère me dit: «Puisque tu parles toujours de Mme de
Guermantes, comme le docteur Percepied l’a très bien soignée il y a quatre ans,
elle doit venir à Combray pour assister au mariage de sa fille. Tu pourras
l’apercevoir à la cérémonie.» C’était du reste par le docteur Percepied que
j’avais le plus entendu parler de Mme de Guermantes, et il nous avait même
montré le numéro d’une revue illustrée où elle était représentée dans le
costume qu’elle portait à un bal travesti chez la princesse de Léon.





Tout d’un coup pendant la messe de mariage, un mouvement que fit le
suisse en se déplaçant me permit de voir assise dans une chapelle une dame
blonde avec un grand nez, des yeux bleus et perçants, une cravate bouffante en
soie mauve, lisse, neuve et brillante, et un petit bouton au coin du nez. Et
parce que dans la surface de son visage rouge, comme si elle eût eu très chaud,
je distinguais, diluées et à peine perceptibles, des parcelles d’analogie avec
le portrait qu’on m’avait montré, parce que surtout les traits particuliers que
je relevais en elle, si j’essayais de les énoncer, se formulaient précisément
dans les mêmes termes: un grand nez, des yeux bleus, dont s’était servi le
docteur Percepied quand il avait décrit devant moi la duchesse de Guermantes,
je me dis: cette dame ressemble à Mme de Guermantes; or la chapelle où elle
suivait la messe était celle de Gilbert le Mauvais, sous les plates tombes de laquelle,
dorées et distendues comme des alvéoles de miel, reposaient les anciens comtes
de Brabant, et que je me rappelais être à ce qu’on m’avait dit réservée à la
famille de Guermantes quand quelqu’un de ses membres venait pour une cérémonie
à Combray; il ne pouvait vraisemblablement y avoir qu’une seule femme
ressemblant au portrait de Mme de Guermantes, qui fût ce jour-là, jour où elle
devait justement venir, dans cette chapelle: c’était elle! Ma déception était
grande. Elle provenait de ce que je n’avais jamais pris garde quand je pensais
à Mme de Guermantes, que je me la représentais avec les couleurs d’une
tapisserie ou d’un vitrail, dans un autre siècle, d’une autre matière que le
reste des personnes vivantes. Jamais je ne m’étais avisé qu’elle pouvait avoir
une figure rouge, une cravate mauve comme Mme Sazerat, et l’ovale de ses joues
me fit tellement souvenir de personnes que j’avais vues à la maison que le
soupçon m’effleura, pour se dissiper d’ailleurs aussitôt après, que cette dame
en son principe générateur, en toutes ses molécules, n’était peut-être pas
substantiellement la duchesse de Guermantes, mais que son corps, ignorant du
nom qu’on lui appliquait, appartenait à un certain type féminin, qui comprenait
aussi des femmes de médecins et de commerçants. «C’est cela, ce n’est que cela,
Mme de Guermantes!» disait la mine attentive et étonnée avec laquelle je
contemplais cette image qui naturellement n’avait aucun rapport avec celles qui
sous le même nom de Mme de Guermantes étaient apparues tant de fois dans mes
songes, puisque, elle, elle n’avait pas été comme les autres arbitrairement
formée par moi, mais qu’elle m’avait sauté aux yeux pour la première fois il y
a un moment seulement, dans l’église; qui n’était pas de la même nature,
n’était pas colorable à volonté comme elles qui se laissaient imbiber de la
teinte orangée d’une syllabe, mais était si réelle que tout, jusqu’à ce petit
bouton qui s’enflammait au coin du nez, certifiait son assujettissement aux
lois de la vie, comme dans une apothéose de théâtre, un plissement de la robe
de la fée, un tremblement de son petit doigt, dénoncent la présence matérielle
d’une actrice vivante, là où nous étions incertains si nous n’avions pas devant
les yeux une simple projection lumineuse.





Mais en même temps, sur cette image que le nez proéminent, les yeux
perçants, épinglaient dans ma vision (peut-être parce que c’était eux qui
l’avaient d’abord atteinte, qui y avaient fait la première encoche, au moment
où je n’avais pas encore le temps de songer que la femme qui apparaissait
devant moi pouvait être Mme de Guermantes), sur cette image toute récente,
inchangeable, j’essayais d’appliquer l’idée: «C’est Mme de Guermantes» sans
parvenir qu’à la faire manœuvrer en face de l’image, comme deux disques séparés
par un intervalle. Mais cette Mme de Guermantes à laquelle j’avais si souvent
rêvé, maintenant que je voyais qu’elle existait effectivement en dehors de moi,
en prit plus de puissance encore sur mon imagination qui, un moment paralysée
au contact d’une réalité si différente de ce qu’elle attendait, se mit à réagir
et à me dire: «Glorieux dès avant Charlemagne, les Guermantes avaient le droit
de vie et de mort sur leurs vassaux; la duchesse de Guermantes descend de
Geneviève de Brabant. Elle ne connaît, ni ne consentirait à connaître aucune
des personnes qui sont ici.»





Et—ô merveilleuse indépendance des regards humains, retenus au
visage par une corde si lâche, si longue, si extensible qu’ils peuvent se
promener seuls loin de lui—pendant que Mme de Guermantes était assise dans la
chapelle au-dessus des tombes de ses morts, ses regards flânaient çà et là,
montaient je long des piliers, s’arrêtaient même sur moi comme un rayon de
soleil errant dans la nef, mais un rayon de soleil qui, au moment où je reçus sa
caresse, me sembla conscient. Quant à Mme de Guermantes elle-même, comme elle
restait immobile, assise comme une mère qui semble ne pas voir les audaces
espiègles et les entreprises indiscrètes de ses enfants qui jouent et
interpellent des personnes qu’elle ne connaît pas, il me fût impossible de
savoir si elle approuvait ou blâmait dans le désœuvrement de son âme, le
vagabondage de ses regards.





Je trouvais important qu’elle ne partît pas avant que j’eusse pu la
regarder suffisamment, car je me rappelais que depuis des années je considérais
sa vue comme éminemment désirable, et je ne détachais pas mes yeux d’elle,
comme si chacun de mes regards eût pu matériellement emporter et mettre en
réserve en moi le souvenir du nez proéminent, des joues rouges, de toutes ces
particularités qui me semblaient autant de renseignements précieux,
authentiques et singuliers sur son visage. Maintenant que me le faisaient
trouver beau toutes les pensées que j’y rapportais—et peut-être surtout, forme
de l’instinct de conservation des meilleures parties de nous-mêmes, ce désir
qu’on a toujours de ne pas avoir été déçu,—la replaçant (puisque c’était une
seule personne qu’elle et cette duchesse de Guermantes que j’avais évoquée
jusque-là) hors du reste de l’humanité dans laquelle la vue pure et simple de
son corps me l’avait fait un instant confondre, je m’irritais en entendant dire
autour de moi: «Elle est mieux que Mme Sazerat, que Mlle Vinteuil», comme si
elle leur eût été comparable. Et mes regards s’arrêtant à ses cheveux blonds, à
ses yeux bleus, à l’attache de son cou et omettant les traits qui eussent pu me
rappeler d’autres visages, je m’écriais devant ce croquis volontairement
incomplet: «Qu’elle est belle! Quelle noblesse! Comme c’est bien une fière
Guermantes, la descendante de Geneviève de Brabant, que j’ai devant moi!» Et
l’attention avec laquelle j’éclairais son visage l’isolait tellement,
qu’aujourd’hui si je repense à cette cérémonie, il m’est impossible de revoir
une seule des personnes qui y assistaient sauf elle et le suisse qui répondit
affirmativement quand je lui demandai si cette dame était bien Mme de
Guermantes. Mais elle, je la revois, surtout au moment du défilé dans la
sacristie qu’éclairait le soleil intermittent et chaud d’un jour de vent et
d’orage, et dans laquelle Mme de Guermantes se trouvait au milieu de tous ces
gens de Combray dont elle ne savait même pas les noms, mais dont l’infériorité
proclamait trop sa suprématie pour qu’elle ne ressentît pas pour eux une
sincère bienveillance et auxquels du reste elle espérait imposer davantage
encore à force de bonne grâce et de simplicité. Aussi, ne pouvant émettre ces
regards volontaires, chargés d’une signification précise, qu’on adresse à
quelqu’un qu’on connaît, mais seulement laisser ses pensées distraites
s’échapper incessamment devant elle en un flot de lumière bleue qu’elle ne
pouvait contenir, elle ne voulait pas qu’il pût gêner, paraître dédaigner ces
petites gens qu’il rencontrait au passage, qu’il atteignait à tous moments. Je
revois encore, au-dessus de sa cravate mauve, soyeuse et gonflée, le doux
étonnement de ses yeux auxquels elle avait ajouté sans oser le destiner à
personne mais pour que tous pussent en prendre leur part un sourire un peu
timide de suzeraine qui a l’air de s’excuser auprès de ses vassaux et de les
aimer. Ce sourire tomba sur moi qui ne la quittais pas des yeux. Alors me
rappelant ce regard qu’elle avait laissé s’arrêter sur moi, pendant la messe,
bleu comme un rayon de soleil qui aurait traversé le vitrail de Gilbert le Mauvais,
je me dis: «Mais sans doute elle fait attention à moi.» Je crus que je lui
plaisais, qu’elle penserait encore à moi quand elle aurait quitté l’église,
qu’à cause de moi elle serait peut-être triste le soir à Guermantes. Et
aussitôt je l’aimai, car s’il peut quelquefois suffire pour que nous aimions
une femme qu’elle nous regarde avec mépris comme j’avais cru qu’avait fait Mlle
Swann et que nous pensions qu’elle ne pourra jamais nous appartenir,
quelquefois aussi il peut suffire qu’elle nous regarde avec bonté comme faisait
Mme de Guermantes et que nous pensions qu’elle pourra nous appartenir. Ses yeux
bleuissaient comme une pervenche impossible à cueillir et que pourtant elle
m’eût dédiée; et le soleil menacé par un nuage, mais dardant encore de toute sa
force sur la place et dans la sacristie, donnait une carnation de géranium aux
tapis rouges qu’on y avait étendus par terre pour la solennité et sur lesquels
s’avançait en souriant Mme de Guermantes, et ajoutait à leur lainage un velouté
rose, un épiderme de lumière, cette sorte de tendresse, de sérieuse douceur
dans la pompe et dans la joie qui caractérisent certaines pages de Lohengrin,
certaines peintures de Carpaccio, et qui font comprendre que Baudelaire ait pu
appliquer au son de la trompette l’épithète de délicieux.





Combien depuis ce jour, dans mes promenades du côté de Guermantes,
il me parut plus affligeant encore qu’auparavant de n’avoir pas de dispositions
pour les lettres, et de devoir renoncer à être jamais un écrivain célèbre. Les
regrets que j’en éprouvais, tandis que je restais seul à rêver un peu à
l’écart, me faisaient tant souffrir, que pour ne plus les ressentir, de
lui-même par une sorte d’inhibition devant la douleur, mon esprit s’arrêtait
entièrement de penser aux vers, aux romans, à un avenir poétique sur lequel mon
manque de talent m’interdisait de compter. Alors, bien en dehors de toutes ces
préoccupations littéraires et ne s’y rattachant en rien, tout d’un coup un
toit, un reflet de soleil sur une pierre, l’odeur d’un chemin me faisaient
arrêter par un plaisir particulier qu’ils me donnaient, et aussi parce qu’ils
avaient l’air de cacher au delà de ce que je voyais, quelque chose qu’ils
invitaient à venir prendre et que malgré mes efforts je n’arrivais pas à
découvrir. Comme je sentais que cela se trouvait en eux, je restais là,
immobile, à regarder, à respirer, à tâcher d’aller avec ma pensée au delà de
l’image ou de l’odeur. Et s’il me fallait rattraper mon grand-père, poursuivre
ma route, je cherchais à les retrouver, en fermant les yeux; je m’attachais à
me rappeler exactement la ligne du toit, la nuance de la pierre qui, sans que
je pusse comprendre pourquoi, m’avaient semblé pleines, prêtes à s’entr’ouvrir,
à me livrer ce dont elles n’étaient qu’un couvercle. Certes ce n’était pas des
impressions de ce genre qui pouvaient me rendre l’espérance que j’avais perdue
de pouvoir être un jour écrivain et poète, car elles étaient toujours liées à
un objet particulier dépourvu de valeur intellectuelle et ne se rapportant à
aucune vérité abstraite. Mais du moins elles me donnaient un plaisir
irraisonné, l’illusion d’une sorte de fécondité et par là me distrayaient de
l’ennui, du sentiment de mon impuissance que j’avais éprouvés chaque fois que
j’avais cherché un sujet philosophique pour une grande œuvre littéraire. Mais
le devoir de conscience était si ardu que m’imposaient ces impressions de
forme, de parfum ou de couleur—de tâcher d’apercevoir ce qui se cachait
derrière elles, que je ne tardais pas à me chercher à moi-même des excuses qui
me permissent de me dérober à ces efforts et de m’épargner cette fatigue. Par
bonheur mes parents m’appelaient, je sentais que je n’avais pas présentement la
tranquillité nécessaire pour poursuivre utilement ma recherche, et qu’il valait
mieux n’y plus penser jusqu’à ce que je fusse rentré, et ne pas me fatiguer
d’avance sans résultat. Alors je ne m’occupais plus de cette chose inconnue qui
s’enveloppait d’une forme ou d’un parfum, bien tranquille puisque je la
ramenais à la maison, protégée par le revêtement d’images sous lesquelles je la
trouverais vivante, comme les poissons que les jours où on m’avait laissé aller
à la pêche, je rapportais dans mon panier couverts par une couche d’herbe qui
préservait leur fraîcheur. Une fois à la maison je songeais à autre chose et
ainsi s’entassaient dans mon esprit (comme dans ma chambre les fleurs que
j’avais cueillies dans mes promenades ou les objets qu’on m’avait donnés), une
pierre où jouait un reflet, un toit, un son de cloche, une odeur de feuilles,
bien des images différentes sous lesquelles il y a longtemps qu’est morte la
réalité pressentie que je n’ai pas eu assez de volonté pour arriver à
découvrir. Une fois pourtant,—où notre promenade s’étant prolongée fort au delà
de sa durée habituelle, nous avions été bien heureux de rencontrer à mi-chemin
du retour, comme l’après-midi finissait, le docteur Percepied qui passait en
voiture à bride abattue, nous avait reconnus et fait monter avec lui,—j’eus une
impression de ce genre et ne l’abandonnai pas sans un peu l’approfondir. On
m’avait fait monter près du cocher, nous allions comme le vent parce que le
docteur avait encore avant de rentrer à Combray à s’arrêter à
Martinville-le-Sec chez un malade à la porte duquel il avait été convenu que
nous l’attendrions. Au tournant d’un chemin j’éprouvai tout à coup ce plaisir
spécial qui ne ressemblait à aucun autre, à apercevoir les deux clochers de
Martinville, sur lesquels donnait le soleil couchant et que le mouvement de
notre voiture et les lacets du chemin avaient l’air de faire changer de place,
puis celui de Vieuxvicq qui, séparé d’eux par une colline et une vallée, et
situé sur un plateau plus élevé dans le lointain, semblait pourtant tout voisin
d’eux.





En constatant, en notant la forme de leur flèche, le déplacement de
leurs lignes, l’ensoleillement de leur surface, je sentais que je n’allais pas
au bout de mon impression, que quelque chose était derrière ce mouvement,
derrière cette clarté, quelque chose qu’ils semblaient contenir et dérober à la
fois.





Les clochers paraissaient si éloignés et nous avions l’air de si peu
nous rapprocher d’eux, que je fus étonné quand, quelques instants après, nous
nous arrêtâmes devant l’église de Martinville. Je ne savais pas la raison du
plaisir que j’avais eu à les apercevoir à l’horizon et l’obligation de chercher
à découvrir cette raison me semblait bien pénible; j’avais envie de garder en
réserve dans ma tête ces lignes remuantes au soleil et de n’y plus penser
maintenant. Et il est probable que si je l’avais fait, les deux clochers
seraient allés à jamais rejoindre tant d’arbres, de toits, de parfums, de sons,
que j’avais distingués des autres à cause de ce plaisir obscur qu’ils m’avaient
procuré et que je n’ai jamais approfondi. Je descendis causer avec mes parents
en attendant le docteur. Puis nous repartîmes, je repris ma place sur le siège,
je tournai la tête pour voir encore les clochers qu’un peu plus tard, j’aperçus
une dernière fois au tournant d’un chemin. Le cocher, qui ne semblait pas
disposé à causer, ayant à peine répondu à mes propos, force me fut, faute
d’autre compagnie, de me rabattre sur celle de moi-même et d’essayer de me
rappeler mes clochers. Bientôt leurs lignes et leurs surfaces ensoleillées,
comme si elles avaient été une sorte d’écorce, se déchirèrent, un peu de ce qui
m’était caché en elles m’apparut, j’eus une pensée qui n’existait pas pour moi
l’instant avant, qui se formula en mots dans ma tête, et le plaisir que m’avait
fait tout à l’heure éprouver leur vue s’en trouva tellement accru que, pris d’une
sorte d’ivresse, je ne pus plus penser à autre chose. A ce moment et comme nous
étions déjà loin de Martinville en tournant la tête je les aperçus de nouveau,
tout noirs cette fois, car le soleil était déjà couché. Par moments les
tournants du chemin me les dérobaient, puis ils se montrèrent une dernière fois
et enfin je ne les vis plus.





Sans me dire que ce qui était caché derrière les clochers de
Martinville devait être quelque chose d’analogue à une jolie phrase, puisque
c’était sous la forme de mots qui me faisaient plaisir, que cela m’était
apparu, demandant un crayon et du papier au docteur, je composai malgré les
cahots de la voiture, pour soulager ma conscience et obéir à mon enthousiasme,
le petit morceau suivant que j’ai retrouvé depuis et auquel je n’ai eu à faire
subir que peu de changements:





«Seuls, s’élevant du niveau de la plaine et comme perdus en rase
campagne, montaient vers le ciel les deux clochers de Martinville. Bientôt nous
en vîmes trois: venant se placer en face d’eux par une volte hardie, un clocher
retardataire, celui de Vieuxvicq, les avait rejoints. Les minutes passaient,
nous allions vite et pourtant les trois clochers étaient toujours au loin
devant nous, comme trois oiseaux posés sur la plaine, immobiles et qu’on
distingue au soleil. Puis le clocher de Vieuxvicq s’écarta, prit ses distances,
et les clochers de Martinville restèrent seuls, éclairés par la lumière du
couchant que même à cette distance, sur leurs pentes, je voyais jouer et
sourire. Nous avions été si longs à nous rapprocher d’eux, que je pensais au
temps qu’il faudrait encore pour les atteindre quand, tout d’un coup, la
voiture ayant tourné, elle nous déposa à leurs pieds; et ils s’étaient jetés si
rudement au-devant d’elle, qu’on n’eut que le temps d’arrêter pour ne pas se
heurter au porche. Nous poursuivîmes notre route; nous avions déjà quitté
Martinville depuis un peu de temps et le village après nous avoir accompagnés
quelques secondes avait disparu, que restés seuls à l’horizon à nous regarder
fuir, ses clochers et celui de Vieuxvicq agitaient encore en signe d’adieu
leurs cimes ensoleillées. Parfois l’un s’effaçait pour que les deux autres
pussent nous apercevoir un instant encore; mais la route changea de direction,
ils virèrent dans la lumière comme trois pivots d’or et disparurent à mes yeux.
Mais, un peu plus tard, comme nous étions déjà près de Combray, le soleil étant
maintenant couché, je les aperçus une dernière fois de très loin qui n’étaient
plus que comme trois fleurs peintes sur le ciel au-dessus de la ligne basse des
champs. Ils me faisaient penser aussi aux trois jeunes filles d’une légende,
abandonnées dans une solitude où tombait déjà l’obscurité; et tandis que nous
nous éloignions au galop, je les vis timidement chercher leur chemin et après quelques
gauches trébuchements de leurs nobles silhouettes, se serrer les uns contre les
autres, glisser l’un derrière l’autre, ne plus faire sur le ciel encore rose
qu’une seule forme noire, charmante et résignée, et s’effacer dans la nuit.» Je
ne repensai jamais à cette page, mais à ce moment-là, quand, au coin du siège
où le cocher du docteur plaçait habituellement dans un panier les volailles
qu’il avait achetées au marché de Martinville, j’eus fini de l’écrire, je me
trouvai si heureux, je sentais qu’elle m’avait si parfaitement débarrassé de
ces clochers et de ce qu’ils cachaient derrière eux, que, comme si j’avais été
moi-même une poule et si je venais de pondre un oeuf, je me mis à chanter à
tue-tête.





Pendant toute la journée, dans ces promenades, j’avais pu rêver au
plaisir que ce serait d’être l’ami de la duchesse de Guermantes, de pêcher la
truite, de me promener en barque sur la Vivonne, et, avide de bonheur, ne
demander en ces moments-là rien d’autre à la vie que de se composer toujours
d’une suite d’heureux après-midi. Mais quand sur le chemin du retour j’avais
aperçu sur la gauche une ferme, assez distante de deux autres qui étaient au
contraire très rapprochées, et à partir de laquelle pour entrer dans Combray il
n’y avait plus qu’à prendre une allée de chênes bordée d’un côté de prés
appartenant chacun à un petit clos et plantés à intervalles égaux de pommiers
qui y portaient, quand ils étaient éclairés par le soleil couchant, le dessin
japonais de leurs ombres, brusquement mon cœur se mettait à battre, je savais
qu’avant une demi-heure nous serions rentrés, et que, comme c’était de règle
les jours où nous étions allés du côté de Guermantes et où le dîner était servi
plus tard, on m’enverrait me coucher sitôt ma soupe prise, de sorte que ma mère,
retenue à table comme s’il y avait du monde à dîner, ne monterait pas me dire
bonsoir dans mon lit. La zone de tristesse où je venais d’entrer était aussi
distincte de la zone, où je m’élançais avec joie il y avait un moment encore
que dans certains ciels une bande rose est séparée comme par une ligne d’une
bande verte ou d’une bande noire. On voit un oiseau voler dans le rose, il va
en atteindre la fin, il touche presque au noir, puis il y est entré. Les désirs
qui tout à l’heure m’entouraient, d’aller à Guermantes, de voyager, d’être
heureux, j’étais maintenant tellement en dehors d’eux que leur accomplissement
ne m’eût fait aucun plaisir. Comme j’aurais donné tout cela pour pouvoir
pleurer toute la nuit dans les bras de maman! Je frissonnais, je ne détachais
pas mes yeux angoissés du visage de ma mère, qui n’apparaîtrait pas ce soir
dans la chambre où je me voyais déjà par la pensée, j’aurais voulu mourir. Et
cet état durerait jusqu’au lendemain, quand les rayons du matin, appuyant,
comme le jardinier, leurs barreaux au mur revêtu de capucines qui grimpaient
jusqu’à ma fenêtre, je sauterais à bas du lit pour descendre vite au jardin,
sans plus me rappeler que le soir ramènerait jamais l’heure de quitter ma mère.
Et de la sorte c’est du côté de Guermantes que j’ai appris à distinguer ces
états qui se succèdent en moi, pendant certaines périodes, et vont jusqu’à se
partager chaque journée, l’un revenant chasser l’autre, avec la ponctualité de
la fièvre; contigus, mais si extérieurs l’un à l’autre, si dépourvus de moyens
de communication entre eux, que je ne puis plus comprendre, plus même me
représenter dans l’un, ce que j’ai désiré, ou redouté, ou accompli dans
l’autre.





Aussi le côté de
Méséglise et le côté de Guermantes restent-ils pour moi liés à bien des petits
événements de celle de toutes les diverses vies que nous menons parallèlement,
qui est la plus pleine de péripéties, la plus riche en épisodes, je veux dire
la vie intellectuelle. Sans doute elle progresse en nous insensiblement et les
vérités qui en ont changé pour nous le sens et l’aspect, qui nous ont ouvert de
nouveaux chemins, nous en préparions depuis longtemps la découverte; mais
c’était sans le savoir; et elles ne datent pour nous que du jour, de la minute
où elles nous sont devenues visibles. Les fleurs qui jouaient alors sur
l’herbe, l’eau qui passait au soleil, tout le paysage qui environna leur
apparition continue à accompagner leur souvenir de son visage inconscient ou
distrait; et certes quand ils étaient longuement contemplés par cet humble
passant, par cet enfant qui rêvait,—comme l’est un roi, par un mémorialiste
perdu dans la foule,—ce coin de nature, ce bout de jardin n’eussent pu penser
que ce serait grâce à lui qu’ils seraient appelés à survivre en leurs
particularités les plus éphémères; et pourtant ce parfum d’aubépine qui butine
le long de la haie où les églantiers le remplaceront bientôt, un bruit de pas
sans écho sur le gravier d’une allée, une bulle formée contre une plante
aquatique par l’eau de la rivière et qui crève aussitôt, mon exaltation les a
portés et a réussi à leur faire traverser tant d’années successives, tandis
qu’alentour les chemins se sont effacés et que sont morts ceux qui les
foulèrent et le souvenir de ceux qui les foulèrent. Parfois ce morceau de
paysage amené ainsi jusqu’à aujourd’hui se détache si isolé de tout, qu’il
flotte incertain dans ma pensée comme une Délos fleurie, sans que je puisse
dire de quel pays, de quel temps—peut-être tout simplement de quel rêve—il
vient. Mais c’est surtout comme à des gisements profonds de mon sol mental,
comme aux terrains résistants sur lesquels je m’appuie encore, que je dois
penser au côté de Méséglise et au côté de Guermantes. C’est parce que je
croyais aux choses, aux êtres, tandis que je les parcourais, que les choses,
les êtres qu’ils m’ont fait connaître, sont les seuls que je prenne encore au
sérieux et qui me donnent encore de la joie. Soit que la foi qui crée soit
tarie en moi, soit que la réalité ne se forme que dans la mémoire, les fleurs
qu’on me montre aujourd’hui pour la première fois ne me semblent pas de vraies
fleurs. Le côté de Méséglise avec ses lilas, ses aubépines, ses bluets, ses
coquelicots, ses pommiers, le côté de Guermantes avec sa rivière à têtards, ses
nymphéas et ses boutons d’or, ont constitué à tout jamais pour moi la figure
des pays où j’aimerais vivre, où j’exige avant tout qu’on puisse aller à la
pêche, se promener en canot, voir des ruines de fortifications gothiques et
trouver au milieu des blés, ainsi qu’était Saint-André-des-Champs, une église
monumentale, rustique et dorée comme une meule; et les bluets, les aubépines,
les pommiers qu’il m’arrive quand je voyage de rencontrer encore dans les
champs, parce qu’ils sont situés à la même profondeur, au niveau de mon passé,
sont immédiatement en communication avec mon cœur. Et pourtant, parce qu’il y a
quelque chose d’individuel dans les lieux, quand me saisit le désir de revoir
le côté de Guermantes, on ne le satisferait pas en me menant au bord d’une
rivière où il y aurait d’aussi beaux, de plus beaux nymphéas que dans la
Vivonne, pas plus que le soir en rentrant,—à l’heure où s’éveillait en moi
cette angoisse qui plus tard émigre dans l’amour, et peut devenir à jamais
inséparable de lui—, je n’aurais souhaité que vînt me dire bonsoir une mère
plus belle et plus intelligente que la mienne. Non; de même que ce qu’il me
fallait pour que je pusse m’endormir heureux, avec cette paix sans trouble
qu’aucune maîtresse n’a pu me donner depuis puisqu’on doute d’elles encore au
moment où on croit en elles, et qu’on ne possède jamais leur cœur comme je
recevais dans un baiser celui de ma mère, tout entier, sans la réserve d’une
arrère-pensée, sans le reliquat d’une intention qui ne fut pas pour moi,—c’est
que ce fût elle, c’est qu’elle inclinât vers moi ce visage où il y avait
au-dessous de l’œil quelque chose qui était, paraît-il, un défaut, et que
j’aimais à l’égal du reste, de même ce que je veux revoir, c’est le côté de
Guermantes que j’ai connu, avec la ferme qui est peu éloignée des deux suivantes
serrées l’une contre l’autre, à l’entrée de l’allée des chênes; ce sont ces
prairies où, quand le soleil les rend réfléchissantes comme une mare, se
dessinent les feuilles des pommiers, c’est ce paysage dont parfois, la nuit
dans mes rêves, l’individualité m’étreint avec une puissance presque
fantastique et que je ne peux plus retrouver au réveil. Sans doute pour avoir à
jamais indissolublement uni en moi des impressions différentes rien que parce
qu’ils me les avaient fait éprouver en même temps, le côté de Méséglise ou le
côté de Guermantes m’ont exposé, pour l’avenir, à bien des déceptions et même à
bien des fautes. Car souvent j’ai voulu revoir une personne sans discerner que
c’était simplement parce qu’elle me rappelait une haie d’aubépines, et j’ai été
induit à croire, à faire croire à un regain d’affection, par un simple désir de
voyage. Mais par là même aussi, et en restant présents en celles de mes
impressions d’aujourd’hui auxquelles ils peuvent se relier, ils leur donnent
des assises, de la profondeur, une dimension de plus qu’aux autres. Ils leur
ajoutent aussi un charme, une signification qui n’est que pour moi. Quand par
les soirs d’été le ciel harmonieux gronde comme une bête fauve et que chacun
boude l’orage, c’est au côté de Méséglise que je dois de rester seul en extase
à respirer, à travers le bruit de la pluie qui tombe, l’odeur d’invisibles et
persistants lilas.





...





C’est ainsi que je
restais souvent jusqu’au matin à songer au temps de Combray, à mes tristes
soirées sans sommeil, à tant de jours aussi dont l’image m’avait été plus
récemment rendue par la saveur—ce qu’on aurait appelé à Combray le
«parfum»—d’une tasse de thé, et par association de souvenirs à ce que, bien des
années après avoir quitté cette petite ville, j’avais appris, au sujet d’un
amour que Swann avait eu avant ma naissance, avec cette précision dans les
détails plus facile à obtenir quelquefois pour la vie de personnes mortes il y
a des siècles que pour celle de nos meilleurs amis, et qui semble impossible
comme semblait impossible de causer d’une ville à une autre—tant qu’on ignore
le biais par lequel cette impossibilité a été tournée. Tous ces souvenirs
ajoutés les uns aux autres ne formaient plus qu’une masse, mais non sans qu’on
ne pût distinguer entre eux,—entre les plus anciens, et ceux plus récents, nés
d’un parfum, puis ceux qui n’étaient que les souvenirs d’une autre personne de
qui je les avais appris— sinon des fissures, des failles véritables, du moins
ces veinures, ces bigarrures de coloration, qui dans certaines roches, dans
certains marbres, révèlent des différences d’origine, d’âge, de «formation».





Certes quand approchait
le matin, il y avait bien longtemps qu’était dissipée la brève incertitude de
mon réveil. Je savais dans quelle chambre je me trouvais effectivement, je
l’avais reconstruite autour de moi dans l’obscurité, et,—soit en m’orientant
par la seule mémoire, soit en m’aidant, comme indication, d’une faible lueur
aperçue, au pied de laquelle je plaçais les rideaux de la croisée—, je l’avais
reconstruite tout entière et meublée comme un architecte et un tapissier qui
gardent leur ouverture primitive aux fenêtres et aux portes, j’avais reposé les
glaces et remis la commode à sa place habituelle. Mais à peine le jour—et non
plus le reflet d’une dernière braise sur une tringle de cuivre que j’avais pris
pour lui—traçait-il dans l’obscurité, et comme à la craie, sa première raie
blanche et rectificative, que la fenêtre avec ses rideaux, quittait le cadre de
la porte où je l’avais située par erreur, tandis que pour lui faire place, le
bureau que ma mémoire avait maladroitement installé là se sauvait à toute
vitesse, poussant devant lui la cheminée et écartant le mur mitoyen du couloir;
une courette régnait à l’endroit où il y a un instant encore s’étendait le
cabinet de toilette, et la demeure que j’avais rebâtie dans les ténèbres était
allée rejoindre les demeures entrevues dans le tourbillon du réveil, mise en
fuite par ce pâle signe qu’avait tracé au-dessus des rideaux le doigt levé du
jour.


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