La disparition

Georges Perec
La disparition
L'oeuvre de Georges Perec (1936-1982) connaît un succès croissant. Étonnamment diverse et originale, elle a renouvelé les enjeux de l'écriture narrative et poétique. Ainsi Perec s'est-il fait explorateur de notre environnement, tour à tour narquois (Les choses, prix Renaudot 1965) ou fantaisistement méthodique (Espèces d'espaces), inventeur de nouvelles formes de l'autobiographie (La boutique obscure, W ou Ie souvenir d'enfance, Je me souviens) ou chroniqueur du renoncement au monde (un homme qui dort). En jonglant avec les lettres et les mots, il a transformé le langage en un jubilatoire terrain de jeux et d'inventions (Quel petit vélo à guidon chromé au fond de la cour?, La disparition, Les revenentes) ou en un laboratoire qui s'ouvre aussi bien à la poésie (Alphabets, La clôture) qu'à la rêverie philosophique (Penser/Classer). Il a été un des membres importants de l'OULIPO (Ouvroir de Littérature Potentielle). La vie mode d'emploi (prix Médicis 1978), ce « romans » qui contient une centaine de romans et mille bonheurs et perplexités de lecture, offre comme une éblouissante synthèse de toutes ses recherches.
Éditions Denoël, 1969.
La Disparition

Un corps noir tranchant un flamant au vol bas
un bruit fuit au sol (qu'avant son parcours lourd
dorait un son crissant au grain d'air) il court
portant son sang plus loin son charbon qui bat
Si nul n'allait brillant sur lui pas à pas
dur cil aujourd'hui plomb au fil du bras gourd
Si tombait nu grillon dans l'hors vu au sourd
mouvant baillon du gris hasard sans compas
l'alpha signal inconstant du vrai diffus
qui saurait (saisissant (un doux soir confus
ainsi on croit voir un pont à son galop)
un non qu'à ton stylo tu donnas brûlant)
qu'ici on dit (par un trait manquant plus clos)
I'art toujours su du chant-combat (noit pour blanc)
J. ROUBAUD
AVANT-PROPOS
Où l'on saura plus tard qu'ici s'inaugurait la Damnation
Trois cardinaux, un rabbin, un amiral francmaçon, un trio d'insignifiants politicards soumis au bon plaisir d'un trust anglo-saxon, ont fait savoir à la population par radio, puis par placards, qu'on risquait la mort par inanition. On crut d'abord à un faux bruit. Il s'agissait, disaiton, d'intoxication. Mais l'opinion suivit. Chacun s'arma d'un fort gourdin. « Nous voulons du pain », criait la population, conspuant patrons, nantis, pouvoirs publics. Ça complotait, ça cons
pirait partout. Un flic n'osait plus sortir la nuit. A Mâcon, on attaqua un local administratif. A Rocamadour, on pilla un stock: on y trouva du thon, du lait, du chocolat par kilos, du maïs par quintaux, mais tout avait l'air pourri. A Nancy, on guillotina sur un rond-point vingt-six magistrats d'un coup, puis on brûla un journal du soir qu'on accusait d'avoir pris parti pour l'administration. Partout on prit d'assaut docks, hangars ou magasins. Plus tard, on s'attaqua aux Nords-Africains, aux Noirs, aux juifs. On fit un pogrom à Drancy, à Livry-Gargan, à Saint-Paul, à Villacoublay, à Clignancourt. Puis on massacra d'obscurs trouffions, par plaisir. On cracha sur un sacristain qui, sur un trottoir, donnait l'absolution à un commandant C.R.S. qu'un loustic avait raccourci d'un adroit coup d'yatagan.
On tuait son frangin pour un saucisson, son cousin pour un bâtard, son voisin pour un croûton, un quidam pour un quignon. Dans la nuit du lundi au mardi 6 avril, on compta vingt-cinq assauts au plastic. L'aviation bombarda la Tour d'Orly. L'Alhambra brûlait, l'Institut fumait, l'Hôpital Saint-Louis flambait.
Du parc Montsouris à la Nation, il n'y avait plus un mur d'aplomb. Au Palais-Bourbon, l'opposition criblait d'insultants lazzi, d'infamants brocards, d'avilissants jurons, un pouvoir qui s'offusquait sous l'affront, mais s'obstinait, blafard, à amoindrir la situation. Mais tandis qu'au Quai d'Orsay on assassinait vingt-trois plantons, à Latour-Maubourg, on lapidait un consul hollandais qu'on avait surpris volant un anchois dans un baril. Mais tandis qu'à Wagram on battait jusqu'au sang un marquis à
talons nacarat qui trouvait d'un mauvais goût qu'on pût avoir faim alors qu'un moribond lui suppliait un sou, à Raspail, un grand Viking au poil Uond qui montait un canasson pinçard au poitrail sanglant, tirait à l'arc sur tout individu dont l'air l'incommodait. Un caporal, qu'affolait soudain la faim, volait un bazooka puis flinguait tout son bataillon, du commandant aux soldats; promu aussitôt Grand Amiral par la vox populi, il tombait, un instant plus tard, sous l'incisif surin d'un adjudant jaloux. Un mauvais plaisant, pris d'hallucinations, arrosa au napalm un bon quart du Faubourg Saint-Martin. A Lyon, on abattit au moins un million d'habitants; la plupart souffrait du scorbut ou du typhus.
Pour un motif inconnu, un commis municipal aux trois quarts idiot consigna bars, bistrots, billards, dancings. Alors la soif fit son apparition. Par surcroît, Mai fut brûlant: un autobus flamba tout à coup; l'insolation frappait trois passants sur cinq. Un champion d'aviron grimpa sur un pavois, galvanisant un instant la population. Il fut fait roi illico. On l'invita à choisir un surnom sonnant; il aurait voulu Attila III; on lui imposa Fantomas XVIII. Il n'aimait pas. On l'assomma à la main. On nomma Fantômas XXIII un couillon à qui l'on offrit un gibus, un grand cordon, un stick d'acajou à cabochon d'or. On l'accompagna au Palais-Royal dans un palanquin. Il n'y arriva jamais: un gai luron, criant « Mort au Tyran ! A moi, Ravaillac ! » l'ouvrit au rasoir. On l'inhuma dans un columbarium qu'un commando d'ahuris profana huit jours durant sans trop savoir pourquoi. Plus tard, on vit surgir un roi franc, un hos
podar, un maharadjah, trois Romulus, huit Alaric. six Ataturk, huit Mata-Hari, un Caius Gracchus, un Fabius Maximus Rullianus, un Danton, un Saint-Just, un Pompidou, un Johnson (Lyndon B.), pas mal d'Adolf, trois Mussolini, cinq Caroli Magni, un Washington, un Othon à qui aussitôt s'opposa un Habsbourg, un Timour Ling qui, sans aucun concours, trucida dix-huit Pasionaria, vingt Mao, vingt-huit Marx tun Chico, trois Karl, six Groucho, dix-huit Harpo). Au nom du salut public, un Marat proscrivit tout bain, mais un Charlot Corday l'assassina dans son tub.
Ainsi consomma-t-on la liquidation du pouvoir: trois jours plus tard, un tank tirait du quai d'Anjou sur la Tour Sully-Morland dont l'admi nistration avait fait son bastion final; un adjoint municipal monta jusqu'aux toits; il apparut, agi
tant un fanion blanc, puis annonsa au micro l'abdication sans condition du Pouvoir Public, ajoutant aussitôt qu'il offrait, quant à lui, son loyal concours pour garantir la paix. Mais son sursaut fut vain car, sourd à son`imploration, l'imposant char d'assaut, sans sommation ni ultimatum, rasa jusqu'aux fondations la Tour. Ouant au soi-disant dispositif martial qu'on instaura sous l'instigation d'un grand nigaud à qui la garnison avait imparti tout pouvoir, il fut d'autant plus vain qu'il aggrava la situation. Alors ça tourna mal. On vous zigouillait pour un oui ou pour un non. On disait bonjour puis l'on succombait. On donnait assaut aux autobus, aux corbillards, aux fourgons postaux, aux wagons-lits, aux taxis, aux victorias, aux landaux. On s'acharna sur un hôpital, on donna du knout
à un agonisant qui s'accrochait à son grabat, on tira à bout portant sur un manchot rhumatisant. On crucifia au moins trois faux Christ. On noya dans l'alcool un pochard, dans du formol un potard, dans du gas-oil un motard. On s'attaquait aux bambins qu'on faisait bouillir dans un chaudron, aux savoyards qu'on brûlait vifs, aux avocats qu'on donnait aux lions, aux franciscains qu'on saignait à blanc, aux dactvlos qu'on gazait, aux mitrons qu'on asphyxiait, aux clowns, aux garçons, aux putains, aux bougnats, aux typos, aux tambouts, aux svndics, aux Mussipontins, aux paysans, aux marins, aux milords, aux blousons noirs, aux cyrards. On pillait, on violait, on mutilait. Mais il y avait pis: on avilissait, on trahissait, on dissimulait. Nul n'avait plus jamais un air confiant vis-à-vis d'autrui: chacun haïssait son prochain.
Anton Voyl Qui, d'abord, a l'air d'un roman jadis fait ou il s'agissait d'un individu qui dormait tout son saoul
Anton Voyl n'arrivait pas à dormir. Il alluma Son Jaz marquait minuit vingt. Il poussa un pro fond soupir, s assit dans son lit, s'appuyant sur son polochon. Il prit un roman, il l'ouvrit, il lut; mais il n'y saisissait qu'un imbroglio confus, il butait à tout instant sur un mot dont il ignorait la signufication. Il abandonna son roman sur son lit. Il alla à son lavabo; il mouilla un gant qu'il passa sur son front, sur son cou. Son pouls battait trop fort. Il avait chaud. Il ouvrit son vasistas, scruta la nuit. Il faisait doux. Un bruit indistinct montait du faubourg. Un carillon, plus lourd qu'un glas, plus sourd qu'un tocsin, plus profond qu'un bourdon, non loin, sonna trois coups. Du canal Saint-Martin,
un clapotis plaintif signalait un chaland qui passait. Sur l'abattant du vasistas, un animal au thorax indigo, à l'aiguillon safran, ni un cafard, ni un charançon, mais plutôt un artison, s'avançait, tralnant un brin d'alfa. Il s'approcha, voulant l'aplatir d'un coup vif, mais l'animal prit son vol, disparaissant dans la nuit avant qu'il ait pu l'assaillir. 18
Il tapota d'un doigt un air martial sur l'oblong châssis du vasistas. Il ouvrit son frigo mural, il prit du lait froid, il but un grand bol. Il s'apaisait. Il s'assit sur son cosy, il prit un journal qu'il parcourut d'un air distrait. Il alluma un cigarillo qu'il fuma jusqu'au bout quoiqu'il trouvât son parfum irritant. Il toussa. I1 mit la radio: un air afro-cubain fut suivi d'un boston, puis un tango, puis un fox-trot, puis un cotillon mis au goût du jour. Dutronc
chanta du Lanzmann, Barbara un madrigal d'Aragon, Stich-Randall un air d'Aida. Il dut s'assoupir un instant, car il sursauta soudain. La radio annonçait: « Voici nos Informations ». I1 n'y avait aucun fait important: à Valparaiso, l'inauguration d'un pont avait fait vingt-cinq morts; à Zurich, Norodom Sihanouk faisait savoir qu'il n'irait pas à Washington; à
Matignon, Pompidou proposait aux syndicats
l'organisation d'un statu quo social, mais faisait
chou blanc. Au Biafra, conflits raciaux; à Conakry, on parlait d'un putsch. Un typhon s'abattait
sur Nagasaki, tandis qu'un ouragan au joli surnom
d'Amanda s'annonçait sur Tristan da Cunha dont
on rapatriait la population par avions-cargos.
A Roland-Garros, pour finir, dans un match
comptant pour la Davis-Cup, Santana avait battu
Darmon, six-trois, un-six, trois-six, dix-huit, huit
six.
Il coupa la radio. Il s'accroupit sur son tapis,
prit son inspiration, fit cinq ou six tractions,
mais il fatigua trop tôt, s'assit, fourbu, fixant
d'un air las l'intrigant croquis qui apparaissait
ou disparaissait sur l'aubusson suivant la façon
dont s'organisait la vision:

Ainsi, parfois, un rond, pas tout à fait dos,
finissant par un trait horizontal: on aurait dit
un grand G vu dans un miroir.
Ou, blanc sur blanc, surgissant d'un brouillard
cristallin, l'hautain portrait d'un roi brandissant
un harpon.
Ou, un court instant, sous trois traits droits
l'apparition d'un croquis approximatif, insatisfaisant: substituts saillants, contours bâtards profilant, dans un vain sursaut d'imagination, la
Main à trois doigts d'un Sardon ricanant.
Ou, s'imposant soudain, la figuration d'un
bourdon au vol lourd, portant sur son thorax
noir trois articulations d'un blanc quasi lilial.
Son imagination vaquait. Au fur qu'il s'absorbait, scrutant son tapis, il y voyait surgir cinq, six, vingt, vingt-six combinaisons, brouillons fascinants mais sans poids, lapsus inconsistants, obscurs porttaits qu'il ordonnait sans fin, y traquant l'appariticn d'un signal plus sûr, d'un signal global dont il aurait aussitôt saisi la signification; un signal qui l'aurait satisfait, alors qu'il voyait, parcours aux maillons incongrus, tout un tas d imparfaits croquis, dont chacun, aurait-on dit, contribuait à ourdir, à bâtir la configuration d'un croquis initial qu'il simulait, qu'il calquait, qu'il approchait mais qu'il taisait toujours: un mort, un voyou, un auto-portrait; un bouvillon, un faucon niais, un oisillon couvant son nid;
un nodus rhumatismal; un souhait; ou l'iris malin d'un cachaIot colossal, narguant Jonas, clouant Cam, fascinant Achab: avatars d un noyau vital dont la divulgation s'affirmait tabou, substituts ambigus tournant sans fin au-tour d'un savoir, d'un pouvoir aboli qui n'apparaItrait plus jamais, mais qu'à jamais, s'abrutissant, il voudrait voir surgir. Il s'irritait. La vision du tapis lui causait un mal troublant. Sous l'amas d'illusions qu'à tout instant son imagination lui dictait, il croyait voir saillir un point nodal, un noyau inconnu qu'il touchait du doigt mais qui toujours lui manquait à l'instant où il allait y aboutir. Il continuait. Il s'obstinait. Fascination dont il n'arrivait pas à s'affranchir. On aurait dit qu'au plus profond du tapis, un fil tramait l'obscur point Alpha, miroir du Grand Tout offrant à
foison l'Infini du Cosmos, point primordial d'où surgirait soudain un panorama total, trou abyssal au rayon nul, champ inconnu dont il traçait l'inouï littoral, dont il suivait l'insinuant contour, tourbillon, hauts murs, prison, paroi qu'il parcourait sans jamais la franchir...
Il s'acharna huit jours durant, croupissant, s'abrutissant, languissant sur l'oblong tapis, laissant sans fin courir son imagination à l'affût; s'appliquant à voir, puis nommant sa vision, l'habillant, construisant, bâtissant tout autour la chair d'un roman, planton morfondu, divaguant, poursuivant l'illusion d'un instant divin où tout s'ouvrirait, où tout s'offrirait. Il suffoquait. Nul jalon, nul timon, nul fanal, mais vingt combinaisons dont il n'arrivait pas à sortir, quoiqu'il sût, à tout instant, qu'il côtoyait
la solution, qu'il la frôlait: ça approchait parfois, ça palpitait: il allait savoir (il savait, il avait toujours su, car tout avait l'air si banal, si normal, si commun...) mais tout s'obscurcissait, tout disparaissait: il n'y avait plus qu'un chuchotis furtif, un charabia sibyllin, un galimatias diffus. Un faux jour. Un imbroglio.
Il n'arrivait plus à dormir. Il s'alitait pourtant au couchant, ayant bu son infusion, un sirop à l'allobarbital, à l'opium, au laudanum ou au pavot; il couvrait pourtant d'un madras son sinciput; il comptait pourtant moutons sur moutons. Au bout d'un instant, il s'assoupissait, somnolait. Puis, tout à coup, il paraissait pris d'un sursaut brutal. Il frissonnait. Alors surgissait, l'assaillant, s'incrustant, la vision qui l'hantait: un court instant, un trop court instant, il savait,
il voyait, il saisissait. Il bondissait, trop tard, toujours trop tard, sur son tapis: mais tout avait disparu, sauf l'irritation d'un souhait ayant failli aboutir, sauf la frustration d'un savoir non assouvi. Alors, aussi vigilant qu'un individu qui a dormi tout son saoul, il abandonnait son lit, il marchait, buvait, scrutait la nuit, lisait, allumait la radio. Parfois, il s'habillait, sortait, trainait, passait la nuit dans un bar, ou à son club, ou, montant dans son auto (quoiqu'il conduisît plutôt mal), allait au hasard, par-ci ou par-là, suivant son inspiration: à Chantilly ou à Aulnay-sous-Bois, à Limours ou au Raincy, à Dourdan, à Orly. Un soir, il poussa jusqu'à Saint-Malo: il y passa trois jours, mais il n'y dormit pas plus.
Il fit tout pour dormir, mais il n'y parvint
jamais. Il mit un pyjama à pois, puis un maillot, puis un collant, puis un foulard, puis la gandourah d'un cousin spahi, puis il coucha tout nu. Il fit son lit d'au moins vingt façons. Un jour, il loua, à prix d'or, un dortoir, mais il tâta aussi du lit pliant, du châlit, du lit clos, du lit à baldaquin, du sac, du divan, du sofa, du hamac. Il frissonna sans draps, il transpira sous un plaid, il compara l'alfa au kapok. Il coucha assis, accroupi, à califourchon; il consulta un fakir qui lui proposa son grabat à clous, puis un gourou qui lui ordonna la position yoga: son avant-bras droit comprirnant l'occiput, il joignit son talon à sa main. Mais tout s'affirmait vain. Il n'y arrivait pas. Il croyait s'assoupir, mais ça fondait sur lui, dans lui, ça bourdonnait tout autour. Ça l'opprimait.
Ça l'asphyxiait.
Un voisin compatissant l'accompagna à la consultation à l'hôpital Cochin. Il donna son nom, son rang d'immatriculation à l'Association du Travail. On l'invita à subir auscultation, palpation, puis radio. Il fut d'accord. On s'informa: souffrait-il ? Plus ou moins, dit-il. Ou'avait-il ? Il n'arrivait pas à dormir ? Avait-il pris un sirop ? Un cordial ? Oui, il avait, mais ça n'avait pas agi. Avait-il parfois mal à l'iris ? Plutôt pas. Au palais ? Ça pouvait. Au front ? Oui. Aux conduits auditifs ? Non, mais il y avait, la nuit, un bourdon qui bourdonnait. On voulut savoir: un bourdon ou un faux-bourdon ? Il l'ignorait. Il fut bon pour l'oto-rhino, un gars jovial, au poil ras, aux longs favoris roux, portant lorgnons, papillon gris à pois blancs, fumant un cigarillo qui puait l'alcool. L'oto-rhino prit son
pouls, l'ausculta, introduisit un miroir rond sous son palais, tripota son pavillon, farfouilla son tympan, malaxa son larynx, son naso-pharynx, son sinus droit, sa cloison. L'oto-rhino faisait du bon travail, mais il sifflotait durant l'auscultation; ça finit par aigrir Anton.
—Oh Oh Oh, dit-il. J'ai mal... —Chut, fit l'oto-rhino, allons plutôt là-bas à la radio. Il coucha Voyl sur un billard blanc, brillant, glacial, manipula trois boutons, abaissa un volant, fit la nuit, photographia dans un noir total, ralluma. Voyl voulut s'accroupir sur son billard. —Stop ! intima l'oto-rhino, j'ai pas fini, voyons, il faut savoir s'il y a ou non un soupçon d'auto-intoxication. Il brancha un circuit, appuya sur l'os occipital un poinçon d'iridium qui avait l'air d'un gros styIo, puis alla sortir sur un cadran muni d'un
aimant qu'animait la vibration d'un rotor la
graduation qui analysait l'afflux sanguin:

—L'inscription paraît au maximum, dit l'otorhino qui pianotait sur l'attirail, mâchonnant son
cigarillo, il y a constriction du sinus frontal,
il va falloir ouvrir.
—Ouvrir ! s'alarma Voyl.
—Oui, j'ai dit: ouvrir, confirma l'oto-rhino,
sinon il va y avoir un faux croup. Il disait tout ça d'un ton badin. Voyl ignorait s'il plaisantait ou non: mais l'humour noir du toubib l'angoissait. Il sortit son mouchoir, crachotant du sang, bavotant d'indignation: —Maudit Charlatan ! fit-il pour finir, j'aurais plutôt dû voir un ophtalmo ! —Allons, allons, dit l'oto-rhino, conciliant, quand on aura fait cinq ou six immuno-transfusions, on aura l'occasion d'y voir plus clair, mais d'abord, analysons tout ça. Il appuya sur un bouton. Parut son assistant
qu'habillait un sarrau violin. —Rastignac, lui dit l'oto-rhino, cours à Foch, à Saint-Louis ou à Broca, il nous faut du va«in anti-conglutinatif avant midi. Puis il dicta son diagnostic à la dactylo: —Nom: Anton Voyl. Consultation du huit avril: coryza banal, auto-intoxication du nasopharynx, risquant d'abolir plus ou moins tard tout circuit olfactif, constriction du sinus frontal droit non sans inflammation du mucus irradiant jusqu'aux barbillons sublinguaux; l'inoculation du larynx aurait pour filiation un faux croup. Nous proposons donc l'ablation du sinus, sinon, tôt ou tard, la voix pâtira. Puis il rassura Voyl: l'ablation du sinus constituait un travail long, tatillon, mais tout à fait banal. On la pratiquait sous Louis XVIII. Voyl n'avait pas à mollir: d'ici dix jours, il n'y paraî
trait plus.
Donc Voyl alla à l'hôpital. On l'installa dans un dortoir où il y avait vingt-six lits dont vingtcinq garnis d'individus plus ou moins moribonds. On lui administra un tranquillisant puissant (Largactyl, Procalmadiol, Atarax). Au matin, il vit un Grand Patron qui faisait son tour; sa cour d'aspirants toubibs l'accompagnait, buvant du lait quand il parlait, pourtant quand il souriait. Il s'avançait parfois jusqu'au lit où finissait un agonisant râlant, dont il tapotait l'avant-bras, suscitant du mourant un rictus grimaçant, plaintif. Mais il avait toujours un mot amusant ou consolant pour chacun; il offrait un bonbon à un marmot qui avait bobo; il souriait aux mamans. Pour cinq ou six cas plus ardus, il donnait aux carabins sa conclusion qu'il justifiait: Parkinson, Zona, Charbon, Guillain-Thaon, Coma post-natal,
Syphilis, Convulsions, Palpitations, Torticolis. Trois jours plus tard, Voyl montait sur un chariot, puis passait au billard. Chloroformisation. Puis l'oto-rhino introduisit dans son tarin un trocart: l'incision du tractus olfactif provoqua la naso-dilatation dont l'oto-rhino profita illico, scarifiant au grattoir d'Obradovitch la cloison. L'abrasion au burin suivit, puis l'occlusion qu'il fit sans faiblir, s'aidant du poinçon à pannoir qu'un Anglais avait mis au point trois mois plus tôt. Alors il pratiqua la ponction du sinus, dont il fit sortir au bistouri un fungus malin, puis put accomplir son but final: l'ustion du tissu nodal. —Bon, dit-il pour finir à son assistant qui transpirait, l'oxydation paralt au point. Il n'y a plus d'inflammation. Il passa au tampon, cousit au catgut, mit du
sparadrap. On craignit durant la nuit un trauma ou un choc. Mais, sans commotion, la cicatrisation avança sans mal. Huit jours plus tard, Voyl pouvait sortir: il sortit donc. Ajoutons qu'il dormait toujours aussi mal; mais il souffrait moins. Os• t•n sort inbs•main s'abat s•r t•n Robinson soupirant
Il souffrait moins, mais il s'affaiblissait. Alangui tout au long du jour sur son lit, sur son divan, sur son rocking-chair, crayonnant sans fin au dos d'un bristol l'indistinct motif du tapis d'Aubusson, il divaguait parfois, pris t'hallucinations.
Il marchait dans un haut corridor. Il y avait au mur un rayon d'acajou qui supportait vingt-six in-folios. Ou plutôt, il aurait dû y avoir vingt-six in-folios, mais il manquait, toujours, l'in-folio qui offrait (qui aurait dû offrir) sur son dos l'ins
cription a CINQ ». Pourtant, tout avait l'air normal: il n'y avait pas d'indication qui signalât la disparition d'un in-folio (un carton, « a ghost » ainsi qu'on dit à la National Library); il paraissait n'y avoir aucun blanc, aucun trou vacant. Il y avait plus troublant: la disposition du total ignorait (ou pis: masquait, dissimulait) l'omission: il fallait la parcourir jusqu'au bout pour savoir, la soustraction aidant (vingt-cinq dos portant subscription du « UN » au « VINGT-SIX », soit vingt-six moins vingt-cinq font un), qu'il manquait un in-folio; il fallait un long calcul pour voir qu'il s'agissait du « CINQ ».
Il voulait saisir un in-folio, l'ouvrir (lisant, aurait-il surpris, par raccroc, par hasard, un fait plus probant, l'indication qui lui manquait ? ) mais il n'y arrivait pas; sa main passait trop loin du
rayon; il n'arrivait pas plus à savoir à quoi avait
trait la publication: tantôt il croyait y voir un
colossal ABC, tantôt Coran, Talmud ou Thorah,
l'Opus magistral, l'angoissant bilan d'un savoir
tabou...
Il y avait un manquant. Il y avait un oubli, un
Uanc, un trou qu'aucun n'avait vu, n'avait su,
n'avait pu, n'avait voulu voir. On avait disparu.

Ça avait disparu.
Ou alors, il croyait voir, dans un joumal du
soir, un amas ahurissant d'informations:
PROHIBITION DU PARTI:
PLUS UN COCO A PARIS !
Pour vos colis: non au cordon, non au fil,
OUI AU SCOTCH !
KRACH INPAMANT POUR
DIMPORTANTS B.O.P.
Ou parfois, l'assaillait la vision d'un hagard,
d'un fou bafouillant, dingo aux gyrus ramollis,
proposant aux passants un discours abracadabrant: l'Idiot du Faubourg; on rigolait quand il
passait, on lui lançait un caillou. Un gamin lui
agrafait un poussin sur son mackintosh, car il
criait, il hurlait: « Un milliard, vingt milliards
d'oisillons sont morts ! »
« Idiot », marmonnait-il alors. Mais pas plus
idiot qu'un instant plus tard, la vision au moins
tout aussi fada d'un individu s'introduisant dans
un bar:
Voix du gars, s'attablant (air bourru, sinon martial): Garçon !
Voix du barman (qui connait son chaland):
Bonjour, mon Commandant.
Voix du Commandant (satisfait qu'on l'ait compris, quoiqu'il soit pour l'instant civil): Bonjour,
mon garçon, bonjour !
Voix du barman (qui jadis apprit l'anglais dans
un cours du soir): What can I do for you ?
Voix du Commandant (salivant): Fais-moi un
porto-flip.
Voix du barman (soudain chagrin): Quoi ?
Un porto-flip !
Voix du Commandant (affirmatif): Mais oui,
un porto-flip !
Voix du barman (qui paraît souffrir): On...

n'a... pas... ça... ici...
Voix du Commandant (bondissant): Quoi !
Mais j'ai bu trois porto-flips ici il y a moins d'un
an !
Voix du barman (tout à fait faiblard): Il n'y a
plus... Il n'y a plus...
Voix du Commandant (furibond): Allons, tu
as du porto, non ?
Voix du barman (agonisant): Oui... mais...
Voix du Commandant (fulminant): Alors ?
Alors ? Il y a aussi...
Voix du barman (mourant tout à fait):
Aaaaaaah ! ! Chut ! ! Chut ! !
Mort du barman.
Voix du commandant (constatant): Rigor
mortis.
Il sort, non sans agonir d'incivils jurons l'avachi barman.
Voyl n'avait pas toujours autant d'humour (pour autant qu'on ait vu plus haut un soupcon d'humour). Parfois il s'affolait. Il sursautait craintif, pouls palpitant. Un sphinx accroupi l'allait-il assaillir ? Jour sur jour, mois sur mois, l'hallucination
distillait son poison, opium dont il gardait la faim, carcan qui l'opprimait.
Un soir, la vision d'un charancon ou d'un cafard qui n'arrivait pas à gravir un croisillon du vasistas lui causa, sans qu'il sût pourquoi, un profond inconfort. Il vit dans l'obscur animal la symbolisation du sort qui s'acharnait sur lui. Plus tard, dans la nuit, il phantasma, avatar à la Kafka, qu'il gigotait dans son lit, pris dans un plastron d'airain, gnaptor ou charognard, sans pouvoir saisir un point d'appui. Il transpirait. Il hurlait, mais nul n'accourait à lui. Il avait trop chaud. Sa main aux trois doigts griffus battait l'air. Mais tout autour, dans la maison, aucun bruit, sinon, tout au plus, l'insignifiant clapotis d'un lavabo qui fuyait. Qui connaissait sa situation ? Qui saurait l'affranchir, aujourd'hui, à
jamais ? N'y avait-il pas un mot dont la prononciation suffirait à adoucir son mal ? Il manquait d'air. L'asphyxiation montait pas à pas. Son poumon lui brûlait. Un mal sournois sciait son larynx. Il voulut rugir un S.O.S. Sa voix chuinta un sanglot plaintif. Un rictus maladif marquait son pli labial, striait son front, son cou. Il vagissait. Il suait ainsi qu'un cochon qu'on abat. Un poids accablant aloùrdissait son poitrail. Il ahanait; il suffoquait. Son cristallin avait la fixation d'un moribond hagard. D'un tympan pourri coulait, suintait un sang noir. Il s'agitait, faiblard, agonisant, râlant. Un gros anthrax s'ouvrait sur son avant-bras droit laissant jaillir par instants un pus catarrhal.
Il fondait. Il maigrissait d'au moins cinq kilogs par jour. Sa main paraissait un moignon. Son minois rubicond, mafflu, lippu, joufau, bouffi, bran-lait au bout d'un cou trop maigrichon. Mais toujours, comprimant son thorax, pilon sournois, joug torturant, l'inhumain garrot du boa constrictor, du python qui broyait son poitrail. n y avait par instants un fracas d'articulations, un bris d'os. Il n'arrivait plus à sortir aucun son. Plus tard, il comprit qu'il allait mourir. Nul n'irait à lui. Nul n'aurait jamais soupçon du mal qui s'achamait sur lui. Nul n'adoucirait sa fin, nul sacristain l'absolvant du Forfait. Il voyait un vautour qui planait, haut dans l'azur. Tout autour du lit, un ramas d'animaux —gros rats noirs, mulots, souris, campagnols, cafards, crapauds, tritons—faisait faction, à l'affût du corps raidi, chair à charognards. Un faucon fondrait sur lui. Un chacal accourrait du
fond du Sahara. Son imagination l'alarmait parfois, mais l'amusait aussi: finir lunch à chacal, ration pour carnpagnol ou nutritif appât d'un vautour haut planant (à coup sûr il avait lu ça dans Malcolm Lo•ry) constituait un souhait d'Amphitryon qui partait d'un bon fond. Son attrait du maladif l'intriguait plus. Il voulut y voir un signal plus sûr, un courant plus approchant, sinon tout à fait un fil initiatif: Non pas la mort (quoiqu'à tout instant la mort s'affirmât), non pas la damnation (quoiqu'à tout instant la damnation s'affichât), mais d'abord l'omission: un non, un nom, un manquant: Tout a l'air normal, tout a l'air sain, tout a l'air significatif, mais, sous l'abri vacillant du mot, talisman naïf, gris-gris biscornu, vois, un chaos horrifiant transparaît, apparaît: tout a l'air nor
mal, tout aura l'air normal, mais dans un jour, dans huit jours, dans un mois, dans un an, tout pourrira: il y aura un trou qui s'agrandira, pas à pas, oubli colossal, puits sans fond, invasion du blanc. Un à un, nous nous tairons à jamais. Sans savoir tout à fait où naissait l'association, il s'imaginait dans un roman qu'il avait lu jadis, un roman paru, dix ans auparavant, à la Croix du Sud, un roman d'Isidro Parodi, ou plutôt d'Honorio Bustos Domaicq, qui racontait l'inoui, l'ahurissant, l'affolant coup du sort qui frappait un banni, un paria fugitif.
Il avait nom Ismaal, lui aussi. Il arrivait, non sans un mal quasi surhumain, sur un ilot qu'on disait sans habitants. D'abord il manquait y mourrir. Il s'abritait dans un trou où, huit jours durant, il agonisait; il traînait, moribond. Son pouls
tombait. Il attrapait la malaria. Il frissonnait; il suffoquait; il s'affaiblissait. Pourtant, huit jours plus tard, sa constitution hors du commun l'autorisait à s'accroupir. Il avait maigri, mais il rampait hors du trou où il avait failli mourir. Il assouvit sa soif. Il avala un gland qu'il cracha aussitôt, puis il apprit à choisir champignons ou fruits non nocifs: l'un, qu'on aurait pris pour un abricot provoqua sur tout son corps l'apparition d'irritants bubons purpurins, mais il trouva plus tard ananas, noix, kakis, sucrins. Quand la nuit tombait, s'aidant d'un caillou pointu, il gravait un trait sur un bâton. Vingt jours plus tard, il avait construit sa cagna: un vrai gourbi: sol battu, trois murs, un huis, un toit fait d'un mauvais torchis. Il n'avait pas d'amadou, aussi avalait-il tout cru. Il craignit
cinq ou six fois l'irruption d'un animal. Mais, par hasard (crut-il) il n'y avait sur l'glot ni lynx, ni puma, ni jaguar, ni bison. Tout au plus crut-il voir un soir à l'horizon, un orang-outang qui rôdait. Mais on n'attaqua jamais son abri. D'un doucin d'acajou, il tira un fort gourdin: ça lui aurait suffi si jamais on l'avait soudain assailli. Au bout d'un mois, tout à fait d'aplomb, Ismail s'hasarda à parcourir son îlot. Robinson d'un inconnu Tristan da Cunha, saisissant son bâton, il marcha tout au long du jour. Au soir, il parvint au point culminant d'un pic d'où il dominait tout l'ilot. Il y campa, car Ia nuit tombait, il n'y voyait plus clair. Au matin, il fit un tour d'horizon. Il vit au nord un ru tourbillonnant qui finissait dans un marigot, puis, non loin du littoral, il distingua, sursautant, cinq ou six tumulus (ou
plutôt tumuli). Il s'approcha, furtif: il vit qu'il s'agissait d'un attirail obscur; on aurait dit un manchon à air. Il supposa, il n'avait pas tort, qu'a priori ça fonctionnait suivant la culmination du flot. Puis tout à coup, avant d'avoir compris tout à fait, il tomba sur l'habitation, sur l'aquarium, sur l'installation radio. Tout avait l'air à l'abandon. Il trouva un puits tari qui abritait trois gros tatous. Un humus grouillant couvrait tout l'aquarium. On avait construit la maison au moins vingt ans avant, à la façon d'alors. On aurait dit un Casino d'inspiration rococo, à la fois palais colonial, bungalow pour pays chauds, lupanar ultra-chic. Un vantail à trois battants, garnis d'ajours ainsi qu'un moucharab, ouvrait sur un haut corridor, long d'au moins vingt pas, qui conduisait
à un grand salon rond: il y avait un grand tapis d'Ankara, puis, tout autour, divans, sofas, vis-à-vis, coussins, miroirs. Un colimaçon montait 33 jusqu'aux loggias. Issu du plafond fait d'un bois dur mais clair (du gayac ou du santal), un filin d'aluminium, qu'accrochait au bout un piton d'airain poli tout à loisir par un artisan hors pair, supportait un lampion japonais qui donnait au tout un jour opalin, mais plutôt faiblard. Mais, par trois bow-windows aux vitraux s'incrustant d'un damasquin d'or, on passait sur un balcon d'où l'on surplombait un panorama colossal. Non sans un soin qui frisait la suspicion, Ismai I visita pas à pas l'habitation. Il sonda murs, plafonds, lambris. Il ouvrait tout tiroir. Il fouillait tout coin. Il vit, au sous-sol, un circuit dont il n'arriva pas à saisir la signification: il distingua
un oscillo, un miroir à rayons polarisants, un pavillon, un dispositif hi-fi, un châssis à tambour d'amplification, un rack à huit canaux, un volant strobo-cycloïdal, mais il comprit mal l'organisation du total. Il n'osa pas dormir dans la maison. Il prit tout un tas d'outils, un chaudron, un hachoir, un tamis, un allumoir, un baril d'alcool, puis il gagna, non loin, dans un taillis, un abri qu'il avait auparavant choisi. Il y bricola tant qu'il put, donnant jour par jour à son installation un tour plus sûr. Il chassait; il tua un lapin; il attrapa un jour au lasso un agouti: il fit du lard, du saindoux, du jambon, du boudin. Un mois passa. La mousson arriva. L'azur s'o• nubila; l'on vit s'amassant à l'horizon strato, nimbo, puis cirro-cumulus. Un haut courant arrivait du bas fond. Un flux montant supplantait
l'amical jusant. Il plut. Trois jours plus tard, un matin, Ismail vit un yacht qui abordait. Il vit cinq à six individus montant au casino. Un instant plus tard, il put ouïr un jazz band qui jouait un fox-trot, un air connu il y avait vingt ans dont il ignorait qu'il fût toujours au goût du jour. Alors tout bascula.
D'abord Ismaïl voulut fuir, courir à son abri primitif. Mais tout ça l'intriguait trop. Il s'approcha, rampant. Sa vision lui causa un choc: on dansait non loin du Casino, on barbotait dans l'aquarium pourtant puant. Il y avait là trois gars, trois souris, plus un groom qui, faufilant non sans brio son lard parmi la maffia, offrait sur un grand plat rond sandwichs, boissons ou habanas. Un individu—vingt-cinq ans tout au plus, grand, sportif, souriant—portait un smoking façon Car-
din, col à la Mao, aucun bouton, ainsi qu'on aimait ça il y avait un grand laps. Un barbu, plus mûr, plutôt P.D.G., portait un frac. Il sirotait un whisky. Puis il y mit trois glacons, alla l'offrir à sa nana qui somnolait dans un hamac. —Voici pour vous, Faustina, dit-il, baisant son cou. —Thattk you, dit Faustina, mi-riant, mi-s'offusquant. —Ah, Faustina, j'aurais tant voulu vous avoir dans mon lit ! —Allons, j'ai dit non trois fois; mais soyons amis, dit Faustina lui donnant sa main pour un trop court instant. Faustina fascinait Isma•l. Il la suivait partout, quoiqu'il craignît fort pour son salut: n'avait-il pas fui la prison ? Qui lui assurait qu'il n'y avait pas dans l'association un flic ou un mouchard ? On l'avait mis à prix. Contumax dans son pays, contraint à fuir par un tyran qui avait accompli
plus vils forfaits qu'aucun Caligula, aucun Borgia jadis, qui sait si l'insignifiant yacht n'avait pas pour mission son rapt ? Mais il l'ignorait, il l'ou
35 bliait: il aimait Faustina, il la voulait pour lui avant sa mort. Abandonnant tout compagnon, Faustina allait
parfois par monts ou par vaux. Un jour Ismaïl
l'aborda. Faustina lisait un roman, Orlando, par
Virginia Woolf.

—Miss, lui dit-il, pardon, pardon, j'ai voulu
vous voir. Tant pis pour moi si l'on m'a vu...
Mais Faustina l'ignora, quoiqu'il la suppliât.
Plus tard, tout fut hallucination: il crut à l'intoxication d'un champignon noir, ou alors il avait
trop bu d'alcool; ou plutôt, il avait tant maigri
qu'il avait tout à fait disparu: la vision d'autrui
transpassait son corps. Ou sinon, il n'avait plus
sa raison: il avait un grain, il folichonnait; il
s'imaginait voir un casino, un yacht, un barbu,
Faustina, alors qu'il vagissait toujours dans son
marigot pourri.
Oui, mais un jour il vit la scission, ou plutôt
la duplication d'un baobab.
Oui, mais huit jours plus tard, il vit, mot pour
mot, trait pour trait, s'accomplir l'action qu'huit
jours auparavant il avait vu s'accomplir: un bal
non loin du bassin, Louis Armstrong jouant un
fox-trot...
Oui, mais il y avait pis (là, la fiction d'Ismail
nourrissait son hallucination à lui; là s'inaugurait
l'inconsistant mais si subtil rapport, si troublant
mais si dur à parcourir jusqu'au bout, qui l'unissait au roman): parfois, quand il marchait dans
un corridor, Ismail voyait s'ouvrir un battant:
un groom sortait, portant un plat; il allait sur

lui, l'ignorant; d'instinct, Ismail faisait un bond.
Puis disparaissait l'arbin posant, disons, un album sur un bahut: Ismail allait au bahut, avançait la main sur l'album, croyait pouvoir l'ouvrir: il touchait un corps dur, poli, parfait: nul Titan, nul Goliath n'aurait pu à l'instant saisir l'album. On aurait dit qu'un Troll malin, un mauvais Kobold avait tout durci autour du casino, arrosant tout d'un gaz volatil, un fixatif qui s'incrustait partout, allait au plus profond, s'incorporait aux noyaux, aux ions, à tous corps, à tous champs. Tout paraissait normal, il voyait, il croyait voir, un son faisait un bruit, un parfum parfumait. Il voyait Faustina s'alanguir sur un sofa, ployant sous son poids un gros coussin à capitons. Puis Faustina sortait, laissant choir sur son coussin un lourd bijou d'or garni d'un cabochon d'adamantin. Isma•l bondissait, il voyait dans l'aban
don du bijou un signal: Faustina l'aimait mais n'osait s'ouvrir, car son mari, ou son amant, ou son ami la faisait pâlir (car nul n'avait pouvoir pour faillir à la Loi qui faisait d'Ismaïl un paria tabou: on n'y touchait pas; il allait où bon lui paraissait, mais on l'ignorait, partout, toujours). Mais sa main n'affrontait coussin ou bijou qu'un court instant; il abandonnait aussitôt, abattu, transi, hagard: il touchait, non un coussin, mais un bloc dur, compact, un roc aussi dur qu un diamant: tout paraissait pris dans un magma jointif: on aurait dit un champ dos, fini, un corps indivis au poli parfait, au grain mat: dans son champ, l'humain, ou l'inhumain, gardait un pouvoir positif; ainsi Faustina pouvait ouvrir un battant, s'alanguir sur un divan; ainsi son compagnon pouvait-il lui offrir un whiskv;
ainsi pouvait-on ouïr un fox-trot, voir surgir un yacht, choir un bijou d'or, sortir un larbin. Mais, hors du champ, or tout indiquait qu'Ismaïl y fut, il n'y avait plus qu'un continuum sans un pli, sans articulation, un corps compact plus compact qu'un stuc, qu'un staff, qu'un mastic, qu'un port-land; l'imbrication sans jour, la lapidification, du plain, du plat, du massif, du mastoc: tout col-lait à tout, sans solution, sans discontinu. Son poids n'affaissait aucun coussin: un roc aurait fait un divan plus mou; son pas n'inclinait aucun poil du tapis; sa main n'ouvrait aucun bouton. Il n'avait aucun pouvoir.
Ismail comprit, plus tard, trop tard, qu'il vivait dans un film: M., l'individu barbu qui aurait tant voulu Faustina pour lui, l'avait pris, vingt ans auparavant, à l'insu du clan, au cours d'un tour
qu'il avait fait dans l'îlot huit jours durant. Tandis qu'un mal fatal s'attaquait aux baobabs, tandis qu'un humus grouillant d'animaux malfaisants couvrait tout l'aquarium, tandis qu'un abandon croulant pourrissait la maison, il suffisait qu'à l'horizon la mousson s'annoncât pour qu'aussitôt, sous l'action du flux montant qui, inondant l'attirail qu'Ismail avait vu au bord du littoral, agissant sur l'obscur circuit du sous-sol
dont il n'avait pas d'abord compris la signification,
faisait partir la dynamo, lui donnait son pouvoir,
son signal, pour qu'aussitôt l'on voit raccourir,
trait pour trait, mot pour mot, tant d'instants
abolis s'immortalisant à jamais, à l'instar du dispositif mis au point par un Martial Cantaral à

partir du Vitalium qui, dans un hangar frigorifiant, autorisait tout individu mort à accomplir
à jamais son instant crucial.
Tout avait l'air normal, mais tout s'affirmait
faux. Tout avait l'air normal, d'abord, puis surgissait l'inhumain, l'affolant.
Il aurait voulu savoir où s'articulait l'association qui l'unissait au roman: sur son tapis, assaillant à tout instant son imagination, l'intuition
d un tabou, la vision d'un mal obscur, d'un quoi
vacant, d'un non-dit: la vision, l'avision d'un
oubli commandant tout, où s'abolissait la raison:
tout avait l'air normal, mais...
Mais quoi ?
Il y paumait son latin.
Dont la fin abo•it l'immoral fut•r papa•

promis à un a?•or•on contri•
Plus tard, voulant toujours y voir plus clair,
il tint un journal.
Il prit un album. Il inscrivit au haut du folio
initial:
puis, plus bas:
LA DISPARITION
Il a disparu Qui a disparu ? Quoi ?
Il y a (il y avait, il y aurait, il pourrait y avoirJ
un motif tapi dans mon tapis, mais, plus qu'un
motif: un savoir, un pouvoir.
Imago dans mon tapis.
L'on dirait un Arcimboldo, parfois: un auto-
portrait, ou plutot l'ahurissant portrait d'un Dorian Gray hagard, d'un albinos malsain, fait, non
d'animaux marins, d'abondants fruits, d'involutifs pistils s'imbriquant jusqu'à l'apparition du
front, du cou, du sourcil, mais d'un amas d'insinuants vibrions s'organisant suivant un art si
subtil qu'on sait aussitot qu'un corps a suffi à la
constitution du portrait, sans qu'à aucun instant
on ait pourtant l'occasion d'y saisir un signal distinctif, tant il parait clair qu'il s'agissait, pour
l'artisan, d'aboutir à un produit qui, montrant
puis masquant, tour à tour, sinon à la fois, garantit la loi qui l'ourdit sans jamais la trahir.
D'abord on voit mal la modification. On croit

qu'il n'y a qu'un tracas instinctif qui partout vous
fait voir l'anormal, I'ambigu, I'angoissant. Puis,
soudain, I'on sait, I'on croit savoir qu'il y a, non loin, un l'on sait trop quoi qui vous distrait, vous agit, vous transit. Alors tout pourrit. On s'ahurit, on s'avachit: la raison s'affaiblit. Un mal obstinant, lancinant vous fait souffrir. L'hallucination qui vous a pris vous abrutira jusqu'à la fin.
L'on voudrait un mot, un nom; I'on voudrait rugir: voilà 1• solution, voilà d'où naquit mon tracas. L'on voudrait pouvoir bondir, sortir du sibyllin, du charabia confus, du mot à mot gargouillis. Mais l'on n'a plus aucun choix: il faut approfondir jusqu'au bout la vision.
L'on voudrait saisir un point initial: mais tout a l'air si flou, si lointain...
Il tint son journal durant cinq ou six mois.
Au soir il y notait, non sans un soin tatillon, un tas d'insignifiants travaux: fini ma provision d'alcool, choisi un microsillon pour mon cousin Julot qui doit sortir du bahut à la fin du mois prochain, raccourci mon burnous, dit bonjour à mon voisin quoiqu'Azor, son carlin, ait fait caca sur mon paillasson. Mais il parlait aussi d'un roman qu'il lisait, d'un ami qu'il avait w, ou d'un mot, d'un fait qui l'avait ahuri (un avocat, au Palais, qui n'arrivait pas à finir son discours; un voyou qui tirait à blanc sur la population; un typo fou qui sabotait tout son attirail...).
Parfois, il imaginait, son bic à la main, il racontait, il s'autobiographiait, il s'analysait. Parfois,
il discourait sur son hallucination, ou sur l'•lot
Un jour, il imagina tout un roman: il y aurait, dans un pays lointain, un garçon, un bambin au
nom d'Aignan. Il aurait cinq ans. Il vivrait dans un palais où tout irait à l'abandon. Un jour, sa nounou lui disait: —Jadis, tu avais ici vingt-cinq cousins. Alors nous vivions dans la paix. Mais, un à un, ils ont tous disparu, l'on n'a jamais su pourquoi. Aujourd'hui, tu dois partir à ton tour, sinon nous allons tous à la mort. Alors Aignan fuyait. Suivant la tradition du plus pur Bildungsroman, la narration s'ouvrait par un court fabliau moral: au sortir d'un layon, un Sphinx assaillait Aignan. —Voilà, dit l'hallucinant animal, un parfait sandwich pour mon fricot; ça faisait un laps qu'on n'avait plus vu un gnard aussi dodu sous nos climats. —Holà, Sphinx, holà ! fit Aignan qui connaissait Lacan mot à mot, un instant voyons, tu dois d'abord accomplir ton fatum. —Mon fatum, fit, surpris, l'animal, à quoi
bon ? Tu fais du chichi. Nul n'a jamais su la solution.
Il ajouta, pris d'un soupçon subit:

—La saurais-tu, par hasard ?
—Qui sait ? dit Aignan, -souriant d'un dr
coquin.
—Tu as un air fanfaron qui nous plalt tout a
fait, vilain avorton, poursuivit l'insinuant Sphinx.
Soyons donc fair-play, ton ambition adoucira ta
mort; voici mon oral ultimatum:
Il saisit un luth, prit son inspiration, puis, s'accompagnant, chanta:
Y a-t-il un animal
Qui ait un corps fait d'un rond pas tout à fait clos
Finissant par un trait plutot droit
—Moi ! Moi ! cria alors Aignan
L'•nimal biscornu prit un air assombri.
—Tu crois ?
—Mais oui, dit Aignan.
—Alors tu dois avoir raison, fit l'animal d'un
ton chagrin.
Un long instant, aucun n'ajouta un mot.
L'Aquilon souf3lait dans l'azur tarlatan.
—J'avais toujours dit qu'un gamin m'allait
un jour abasourdir, soupira, plaintif, l'animal.
Il y avait un gros sanglot dans sa voix.
—Allons, Sphinx, finissons, dit Aignan, bougon. Dans son for, il allait jusqu'à avoir compassion pour l'animal. Mais il ajouta: si j'avais mal
su, j'aurais fini dans ton jabot stomacal. J'ai su,
j'ai vaincu; suivant la Loi, tu dois mourir.
Il brandit un doigt intimidant.
—Fais donc un saut dans l'à-pic, vilain

Sphinx. —Oh, murmura l'animal, mais tu voudrais ma mort ! —That's right ! hurla tout à coup Aignan sans trop savoir pourquoi il utilisait l'anglais. Il prit un bâton, il assomma l'animal qui, paumant son aplomb, disparut dans l'à-pic dans un tourbillon sans fin. Un cri horripilant, où il y avait tout à la fois un lion qui rugissait, un chat qui miaulait, un milan qui huissait, un humain qui souffrait, vibra dans l'air ambiant durant dix
huit jours...
Au sortir d'un fabliau aussi clair, la fiction, l'affabulation s'imposait ipso facto: Aignan par
courait son pays, allait par monts, mais aussi par vaux, gagnait, au soir, d'obscurs bourgs; il proposait son bras aux charrons, aux paysans, aux sacristains. On lui donnait du lard, ou un quignon qu'il frottait d'•l. Il avait faim. Il avait soif. Il vivait. Au fur qu'il grandissait, Aignan s'adaptait, s'affinait, approfondissait son savoir, fortifiait sa vision, son Anschauung. Il croisait d'intrigants individus. Chacun participait à sa transformation, lui offrant tour à tour du travail, un logis, un horizon. Un maquignon lui apprit son art. Il fut maçon, il construisit sa maison; il fut typo, il fonda un journal. Puis sa vocation s'amplifiait. Il lui arrivait alors tout un brouillamini d'obscurs avatars qui simulait, mot pour mot, trait pour trait, sauf dans sa conclusion, la Saga aux profonds chaînons, l'amusant, mais pourtant moral, pourtant touchant roman qui avait jadis nourri la Chanson d'un troubadour du nom d'Hartmann, puis qu'un Thomas Mann à son tour avait suivi, y puisant par trois fois son inspiration.
Or donc Aignan apprit d'abord qu'il avait pour papa un grand Roi qui avait nom Willigis (dit Willo). Sibylla aimait Willigis d'un amour si sororal qu'il finit consanguin (nonobstant la mort d'un Danois qui hurlait au bas du lit). Huit mois vingthuit jours plus tard naissait Aignan. Son forfait accompli, Willigis, dit Willo, s'alla punir, courant sus aux Sarrasins où il trouva sans mal la mort qu'il voulait. Ouant au Dauphin, Aignan, qui portait dans son sang un trop immoral plasma, sa maman,
Sibylla, l'abandonna dans un canot qui flotta jus-qu'au nord du pays dans un coin pourri d'agacants marigots, d'avortons assassins mais par surcroît idiots (car la consommation d'alcool par habitant avoisinait, dit-on, cinq muids par an), d'animaux inconnus, mais à coup sûr mauvais: on parlait d'un dragon a qui s'aurait farci tout un bataillon », ainsi qu'on disait dans un patois charmant à l'assommoir local où chacun, son boulot fini, allait au soir s'offrir un pot. N'ajoutons pas qu'il faisait toujours nuit, ni qu'il tombait sans fin un crachin dru, pointu, glacial. On conçoit sans mal qu'il fallut un hasard tout à fait hors du commun (d'aucuns y ont vu aussitôt l'infini doigt du Tout-Puissant: à coup sûr, ils n'ont pas tort, mais la Narration contraint à offrir, au moins, l'illusion du pas tout à fait fatal; sinon à quoi
bon discourir ? ) tout à fait hors du commun, donc, pour qu'Aignan, sous un climat aussi cordial, soit toujours vivant dix-huit ans plus tard. Mais n'anticipons pas...
Or, dix-huit ans plus tard, grosso modo, Sibylla, dans son palais brabançon ou flamand, n'oubliait toujours pas son si joli frangin, donc fuyait tout convol. Un puissant Archiduc, un Bourguignon qui la trouvait à son goût, la voulut pour son lit. Sibylla fit non. « Quoi ! » fit l'Archiduc grondant d'un courroux flamboyant. Il brûla un bon quart du Hainaut, puis marcha sur Cambrai. Lors arriva à Cambrai, tagadac, tagadac, montant un pur-sang anglo-normand au poil bIanc, à la souris bai brun, qui avait nom Sturmi, un paladin au frais minois. Il fut introduit au Palais. Il plut tout à fait à Sibylla qui lui donna pour mis
sion d'aplatir l'Archiduc. Sitôt dit sitôt fait, dit l'aussitôt vassal, baisant la main qu'on lui offrait. 46 Montant Sturmi qui avait un flançois safran sous un caparaçon indigo, portant un harnois d'or aux incrustations d'opalin, camail, cuissard, brassard, plastron, l'Adonis parut sous l'oblong champ clos. Un poisson blasonnait son gonfanon. L'ovation du clan brabançon couvrit au moins vingt fois l'insultant charivari bourguignon. Ça fit un sanglant tournoi; l'assaut fut dur; on luttait corps à corps. On s'attaquait au bourdon ou au fauchard, au harpon ou au pilum. Ça dura tout un jour. Puis, s'aidant d'un subtil calcul, l'hardi champion brabançon captura son rival: ainsi fut battu, archibattu l'Archiduc. L'on conclut la paix. L'on dansa dans tous caboulots au son du hautbois, du biniou, du tam
bour. L'on acclama à grands cris l'imaginatif paladin. On l'adouba. Il fut fait Grand Amiral. Il vint au Palais voir Sibylla. Sibylla lui plaisait. Il troublait Sibylla. O, toi qui nous lis, il nous faut sans plus faillir t'affranchir, quoiqu'à coup sûr tu as compris aussitôt qui Sturmi portait sur son caparaçon: oui, tu avais raison, il s'agissait d'Aignan. Or Aignan ignorait qu'à l'instar d'Oidipos Sibylla fût sa maman. Or Sibylla ignorait qu'Aignan fût son fils. Or Sibylla conçut un fol amour pour Aignan. Or Aignan conçut un fol amour pour Sibylla. Or Aignan connut Sibylla. Or Sibylla connut Aignan. Un hasard maudit annonça aux amants la filiation qui unissait Aignan à Sibylla. Sibylla fit oraison, construisit un hôpital où l'on lavait l'asphyxiant panard du vagabond, où l'on soignait gratis.
Aignan s'habilla du haillon d'un clochard, d'un tricot fait d'un crin dru qu'il portait par mortifi
cation, il prit un bâton, mais ni bissac, ni quart
d'aluminium. Ainsi quitta-t-il, un soir, un palais 47
48

où il avait connu la paix. Il partit au loin. Il
voulait s'avilir. Il voulait subir la condamnation
du Tout-Puissant. Il dormit la nuit dans un bois.
Il avait faim. Il arriva, au bout d'un dur parcours
qui lui prit au moins trois jours, au bord d'un lac.
Il frappa à la maison d'un paysan. On lui ouvrit.
—Y a-t-il par ici, voulut-il savoir, un Locus
Solus où Il pourrait punir à tout jamais mon
Forfait inouï ?
—Il y a, dit l'obtus paysan, au mitan du ]ac,
un îlot, non, plutôt un roc, un pic, abrupt à souhait, où tu pourras croupir tout ton saoul dans
ton dam lancinant !

—M'y conduiras-tu ? implora Aignan.
—Soit, dit-il, surpris, mais tu y pourriras jus-
qu'à la Fin.
—Qu'il soit fait ainsi qu'Il l'a toujours voulu,
psalmodia Aignan.
—Ainsi soit-il, l'accompagna-t-on.
Il l'y conduisit donc, sur l'Ilot du Grand Pardon. Il l'attacha au cou d'un licol, sinon d'un gar-
rot. Aignan s'adonna à la contrition. Un humus
nourrissant qui suintait la nuit d'un trou du roc
constitua à jamais son pain diurnal. Il fut soumis aux ouragans, aux aquilons, au mistral glacial, au brûlant khamsin, au tourbillonnant sirocco. Il fut soumis aux raz, aux typhons. Puis son
haillon pourrit ainsi qu'un amadou racorni. Il fut nu. Il avait froid, il avait chaud; il glaçait, il rôtissait. Puis, sous-nutri, mal nutri, nonobstant l'amical humus qu'Il lui donnait dans Sa compassion, il finit par maigrir: il maigrit, il continua à mai
grir. Il fut maigrichon. Il s'obstina à maigrir. Il maigrit tant qu'il diminua, qu'il raccourcit. Il s'amoindrit; d'abord il fut moins haut qu'un nain, puis, à la fin, un vrai homunculus, un diminutif, un humain pas plus gros qu'un oursin...
Or il arriva, dix-huit ans plus tard, qu'un Paul Six d'alors soit tout à fait mourant. Au Vatican ça fit un joli ramdam: il fallait garantir la filiation, choisir un suivant. On fit au moins huit scrutins: ici on nomma un idiot, là un bouffi; ici un schizo, là un fada. Au Palais Consistorial, la corruption allait bon train: l'on offrait du pontificat pour un million. Ça allait mal. La foi vagissait. Nul n'adorait plus son Saint-Patron. Alors un courroux divin obscurcit l'azur. Puis, un jour, Il visita un Cardinal; Il apparut ainsi qu'un Mouton sanglant; un lit d'odorants bou
tons d'or L'accompagnait. —O, Cardinal, dit Sa voix, ouïs-moi: tu as un Papa. J'ai fait mon choix. Il a nom Aignan. Nous l'avons choisi car il croupit voici tantôt dix-huit ans sur un roc battu par Mon flot. —O, divin Mouton, O Tout-Puissant, balbutia l'adorant Cardinal, qu'il soit fait suivant Ton bon vouloir ! L'on alla partout s'informant d'un Aignan croupissant sur un roc. L'on finit, non sans mal, par aboutir au bord du lac; l'on frappa à la rnaison du paysan qui, dix-huit ans plus tôt, avait conduit Aignan sur l'ilot. Mais d'abord, il bouda : —Aignan connais pas, disait-il. Ilot connais pas. Y'a pas d'ilot par ici. Puis, l'appât. du gain aidant, l'on finit par tout savoir: l'on navigua jusqu'à l'îlot; l'on s'y hissa non sans grand mal. Mais, là-haut, au grand dam du cardinal dont lors la foi vacilla, nonobstant
l'affirmation du Divin Mouton, il n'y avait nul Aignan. Il avait tout à fait disparu, prouvant ainsi qu'il n'avait pas connu jusqu'au bout la Compas sion du Tout-Puissant...
Nonobstant Thomas Mann, ma conclusion s'imposait, confia Anton Voyl quand il mit un point final à son roman; à son brouillon disons plutôt, sinon à son synopsis, car s'il imagina à foison sa narration, il n'arriva jamais à l'instant crucial du Discours: son propos n'aboutit qu'à vingt-cinq ou vingt-six notations: il broda sur cinq ou six points: il fit un portrait plutôt fin d'Aignan; il campa à grands traits un Archiduc tout à fait saisissant (« un grand voyou, au poil ras, aux longs favoris roux »: on voit qu'il s'inspirait du toubib qui l'avait pourtant ragaillardi); il fignola, mais un trop court instant, l'amusant patois du paysan finaud qui conduisit Aignan sur son ilot (« Fouchtra pour la Catarina ! Boudiou ! Vlà un roussin qu'ira plus fraîchir son paturin au fournil, Jarnicoton ! »); il donna du tournoi un raccourci d'un burin si subtil qu'à coup sûr un Paul Morand, un Giraudoux ou un Maupassant aurait pu, sans modification, l'offrir à son public sans rougir. Mais il n'avança pas plus: dans son journal, il s'autojustifia par un inouï baralipton: si, postulait-il a priori, mon roman pouvait s'accomplir, il faudrait l'accomplir; mais, poursuivait-il, s'il s'accomplissait, n'ouvrirait-il pas sur un savoir si clair, si pur, si dur, qu'aucun parmi nous l'ayant lu, n'y survivrait un instant ? Car, poursuivait-il, la fiction a toujours voulu qu'il n'y ait qu'un Aignan pour s'affranchir du Sphinx. Aignan disparu, nul Logos triomphant
n'offrira plus jamais son consolant pouvoir. Donc, concluait-il, nul discours jamais n'abolira l'hasard. Pourtant, ajoutait-il plus bas, nous n'avons aucun choix: il nous faut savoir, à tout prix, qu à tout instant un Sphinx pourrait nous assaillir; il nous faut savoir, l'avons-nous jamais su, qu à tout instant il nous suffira d'un mot, d'un son, d'un oui, d'un non, pour aussitôt l'avoir vaincu. Car—ainsi l'a dit Zarathoustra—nul Sphinx n a jamais fait son nid hors du Palais humain... Où, nonobstant un • Vol du BourdonJ>, I'on n'a pas fait d'allusion à Nicolas Rimski-Korsakov Anton Voyl disparut à la Toussaint. Trois jours plus tôt, il avait lu, dans un journal du soir, un rapport qui l'alarma fort: Un individu, dont on craignait tant l'obscur pouvoir qu'on gardait son incognito, s'introdui
sant à la nuit dans un local du Commissariat Principal, y avait ravi un pli qu'on disait capital car on y divulguait la compromission du trio d'argousins qui commandait à la Maison Poulaga. Il fallait, pour assainir la situation, ravoir au plus tot l'inopportun manuscrit, sinon l'hardi fripon saurait à qui l'offrir. Mais, quoiqu'on fût sûr qu'il l'avait tapi dans sa maison qu'on fouilla au moins vingt fois, on n'arriva pas à l'avoir. Jouant son va-tout, un Commandant, Romain Didot, qu'accompagnait son adjudant favori, Garamond, alla voir Dupin, dont on vantait l'infailli flair. —A priori, lui dit-il, nous n'aurions pas du tant pâtir du vol; pour tout pli disons normal, si l'on nous avait ravi un x ou un y, ça nous aurait fait un faux bond minimal. Mais ici, il a pour filiation un bourdon trop important...
—Un bourdon ? s'intrigua Dupin qui, à coup sûr, ignorait la signification du mot. —Pardon du jargon, sourit Didot: disons qu'il nous paraît s'agir d'un vol pour nous vital car il abolit, il fait vain, il fait caduc tout souci d'organisation: il affaiblit nos pouvoirs dans la
proportion d'au moins un sur cinq !

—Or donc, voulut savoir Dupin, l'on a vingt
fois soumis la maison du filou à l'inquisition ?
—Oui, admit Didot, mais l'on fit chou blanc
à tous coups. L'on farfouilla pourtant partout.
—Voilà qui m'apparait fort clair, affirma Dupin: tu fourgonnas partout, tu sondas murs ou
plafonds, mais sans aucun fruit, car tu as un
cristallin mais tu n'y vois pas: n'as-tu pas compris, gros ballot, qu'à coup sûr ton gars avait fait
choix d'un abri plus subtil: à savoir, qu'il n'avait
pas tapi son larcin, qu'il l'avait tout au plus sali
ou racorni ainsi qu'on fait d'un mot banal, puis
blotti dans un sous-marin où tu l'as pris au moins
dix fois, san, savoir, sans vouloir ni pouvoir
savoir qu'il s'agissait non d'un chiffon trivial,
mais du pli si primordial !

—Mais, objurgua Didot, il n'y a•rait aucun
sous-main !
—Allons donc, ironisa Dupin.
Il mit son mackintosh, prit son riflard, sortit,
affirmant:
—J'y vais. Dans un instant, tu auras ton papyrus.
Mais quoiqu'il ait raison, du moins dans son
calcul, il manqua son coup.
—Jadis, au moins, j'avais du Pot, murmura-t-il.
Puis, par consolation, il s'occupa, laissant Ia
P.J. à son tracas, d'un orang-outang qui avait commis trois assassinats.
Si Dupin n'a pas su, quoiqu'il ait d'instinct tout compris d'a à z, il n'y aura pas pour moi d'absolution, nota Anton Voyl dans son Journal.
Il mit un mot aux amis qu'il avait. Il y disait: « J'aurais tant voulu dormir tout mon saoul. J'aurais tant voulu m'offrir un bon roupillon. Mais il a disparu ! Qui ? Ouoi ? Va savoir ! Ça a disparu. A mon tour, aujourd'hui, j'irai jusqu'à la mort, jusqu'au grand oubli blanc, jusqu'à l'omission. It is a must Pardon. J'aurais tant voulu savoir. Un mal torturant m'a tordu. Ma voix a tout d'un chuchotis bancal. O ma mort, sois la rançon du transport fou qui m'habita. Anton Voyl ». Il y avait un post-scriptum, un post-scriptum ahurissant qui montrait qu'Anton Voyl n'avait plus sa raison: « Portons dix bons whiskys à l'avocat goujat qui fumait au zoo •>. Il y avait, pour finir, paraphant, trois traits horizontaux (dont l'un au moins paraissait plus court) qu'un gribouillis confus barrait.
Suicida-t-il ? Appuya-t-il un canon sur son zygo
ma ? S'ouvrit-il au rasoir dans un bain chaud ? Avala-t-il un bol d'acqua-toffana ? Lanca-t-il son auto dans un trou sans fond tourbillonnant sans fin jusqu'au soir du Grand Jour, jusqu'au jour du Grand Soir ? Ouvrit-il son gaz ? Fit-il harakiri ? S'arrosa-t-il au napalm ? Bascula-t-il du haut d'un pont dans un flot noir qui l'absorba ? Nul n'a jamais su s'il avait choisi sa fin, s'il
avait connu la mort.
Mais, quand, trois jours plus tard, un ami,
qu'alarmait l'incongru mot d'Anton, vint lui offrir son concours, il trouva la villa sans habitants.
L'auto croupissait dans son hangar. Il n'y avait
aucun habit manquant dans son placard. L'on
n'avait pris aucun sac. Aucun sang n'avait jailli.
Mais Anton Voyl avait disparu.
Faux Sursis pour Anton Voyl

un Japon sans kimono,
un boa fumant jouant au curling,
un flamboyant noir,
un cri aigu tout nu dans un plain-chant,
un doux scorpson,
dix marchands faillis crachant sur un amas d'or,
un chagrin triom phal,
un simoun lans un lon• couloir finlandais,
un profond mouchoir:
voilà qui pourrait affranchir l'horizon d'Anton Voyl...
un cardinal hippy hurlant un slogan anti-romain,
un rasoir pour limons frais,
trois bandits anglais mis à sac par un train post•l,
un droit pourtour,
un nombril masculin disposant d'un jaillissant volcan,
un pays natal d'adoption,
un fou manchot s'accoudant au balcon du soir,
un crucifix sans christ,
un sisal pissant du vin doux pour baladins sans
rcamail;
voilà qui aurait suffi au sursis d'Anton Voyl...
un amphigouri sans galimatias,
s•n miroir amati par un poisson polisson sans
{piquants,
un brout automnal,
cinq doigts d'alcool pour un passant simulant la fin,
un amour d'assassin,
maints brisants coulant à pic au cap-du-bon-roulis,
un fusil loyal,
un blanc br•lis, un corps sans corps, la paix,
un faux oubl•,
voil• qui bannirait la mort d'Anton Voyl...
mais où batir tout ca au pis d'un minuit où nait la

•Disparition •
Qui, au sortir d'un corpus compilant, not•s
conduira tout droit as• •.oo
L'an•i d'Anton Voyl avait pour nom Amaury
Conson.
Il avait six fils. Son plus grand, qui, par un
hasard coïncidant, avait pour nom Aignan, avait
disparu, au moins vingt-huit ans auparavant, à
Oxford, au cours d'un Symposium qu'organisait
la Fondation Martial Cantaral, non sans la participation du grand savant anglais Lord Gadsby V.
Wright. Son fils suivant, Adam, avait, quant à lui,
connu la mort dans un sanatorium où, n'arrivant
plus à avoir faim, il tombait d'inanition. Puis, par
trois fois, avait surgi la mort: A Zanzibar, un gros
poisson avalait Ivan; à Milan, Odilon, qui assistait Lucchino Visconti, succombait, un os trop pointu s'incrustant dans son pharynx. A Honolulu, Urbain mourait d'hirudination: un lombric colossal lui mçait tout son sang, on lui faisait, mais trop tard, vingt transfusions. Amaury n'avait donc plus qu'un fils survivant, Yvon; mais il aimait moins Yvon car Yvon, vivant au loin, voyait son papa trais fois l'an, jamais plus.
Amaury Conson fouilla à fond la villa d'Anton Voyl. Il vit con voisin qui lui raconta l'ablation du sinus. Il s'informa partout où il put. Anton Voyl vivait dans un local obscur, sans aucun apparat, sans aucun attrait, sans souci du standing: murs blanchis à la chaux, tapis salis faits d'un mauvais coton qui partait par flocons.
Il y avait un salon rabougri, living-room à l'abandon où un sofa moisi qui montrait son crin jouxtait un bahut puant l'oignon pourri. Un sparadrap fixait trois horrifiants chromos aux battants d'un placard branlant. La bow-window au vitrail opalin donnait un jour gris, blafard. Il y avait pour lit un châlit monacal, un mauvais grabat aux coussins avachis, aux draps pas ragoûtants. Il n'y avait pour lavabo qu'un cagibi noir, un broc, un pot, un bol, un rasoir, un torchon dont un mulot avait fait son lunch. Amaury ouvrit, un à un, un amas d'in-octavos aux dos salis, aux plats avachis, qui s'accumulait sur trois rayons branlants. Chacun portait tout un tas d'annotations, marginalia qu'il parcourut mais qu'il comprit fort mal. Il distingua pourtant cinq ou six bouquins qu'Anton Voyl paraissait avoir
soumis à un travail plus approfondi: Art and Illusion. par Gombrich, Cosmos, par Witold Gombrowicz, I'Opoponax, par Monica Wittig, Doktor Faustus, par Thomas Mann, Noam Chomsky, Roman Jakobson, Blanc ou l'Oubli d'AragGn. Puis Amaury mit la main sur un fort carton qu'il ouvrit. Il y trouva maints manuscrits prouvant qu'Anton avait du goût pour l'instruction car il y gardait non sans un soin tatillon l'acquis qu'on lui inculqua jadis. Ainsi, lisant mot à mot, Amaury put-il parcourir l'instructif curriculum studio-rum d'Anton.
Il y avait d'abord du français:
Là où nous vivions jadis, il n'y avait ni autos, ni taxis, ni autobus; nous allions
parfois, mon cousin m'accompagnait, voir Linda qui habitait lans un canton 1•oisin. Mais, n'ayant pas d'auto, il nous fallait courir tout as• long du parcours; sinon
nous arrivions trop tard: Lsnda avait disparl•. Un jour vint pourtant os• Lsnda partit pour tos•jours. Nos•s aurions d• la bannir à jamais; mais voilà, nous l'aimions. Nous aimions tant son parfs•m, son air rayonnant, son blouson, son pantalon brun trop
long; nous aimions tout.
Mais voilà, tout finit: trois ans plus
tard, Linda mourut; nous l'avons appris
par hasard, scn soir, au cours d'un lunch.

Puis l'on passait à la philo:
Kant, analysant l'ints•ition a prsori, douta un instant ds• Cogito, sachant qu'il occul
tait h sit•ation dont un Divin, phantasmant l'Un, aurait pu nantir s•n Moi agrandi. « Aimi, dit•l, Spinoza aurait donc accompli la mutation abolissant son nom,
pour d'obscs•rs sons • Julassant Bars•ch !
Pansas-tu • Natura • Ia suts•rant (la saturant), offs•sqs•ant tout trou, d'un Siv accom
plissant s•n souhait d'lnfini ! • •lors Kant,
platonisant par anticipation, mais à tort,
mit Spinoza dans la filiation d's•n Surmoi
ass•ssin, toscjours. Car, fort loin avant,
Platon, parriculant tos•t archassant, avait
vu qu'aucs•n participant n'avait fin, s'originant dans l'Un.
L'Arc primitif ainsi trouva sa triangulation, accomplissant son trait jusqu'au
bout sinusoidal, dardant son psc pointu
au front du philosophant, qui mo•t
d'avoir un instant crt• au Cogito sans Un.
A•LY Maths:

On Groups.
(Traduction d'un travail du à Marshall
Hall jr Ll.T. 28, folios 5 à 18 inclus) La notion-là, qui la conquit, qui la trouva, q•i la fo•rnit ? Gauss ou Galois ,' L'on n'a jamais .•u. Aujourd'hui, to•t un chacun connait ça. Pourtant, on dit qu'au fin fond du noir, avant sa mort, dans la nt•it, Galois grava sur son pad (Marshall
Hall jr, op. Cit. fol. 8) un long chaînon à sa facon. Voici: aa-l = bb-J = cc-J = dd-J = ffl = gg-J = hh-J = i•J = jj-J = kk-J = ll-• = mm-J = nn—l = oo-J = p• = qq~' = rr-' = ss~' = tt-' = uu-J = vv—I = •w—I = xx—J = yy—J = zz—J = Mais nul n'a jamais pu savoir la conclusion à quoi Galois comptait aboutir dans son manuscrit non fini. Cantor, Douady, Bourbaki, ont cru, par un, par dix biais (du corps parfait aux topos, du local ring aux c5ar• du K-f•nctor qu'on doit à Shih aux Cl s du grand Thom, n'oubliant ni distributions, ni involutions, ni convolutions, Schwartz ni Koszul ni Cartan ni Giorgiutti) saisir un vrai fil sur pour franchir l'abrupt hiatus. Tout fut vain. Pontryagin y passa vingt ans, finissant par n y plus votr du tout. Or voici qu'il y a huit mois Kan, travaillant sur un adjoint à lJ•i (voir D. Kan
Adjoint Punctors Transactions, V, 3, 18J
montra par induction, croit-on, (il raisonnait—a-t-il dit à laulin—ss•r un grand
cardinal, par • forcing » pour part) la
Proposition Soit G soit H soit K (H c G,
G • K) trois magm•s (nos•s suwon•

K•rosh) où l'on a a(bc) = (ab) c; o•,
pour to•ta, x • xa,x • axsont « s•rs•,
sont monos, alors on a G • HxK, si G =
H U K; si H, si K sont invariants; si H,
K n'ont qu'un individu commun H n K =
Las ! Kan mourut avant d'avoir fini son
job. Donc, à la fin, l'on n'a toujours pas
la sol•tion (lJ.

A l'anglais:
rt is a story about a small town. It is
not a gossipy yarn; nor is it a dry, monotonous account, full of such customary
« fill-ins », as • romantic moonlight casting murky shadows down a long, winding
country road •. Nor will it say anything
about tinkling lulling distant folds, robins
caroling at twilight nor any « warm glow
of lamplight » from a cabin window. No...
Poursuivant son inquisition, Amaury Conson
vit qu'Anton Voyl s'attachait aussi aux us primitifs:
Un jour, à Gogni (Tchad), un Sokoto
mit SOQ boubou, à la façon d'un simili

raglan qu'il aurait acquis d'un Francais snob à safari. Puis il alla à Mokulu, où vivait son fils qu'un rapport conjugal, inoui jusqu'à aujourd'hui, contraint à un joug paradoxal, car uxorilocal. Jamais il n'aurait dû fournit un garçon aux Diongor ultramontains, sortant ainsi du circuit normal, dont l'articulation fait un subtil tissu, clair, distinct, disons: swctural. S•n ou Margina, Uti ou Kaakil, Longai ou Zori, O puissants adjuvants pour
(I) 11 paraltrait, diton, qu'Ibn Abbou (son cousin plutôt) aurait la solution, rnais s'il la connait, à coup sûr il
la tait I la pluvation, nous vous prions. Nous aspirons à l'oubli apaisant pour un cas non dirimant, nonobstant l'affliction qu'il nous causa. Sinon, faudra-t-il donc qu'un fautif distrait soit occis ? Compromis final (maximin ou minimax !): l'individu consulta un voyant qui lui fi• un gara; il propitia alors son S•n, lui sacrifiant un cabri blanc, puis un coq noir, afin d'avoir du mil pour la saison.
Aux animaux:
L'ovibos, un animal mi-mouton, mibouvillon, vit sans mal dans la toundra. Sa chair, qu'on ramollit si on la bat, a un fort goût d'anis. Pour saisir l'animal, il faut choisir l'occasion, s'aplatir au sol quand il court sur vous, bondir dans l'instant où son sabot vous apparaît, grossi, intimidant. Sitôt vos mains sont sur son cou, tout autour, il vous voit, il mugit, puis, à son
tour, il s'aplatit tout du long pour, joint à vous, dormir. Son corps fumant au parfum d'acacia, d'alfa, d'aconit, d'ail, d'orpin, d'origan, d'upas, d'union, a un conta« doux. L'ums soit un auroch, un bison qui vit dans nos pays, n'apparaît pas dans nos zoos. On croit qu'on pourrait voir, avancant dans la nuit, un urus profilant son dos bossu. Pas du tout: il n'apparaît pas arrondi, son dos. Il n'a pas un trou non plus. Il s'agit d'un dos normal, quoi A quoi bon discourir sur l'urus, alors.
Aux conflits sociaux:
Ça arriva un trois mai. • Agitation au Boul'Mich », titra un journal du soir. Sur l'injonction *un mandarin pas malin, un adjudant lanca son bataillon à l'assaut d'un tas d'anars, cocos ou J.CR qui, à bon droi,t, voulait un patdon total pour cinq copains foutus au trou. Un gros cail
lou pris dans la cour vola sur un grand camion noir garni d'orang-outangs vachards. Un tumulus apparut au mitan d'un trottoir; on y voyait un tronc abattu dans un fatras non concis d'autos qu'on brûlait Gaignant un mauvais parti, Grirnaud or-donna son pogrom: l'argousin s'affaira, matraquant, asphyxiant, s'acharnant sur maint moribond k Q L'opinion s'alarma Un million d'individus parcourut Paris, brandissant qui son chiffon noir, qui son chiffon cramoisi, hurlant vingt slogans antidictatoriaux: • Dix ans ca suffit • Charlot nos Sous •,
• Pouvoir au Populo •. Un syndicat, groupant la populadon au travail, obtint qu'on stoppât la production. On occupa tout: Transports, Ba• sins à charbon, Studios, Magasins, Facs, Moulins, Docks. Du carburant manquait aux stations...
Au• patois sarrois:
Man sagt dir, komm doch mal ins Landhaus. Man sagt dir, Stadtvollc muss aufs Land, muss zuruck zur Natur. Man sagt dir, komm bald, moglichst am Sonntag. Du brummst also los, ni,cht zu fr•h am Tag, das will man nicht. Am Nachmittag fahrst du durchs Dorf, in Richtung Sportplatz. Vorm Sportplatz fahrst du ab. Kun darauf bist du da. Du halst am Tor, durch das du nicht hindurchkannst, parkst das Auto und blickst dich um. Du glaubst, nun taucht vor dir das Haus auf, doch du irrst dich, da ist das Dach. Ringsum Wald, dickichtartig, Wildnis fast. Wald, wohin du schaust. Baum und Strauch sind stark im Wuchs. Am Pfad wachst Minzkraut auch Gras, frisch, saftig und grun. Ins Haus, wovon du nur das Dach sahst. Du traumst, dass das Haus, wovon du nur das Dach sahst, laubumrankt, gross und machtig ist Mit Komfort naturlich, Klo
und Bad und Bild im Flur. Dazu Mann und Frau stolz vorm Kamin. Traumst du, doch das Tor ist zu und ins Haus, wovon du nur das Dach sahst, kannst du nicht. Nachts, auch das traumst du noch, loscht man das Licht und dann gluht rot und idyllisch das Holz im Karnin. So traumst du vor dich hin, doch man macht das Tor nicht auf, obwohl Sonntag ist. Da sagt man dir also, komm doch mal ins Landhaus und dann kommst du wirklich zum Landhaus und bist vorm Landhaus und kommst doch nicht ins Landhaus und warst umsonst am Landhaus und fahrst vom Landhaus aus zuriick nach Haus...
Puis, tout à la fin, sur un sous-main qui imitait l'or jauni du simili-cuir, Amaury Conson trouva l'album dont Anton Voyl avait fait son journal. I1 l'ouvrit. I1 lut jusqu'au soir. Puis il sortit. Il faisait nuit. I1 fit un signal à un taxi qui
maraudait.

—A la P.J. prompto, dit-il, s'affalant, fourbu,
sur l'avachi coussin du taxi.
A la P.J. Amaury crut qu'il finirait fou.
D'abord, il poirota jusqu'à minuit au moins, puis
l'individu qu'il parvint à voir avait un air abruti
qui n'inspirait pas. Il mastiquait ou parfois suço
tait, non sans un bruit tout à fait horripilant,
un colossal sandvich au jambon d'York, l'arrosant d'un vin blanc tout à fait commun qu'il
buvait au flacon. Par instants, d'un doigt impartial, il curait son conduit auditif ou son tarin plus camard qu'aquilin. —Mais voyons, marmonnait-il parfois, s'il a dit qu'il suicidait, il l'a fait. Sinon, il l'aurait pas dit, pas vrai ? —Mais mon adjudant, plaidait Amaury, j'ai
vu son Journal, j'ai vu sa villa ! Par surcroît, il n'a jamais dit qu'il suicidait, mais qu'il craignait la mort. Il a disparu ! Il s'agit d'un kidnapping, d un rapt ! —Un rapt ! Mais pourquoi donc ? ironisait, balourd, l'adjudant, on n'a jamais vu ça par ici Amaury Conson finit par avoir au bout du fil un ami à lui qui, adjoint au Quai d'Orsay, convainquit à son tour un amiral qui toucha un commandant qui gronda l'adjudant puis mit à la disposition d'Amaury un flic, un Bastiannais du nom d'Ottavio Ottaviani.
Amaury al•a voir Ottaviani. Il habitait un garni à la Station Sablons, à Maillot, non loin du
Jardin d'Accl;matation. Il avait l'air d'un gros ruffian. Assis dans un rocking-chair rococo garni d'un coussin à capitons fait d'un kapok trop mou mais qu'un joli cuir à cordon galonnait, il s'offrait pour l'instant un imposant roll-mops au vin blanc qu'il noyait dans un grand bocal à cornichons. —Bon, dit-il, illico tutoyant Amaury, on m'a mis à ta disposition. Affranchis-moi grosso modo. —Voilà, dit Amaury, Anton Voyl a disparu. Trois jours avant sa disparition, il m'a mis un mot m'annonçant qu'il lui fallait partir à son tour.
Mais, à mon avis, il s'agit d'un kidnapping. 6 —Pourquoi un kidnapping ? fit, poli mais plutôt obtus, Ottaviani. —Anton Voyl savait, fit, sibyllin, Amaury.
—Il savait quoi ? —Nul n'a jamais su... —Alors ? —Il y a dans son Journal cinq ou six indications qu'il nous faut approfondir. Voyl y disait à la fois qu'il ignorait mais qu'il savait, ou qu'il savait mais qu'il ignorait... —On a vu plus clair. —Dans son mot, continua Amaury Conson, il y a un post-scriptum tout à fait saisissant. Il dit « Portons dix bons whiskys à l'avocat goujat qui fumait au zoo ». A coup sûr, il voulait par là nous fournir un jalon. A mon avis, on pourrait d'abord voir ça. Puis nous lirons son Journal d'où,
croyons-nous, il y a moult informations à sortir...

—Ouais, dit Ottavio Ottaviani, pas convaincu
du tout, tout ça m'a l'air plutôt confus...
—D'abord, poursuivit Amaury Conson, ignorant la suspicion du flic, on pourrait s'offrir un
tour au zoo.
—Au zoo ? fit Ottaviani abasourdi, pourquoi
irions-nous au zoo alors qu'il y a un Jardin d'Acclimatation à trois pas d'ici !
—Voyons, Ottaviani: « L'avocat goujat qui
fumait au zoo » !
—Bon, fit Ottaviani, confondu, tu vas au zoo,
d'accord, moi j'allions aux hôpitaux voir si, par
hasard, Anton Voyl n'y a pas abouti.
— O.K., dit Amaury, voyons-nous plus tard.
Disons minuit au Balzar, ça va ?

—Disons plutôt Lipp.
—D'accord pour Lipp.
Amaury alla donc au zoo. Il vit un lion du Sahara. Un ouistiti lui lança un truc, il lui donna du chocolat. Pumas. Couguars. Chamois, isards, daims. Lynx. Orignals. Puis soudain: —Vous ici ! O jouissif hasard ! L'on vous croyait au zoo ! Il s'agissait d'Olga, la bru du Consul du Canada à Francfort. L'on savait sa passion pour Anton. —Ah, Arnaury, mon ami, crois-tu qu'il soit mort ? sanglota Olga. —Non, Olga, non, mais à coup sûr, il a dis
paru.
—T'a-t-il mis aussi un mot t'annoncant qu'il
lui fallait partir à jamais ?

—Oui. T'a-t-il mis un post-scriptum parlant
d'un avocat qui fumait dans un zoo ?
—Oui, mais il n'y a ici aucun avocat.
Qui sait ? murmura Amaury.
Il vit alors, non loin d'un bassin qui simulait,
non sans un goût parfait, un mini-Kamtchatka,
bassin où s'amusait un tas d'animaux marinspingouins, cormorans, manchots, albatros, ror
quals, cachalots, marsouins, dauphins, dugongs,
narvals, lamantins, il vit alors, donc, un individu
à l'air plutôt franc qui allumait un cigarillo. Il
s'approcha.
—Bonjour, dit l'individu.
—Dis-moi l'ami, fit, tout à trac, Amaury,
connaîtrais-tu par ici un avocat ?
—Oui, dit, sans facons, l'individu, il y a par
ici un avocat: moi.
—Chut, fit Amaury, parlons bas; dis-moi:
connais-tu Anton Voyl ?
—Il m'a parfois fourni du travail.
—Crois-tu qu'il soit mort ?
Qui sait ?
Ton nom ?

—Hassan Ibn Abbou, Avocat à la Cour,
vingt-huit Quai Branly, Alma 18-23.
—As-tu toi aussi l'obscur pli qu'Anton nous
posta à tous avant sa disparition ?
—C•ui.
—Connais-tu la signification du post-scriptum ?
—Non. Ou plutôt j'ai cru saisir qu'Anton faisait allusion à moi quand il parlait d'un avocat qui fumait. Voilà pourquoi j'accours à tous instants au zoo. Quant aux dix whiskys, j'ignorais jusqu'à aujourd'hui à quoi ça faisait allusion quand j'ai lu dans un journal qu'on allait courir un Prix important dans trois jours à Longchamp. —Mais ça n'a aucun rapport, coupa Amaury. —Mais si ! Il y a trois grands favoris: Scribouillard III, Whisky Dix, Capharnaum. —Tu crois qu'il y a un filon par là ? dit Olga
qui, jusqu'alors, n'avait pas dit un mot. —Qui sait ? Il nous faut nous garantir par-tout. Nous irons à Longchamp lundi prochain, dit Amaury. —A propos, poursuivit Hassan Ibn Abbou, Anton Voyl nous confia, voici moins d'un mois, vingt-six cartons constituant, grosso modo, la conclusion d'obscurs mais fort ardus travaux qu'il poursuivait dans son coin. Il n'a ni conjoint survivant, ni ayants droit consanguins, putatifs, optatifs ou subjonctifs. Il m'apparaît donc normal qu'un travail si instructif vous soit soumis, d'autant plus, conclut-il, qu'on pourra y saisir maints jalons qui aplaniront à coup sûr nos tracas. —Quand pourrons-nous voir tout ça ? dit Amaury.
—Pas avant trois jours, car j'ai à partir à l'instant pour Aillant-sur-Tholon. J'aurai fini lundi matin. Voyons-nous lundi soir. Nous saurons alors
à quoi faisait allusion Anton Voyl quand il disait
dix bons whiskys ».

—J'irai jusqu'à offrir dix francs sur lui, ricana Amaury.
—Moi aussi, fit Olga.
—Bon, dit Hassan Ibn Abbou, consultant
son chrono, mon train part à moins dix. Salut !
A lundi soir !
—La Paix soit sur toi, dit Olga.
—Ciao, fit Amaury.
Hassan partit à grands pas. Amaury, qu'Olga
suivait, visita, tatillon, son zoo. Il n'y trouva pas
plus d'indication. Il invita donc Olga pour un
lunch qui fut tout à fait satisfaisant.
Tandis qu'Amaury allait au zoo, Ottavio Ottaviani visitait Broca, Foch, Saint-Louis, Rothschild. Puis il s'informa dans huit ou dix commissariats. L'on n'y avait pas vu d'Anton Voyl.
A minuit, s'autopropulsant d'un pas hâtif, il
gagnait Lipp quand, non loin du rond-point Vavin-Raspail, il croisa Amaury qui vint à lui, chu
chotant:

—N'y allons pas, on a pourri Lipp d'argousins !
—Il doit y avoir pas loin d'ici, fit Ottaviani
qui, flic, savait parfois trahir un tapinois qu'ignorait tout un chacun, il doit y avoir pas loin d'ici
un individu dont on voudrait la disparition.
—La disparition ? sursauta Amaury, flairant
un tuyau.
—Hum hum, fit Ottaviani qui craignit illico
d'avoir affranchi un inconnu. —Allons, Ottaviani, autour du pot n'y tour
nons plus ! Voyl lui aussi a disparu ! —Aucun rapport, affirma Ottaviani. —Qui sait ? dit Amaury; il ajouta d'un ton 7
dur: Qui voudrait-on ravir là-bas ? —Un Marocain, avoua Ottaviani. —Un Marocain ! cria Amaury. —Chut, dit Ottaviani, oui, un Marocain, un
avocat marocain —Hassan Ibn Abbou ! hurla Amaury.
Où l'on para• vouloir d• mal a•x a•oca•s marocains
—Non, fit, non sans sang-froid, Ottaviani, il
a nom Ibn Barka. —Ah bon, dit Amaury, soufflant un bon coup, car, sans trop savoir pourquoi, il avait soudain craint pour Hassan Ibn Abbou, puis, un court instant, pour lui: car si l'on avait ravi Anton Voyl, qui pouvait garantir qu'on n'allait pas aussi courir sus aux amis qu'il avait: Olga, Hassan, lui ?
Il alla, suivi d'Ottaviani, au Harry's Bar. Il s'attabla au fond. Un garçon s'approcha. Il lui commanda un Chivas sans glaçons. Ottaviani voulait un Baron sans faux-col. On lui donna à choisir Munich ou stout ? Il barguigna un court laps « Va pour la Munich », dit-il pour finir au gar çon qui sifflotait d'un air narquois. Ottaviani traça à grands traits l'obscur imbroglio qui avait suivi la disparition d'Ibn Barka. Il paraissait qu'on avait commis cinq ou six impairs. Un journal du soir publia, non sans fracas,
pas mal d'on-dit. L'opinion s'indigna. Ca fit du foin au Quai d'Orsay. Papon niait d'un bloc. Mais Souchon avouait tout; puis Voitot. La divulgation d'un soi-disant journal où Figon accusait un haut magistrat suscita à Matignon un profond chagrin. L'on prouva, non sans mal, qu'il s'agissait d'un faux. Oufkir produisit un alibi bouffon. Puis l'on suicida Figon, tandis qu'à l'instruction ça n'avançait pas; l'opposition cloua au moins vingt-huit fois au pilori un Pouvoir qui autorisait un forfait aussi vil. On alla jusqu'à saisir un canard qui soulignait l'ambigu rapport unissant la disparition d'Ibn Barka au kidnapping d'Argoud six mois plus tôt à Zurich: la maison poulaga aurait fourni un contrat à un commando d'assassins, d'indics, d'hors-la-loi, compromis par pas mal d'hold-up, mais blanchi pour sa participa
tion à cinq ou six coups fumants: un opposant à Bourguiba abattu à Francfort, un militant africain à Saint-Moritz, Yazid à Louvain, un consul gabonais à Madrid ! Ainsi, pour garantir la position d'un tyran impuissant qui appuyait son pouvoir sur l'infamant bakchich du Capital Français, Foccard associait son bataillon d'orang-outangs à un ramassis d'oustachis, truands à la noix, traficants d'or ou d'haschich. On travaillait la main dans la main ! Tout ça baignait dans un climat malsain. On plaida à huis clos. On cria haro sur un figurant qui n'y pouvait mais, un connard qui n'avait pas compris; quant aux gros, aux puissants, aux politicards, on n'y toucha pas... —Oui, dit pour finir Ottaviani, lampant d'un coup sa Munich, tout ça n'a pas l'air jolijoli. Il n'ajouta plus un mot. Amaury soupirait. La
disparition d'Anton Voyl paraissait loin ! Il raconta pourtant à Ottaviani qu'au zoo il avait vu Olga, puis Hassan Ibn Abbou, qu'il n'avait jamais vu auparavant. Ah ah, ricana Ottaviani, ainsi donc Voyl avait un ami qu'Amaury ignorait ? Oui, fit Amaury. Plus tard, ca lui parut troublant.
—Voyons, raisonnait-il, nous avons vu Hassan Ibn Abbou au zoo. Or, qu'avait dit Anton Voyl: <• Un avocat goujat qui fumait au zoo •. L'on va au zoo. Qu'y voit-on ? Un avocat fumant. Bon. Mais si l'avocat n'avait couru au zoo qu'afin d'y accomplir la sommation d'Anton, supposant qu'ainsi il pourrait, lui aussi, voir au moins un ami d'Anton ? —Ainsi, conclut Ottaviani, tout ça n'aurait trait qu'au pur hasard ? —Hasard ou machination, qui sait ? Mais nous saurons lundi à Longchamp s'il y a du vrai dans l'allusion d'Anton aux dix bons vhiskys.
Mais auparavant, on pourrait approfondir un
point moins capital mais pourtant fort important. Voilà: tu connais Karamazov ?

—Çui qu'a un frangin qu'on dit bath ?
—Non, son cousin, Arnaud Karamazov. Il a
un taxi à Clignancourt. Il bricolait parfois pour
Voyl ou pour moi. Il faudrait savoir s'il a lui
aussi appris la disparition d'Anton. Fais ça pour
moi lundi matin, avant Longchamp.
—O.K, boss, fit Ottaviani, qui somnolait sur
son bock.
Il faisait un froid suffocant. Un canard n'aurait
pas pu sortir, ni un loup. Pourtant Ottavio Ottaviani marchait d'un bon pas, supportant sans trop
souffrir, paraissait-il, l'insinuant brouillard. Il arriva à l'Alma; il prit un autobus qu'il abandonna
au Quai d'Orsay. Il souffla un instant; puis il
consulta son oignon: midi moins vingt; il avait
un grand laps avant Longchamp.
—Allons, dit-il à mi-voix, il n'y a pas à choisir: il faut savoir pourquoi Voyl a muni sa Fiat
d'un dispositif anti-vol.
Non loin du quai, à trois pas du Consulat
d'Iran, il y avait un snack-bar qu'Ottaviani connaissait pour s'y offrir parfois un sandwich au
jambon ou au saucisson à l'ail. I1 s'y introduisit,
las, poussif, fourbu. I1 y avait tout un tas d'indi-
VI•US au bar.

—Salut, dit-il.
—Bonjour, fit Romuald, un barman actif,
mais toujours souriant, un froid glacial, pas vrai ?
—Ah là là, fit Ottaviani, brrr...
—Pourtant, fit Romuald, il fait moins un;
on a connu plus froid.
—Oui, mais il y a l'Aquilon sifflant qui mugit, fit Ottaviani, citant, à son insu, Saint-Marc
Girardin.
—On vous fait un sandwich ? proposa Romuald: jambon cru, jambon d'York, saucisson,
bacon, boudin, chipolata, rôti froid, livarot, can
tal, port-salut, gorgonzola, hot-dog ?
—Non, dit Ottaviani, fais-moi plutôt un grog.
Il ajouta: j'ai pris froid.
—Un grog, un ! hurla Romuald à un marmiton qui s'affairait à la cuisson du plat du jour:
un osso bucco garni d'artichauts au romarin.

—Voilà, voilà, ça bout ! cria-t-on.
La boisson arriva un instant plus tard.
—Un bon grog bouillant, annonça Romuald,
nul coryza n'y survivrait !
Ottaviani goûta son grog.
—Hmm, dit-il, parfait.
—Du citron ?
—Non, ça va tout à fait ainsi.
—Ça fait trois francs vingt, tout compris.
—Voilà.
—Thank you, fit Romuald, poli.
Ottaviani vit, au fond du bar, Aloysius Swann,
son patron, qui finissait un fruit. Il prit son grog,
s'avança, non sans mal, dans l'afflux humain,
s'assit, soufflant, vis-à-vis d'Aloysius.

—Salut, patron, dit-il.
—Salut Ottaviani, fit Swann, ça va ?
—Couci-couça. J'ai pris froid.
—Un yoghourt 7 —Non, j'ai pas faim du tout. —Alors ? —Alors quoi ? —Amaury Conson ? —Il a l'air sûr qu'il s'agit d'un kidnapping. —Il doit avoir raison, murmura Swann. —Tu crois toi aussi, mais pourquoi ? Sans un mot, Swann tira d'un sac un pli qu'il fit voir à son adjoint. —Bon sang, jura Ottaviani mais ça sort tout droit du grand Q.G. ! Puis il lut:
Rapport du Consul Alain Gu. rin au Royal G-P.R.C.
(Di•usion SACLANT « cosmic • NATO-SAG-G/PRC-3.28.23)
Il y a un mois, un rapport du Commandant du QG-NATO d'Orrouy joint à un avis du HCI d'Andilly, qu'avait soustrait pour confirmation l'aspirant 3/6.26 du « straggling group » du Cap Horn, nous avisait du sort promis à Anton Voyl. Par Mission « NATO- cosmic » S/28 Z. 5, fut aussitôt mis à jour un a K. Count » du mois. Anton
Voyl n'y figurait pas. Aussi, par Mission « off days » 8/28-Z.5, instruction L 18, ainsi qu'avis a cosmic un bis », un plan anti-rapt fut-il transmis à tous GCR, tous adjoints SR, tous assistants
SM, tous HCI, tous ONI, tous CIC, tous « G 3 »

tous BND, tous SID, tous « Prima Bis », sabf Mi
5, mais y compris impulsions aux Commandos
hors statuts.
Sans vouloir amoindrir la cotation d'informations valant A. 3 ou B. 1, on doit voir qu'il y a
dix-huit jours qu'on a mis nos dispositifs au
point « 3 » pour un profit nul. La raison d'un
aussi clair fiasco ? L'HCI d'Arlington dit la savoir: infiltrations CIA ? mais aussi SIS dans nos
« staffs » sous juridiction NATO. Par surcroit, on
croit savoir qu'un adjoint du SR albanais a compromis un Barbu d'Ankara, contrôlant ainsi son
organisation.
Nous nous trouvons donc dans la situation
d'avoir à choisir ou l'abandon d'Anton Voyl à

son sort ou un casus, sinon violationis du moins
damni: un cas aussi anormal doit, croyons-nous
n'avoir sa solution qu'au Palais. D'où mon choix
d'un rapport hors SR VOUS avisant non plus pour
consultation mais pour avis global ainsi qu'instructions.
—Tout ça m'a l'air plutôt obscur, dit Swann.
Qu'a dit Hassan Ibn Abbou ?
—Il n'a pas voulu l'ouvrir; mais nous l'allons voir aujourd'hui à minuit: il pourrait y
avoir du nanan. Quant à Olga, allons-y mollo:
la nana a plus d'un tour dans son sac !
—Tu crois ?
—Sûr. A propos, j'ai vu Karamazov.
—Alors ?
—Il a vu Voyl trois fois il y a un mois: un
soir il l'a conduit à Aulnay-sous-Bois, dans un
bungalow qui paraissait à l'abandon; trois jours
plus tard, ils ont fait un whist au Club Augustin
Lippmann: Karamazov a battu Voyl d'au moins

vingt points. Mais il y a plus important: il y a
vingt jours, Karamazov a muni la Fiat d'Anton
Voyl d'un dispositif anti-vol.
—Il a muni sa Fiat d'un dispositif anti-vol !
—Oui.
—Ça alors ! Mais pourquoi ?
Ottaviani l'ignorait. Il avait cru qu'Aloysius
Swann qui avait, disait-on, un flair d'Iroquois,
saurait lui fournir la raison. Mais Aloysius Swann
n'avait pas l'air dans un bon jour. Il manquait
d'inspiration.
—Pourquoi a-t-il mis un dispositif anti-vol
à son auto ? marmonnait-il. Il ajouta, bougon:
il y avait pourtant cinq ou six trucs qu'on croyait
avoir compris plus ou moins...
Il soupira.
—Tout ça fait un fichu mic-mac, d'autant
plus qu'on n'a jamais su qui cachait Anton Voyl.
Il brandit la main, claqua du doigt. Romuald
arriva:
—Un moka ? Un capuccino ? proposa-t-il.
—Non, l'addition s'il vous plaît.
—Voilà, on vous la fait à l'instant.
I1 sortit un crayon, murmura, griffonnant:
—Un thon, un plat du jour, un livarot, un
fruit, un quart... ça fait dix-huit francs, tout com
pris.

—Dix-huit francs ! clama Aloysius Swann,
ça m'a l'air plutôt colossal !
Romuald accusa la T.V.A.; Aloysius lui dit
qu'il avait tout du filou. Ça faillit finir par un
pugilat, mais Ottaviani parvint à adoucir Aloysius
qui, furibard mais soumis, sinon convaincu, paya
son addition.
Aloysius allait sortir quand, pris dans un fort
courant d'air, il lança un atchoum tonitruant:
—A vos souhaits, fit Romuald, jovial, vous
voilà puni: il vous a transmis son coryza !
Quittant Aloysius Swann qui allait à la P.J.,
Ottavio Ottaviani gagna Longchamp où, nonobstant l'inamical climat, l'on courait l'important
Grand Prix du Touring Club qui finissait la sai
son. Il s'agissait d'un handicap ardu qu'un nabab
dotait d'un prix qu'on disait mirobolant (on murmurait qu'il offrait un million au gagnant). Aussi,
Tout-Paris paradait-il au paddock.
On pouvait voir Amanda Von Comodoro-Rivadavia, la star à qui la Columbia avait garanti
par contrat un milliard pour trois films. Amanda
portait—sancta simplicitas—un pantalon bouffant d'ottoman incarnat, un ras du cou corail, un
caraco purpurin, un obi colcotar, un foulard carmin, un vison nacarat; bas rubis, gants cramoisis, botillons minium à hauts talons zinzolin. Urbain d'Agostino, son soupirant du mois, l'accompagnait: jabot au point du Puy, frac d'Ungaro à

col Mao, gibus, Grand Sautoir. On montrait du
doigt Maharadjahs, PDG, Kronprinz, Paladins,
Hospodars; chacun avait son nom au Gotha ou,
au moins, au Bottin Mondain. Ça froufroutait
dans un grand tralala.
L'on voyait circulant grooms, maquignons,
lads. Un marchand ambulant criait Paris-Turf.
Un book proposait d'approximatifs tuyaux. L'on
poirotait aux portillons du PMU.
Ottaviani trouva, non sans mal, Amaury
Conson, assis sur un gradin du haut. Olga, tout à
fait chic dans sa gandourah smaragdin, l'accompagnait. Muni d'un lorgnon grossissant, Amaury
scrutait pas à pas l'humus du parcours.
—Voilà un sol qui m'a l'air trop lourd, dit-il.
Un voisin lui affirma qu'il s'y connaissait plutôt mal. Amaury rou•it mais n'osa garantir: au
vrai, jamais l'on n'avait vu à Longchamp un sol
si glacial, partant si volatil. I1 n'avait pas plu
voici tantôt un mois; il n'y avait plus aucun
brouillard: mais un froid vif, profond, avait tout
durci.

—As-tu vu Whisky dix ? voulut savoir Ottaviani.
—Il a fait forfait il y a un instant, on nous a
dit ca au micro.
—Pourquoi ?
—Nous l'ignorons.
—Alors nous pouvons partir, murmura Ottaviani, abattu.
—Non, Olga voudrait voir la fin du par
cours. —Oui, dit Olga, j'ai mis ving-cinq francs sur Scribouillard. Il y avait vingt-six inscrits, donc vingt-cinq partants, Whisky Dix, qui avait un a Cinq » sur son dossard, ayant fait forfait. Whisky Dix passait pour favori, quoiqu'il cotât dix-huit pour un. Lui manquant, on donnait gagnants Scribouillard III, Schola Cantorum, un Trois-ans anglonormand fils d'Assurbanipal, Scapin, un pur-sang rouan qui, fin mars, avait vaincu à Chantilly lors du Grand Prix Brillat-Savarin, Scarborough, un vrai crack au poil zain qui, par trois fois, triompha
à Ascot, Caphamaum, un rubican qu'on disait pourtant brassicourt, Divin Marquis, pour finir, favori aussi soudain qu'hâtif, un canasson parfois morfondu, mais dont on disait qu'il allait fortissimo. Saint-Martin montait Scribouillard. Il partit, magistral, sous l'acclamation du public conquis. Mais, au tournant du Moulin, Saint-Martin ramassa un gadin colossal. Capharnaum gagna, suivi à moins d'un poitrail par Divin Marquis. —Hassan Ibn Abbou m'a l'air d'un fichu rigolo, dit Amaury un instant plus tard. Qu'avonsnous appris à Longchamp ?
Abandonnant Longchamp aux fanas du turf, aux zinzins du dada, on prit un autobus qui allait à Paris. —Pourtant, murmurait Amaury, ca pourrait avoir l'air clair: il y avait il y a trois jours trois favoris: or, Whisky Dix fait forfait, donc Scribouillard s'abat, d'où pour gagnant Caphar
naum ! —On dirait du Lupin, dit Olga. —Non, dit Amaury, on dirait un mauvais canulard. —Non, dit Ottaviani, on dirait un mauvais roman ! On alla dans un bar s'offrir cinq à six cocktails. Il y avait dans l'air ambiant un parfum captivant d'amaryllis qui vous alanguissait. A mivoix, Olga confiait son chagrin à son compagnon: —Si j'avais su, murmurait Olga, mais pouvaiton savoir ? Il n'avait pas l'air normal, mais, quand il parlait, j'avais du mal à saisir. Il disait parfois qu'il y avait trois mois qu'il n'avait pas dormi. Il souffrait, mais qui pouvait adoucir son sort ? I1 paraissait tordu, mordu par un mal inconnu... Un sanglot aussi long qu'un violon automnal brisa la voix d'Olga. —Olga, carissima, dit Amaury, lui dorlotant
•2 la main d'un câlinou plus qu'amical, si Anton n'a pas tout à fait disparu, nous n'aurons fin
qu'il n'ait dormi tout son saoul !

—Lo Juro ! fit, martial, Ottavio Ottaviani,
imitant Don Ottavio.
—S'il vous plaît ! pria Olga, battant du cil.
Ottaviani pourtant poussa un gros soupir.
—Ça fait trois jours qu'on fait du boulot pour
pas lourd, dit-il pour finir.
—Allons plutôt voir Hassan Ibn Abbou, proposa Amaury. Il doit avoir du cousu main à nous
offrir.
Hassan Ibn Abbou habitait, quai Branly, un
charmant pavillon fin Louis Dix-huit. L'on sonna. Un laquais vint ouvrir, qui introduisit Amaury, qu'Ottaviani flanquait, (Olga, qui broyait du
noir, avait couru à son lit) dans un grand salon
d'apparat.
—Nous voudrions voir l'avocat, dit Amaury.
—L'avocat va vous voir dans un instant, dit
l'arbin.
Un boy, qui portait un habit garni d'oblongs
galons d'or, survint, proposant un alcool aux
amis d'Anton: Amaury prit un Whisky and Soda,
Ottaviani un Armagnac. L'on but.
Tout à coup d'un salon voisin, fusa un boucan
assourdissant, suivi d'un brouhaha confus: fracas d'un miroir, combat corps-à-corps, bruits assourdis.

—Non Non ! Aaaaaaaih ! cria soudain l'avocat.
Amaury sursauta. Un court, trop court instant,
nul bruit. Puis, l'avocat tomba, poussant un cri
tonitruant.
L'on accourut. Hassan Ibn Abbou vagissait,
sanglots plaintifs d'agonisant. Puis tout fut fini.
Dan• 60n dos charnu s'lmplantait un polgnard
qu'un bras assassin avait soumis à l'action d'un
produit curarisant: la mort avait suivi dans l'ins
tant.
L'on n'arriva jamais à savoir par où avait fui
I assassin...
Un instant plus tard, Amaury, qu'alarmait la
situation, fouillait la maison. Dans un bahut à
combinaison qu'il força non sans mal, il trouva
pour finir l'important stock manuscrit qu'Anton
avait fourni à Ibn Abbou un mois auparavant. Il
aurait dû y avoir vingt-six cartons. Il compta au
moins dix fois: il manquait un carton. Qui nous
lit l'a aussitôt compris: si l'on avait pris pari
qu'il s'agissait du « C•NQ », l'on aurait vaincu !

Ainsi allait, coagulant, l'obscur: « l'avocat qui
fumait au zoo » (mais l'on n'avait jamais garanti
qu'il fût aussi un goujat) mourait; Anton Voyl
n'avait pas rapparu.
Tard dans la nuit, Amaury Conson gagna son
studio du quai d'Anjou. Jusqu'au chant du coq,
au point du jour, au saut du lit, voulant à tout
prix saisir un fil indicatif, il lut l'album dont Voyl
avait fait son journal...
0• i'on dira trois mots d'J•n t•m• s où
Trajan s'ill•stra

JOURNAL D •NION VOYL
Un lundi.

Oui, il y a aussi Isma-sl, Achab, Moby Dick.

Toi, Ismail, pion tubar, glouton d'obscurs manuscrits, scribouillard avorton qu'un cafard sans
nom gagnait, toi qui partis, fourrant un sarrau,
trois maillots, six mouchoirs au fond d'un sac,
courant à ton salut, à ta mort, toi qui, dans la
nuit, voyais surgir l'animal abyssal, I'immaculation du grand Cachalot blanc, ainsi qu'un volcan
lilial dans l'azur froid !
Ils sont partis trois ans, ils ont couru trois ans,
bravant tourbillons, ouragans ou typhons, du Labrador aux Fidji, du Cap Horn à l'Alaska, d'Hawaii au Kamtchatka.
A minuit, au gaillard d'avant, il y avait Star-
buck, Daggoo, Flask, Stubb, du Cap-Cod, Dough-
Boy. Pip jouait du tambourin. On chantait:

Oh yo Oh yo
Pour un flacon d'Alcool !

Un marin nantuckais immortalisait un combat
colossal qui, par trois fois, opposait Achab au

grand Cachalot blanc, à Moby Dick. Moby Dick !
Son nom glacait jusqu'aux plus forts, un frisson
convulsif parcourait l'octogonal tillac. Moby
Dick ! L'animal d'Astaroth, I'animal du Malin.
Son grand corps blanc qu'un vol d'albatros par-
tout, toujours, accompagnait, faisait, aurait-on
dit, un trou au mitan du flot, un noyau blanc sur

l'horizon azur, qui vous fascinait, qui vous attirait, qui vous horrifiait, trou sans fond, ravin blanc, sillon fulgurant d'un courroux virginal, couloir qui conduisait à la mort, puits vacant, profond, lacunal, vous aspirant jusqu'à l'hallucination, jusqu'au tournis ! Huis blanc d'un Styx plus noir qu'aucun goudron, tourbillon blafard du Malstrom ! Moby Dick ! On n'y faisait allusion qu'à mi-voix. Signons-nous, disait parfois un bosco palissant. L'on voyait plus d'un marin
murmurant tout bas un dominus vobiscum.
Alors apparaissait Achab. Un sillon profond, d'un blanc blafard, traçait son cours parmi son poil gris, striait son front, zigzaguait, disparaissait sous son col. Bancal, il s'appuyait sur un pilon ivoirin, moignon royal qu'on faconna jadis dans l'os palatin d'un grand rorqual. Il surgissait, tonnant, hagard, maudissant l'animal qu'il pourcbassait voici dix-huit ans, il lui lançait d'insultants jurons. Puis, au haut du grand matJ il plantait, il clouait un doublon d'or, I'offrant à qui saurait voir avant tous l'animal. Nuit sur nuit, jour sur jour, à l'avant du galion, transi, raidi dans son surolt, plus dur qu'un roc, plus droit qu'un matJ plus sourd qu'un pot, sans un mot, sans un clin, plus froid qu'un mort, mais bouillonnant dans son for d'un courroux surhu
86 main, volcan grondant ainsi qu'un bloc raidi chu d'un ouragan obscur, Achab scruta l'horizon noir.
La Croix du Sud brillait dans la nuit. Au haut du grand matJ ainsi qu'un point sur un i, I'halo gris baignait d'un clair-obscur palissant l'or maudit du doublon. Trois ans dura la circumnavigation. Trois ans durant cingla l'hardi galion, louvoyant du nord au sud, roulant, tanguant dans l'inouï tohu-bohu du jusant, bourlinguant sous l'ao•t brulant, sous l'avril glacial.
Il vit Moby Dick avant tous, un matin. Il faisait clair; nul courant, nul mouton; I'aplani flot paraissait un tapis, un miroir. Blanc sur l'horizon lapis-lazuli, Moby Dick soufflait. Son dos faisait un mont nivial, brouillard blanc qu'un vol d'albatros nimbait.
Un court instant, tout parut s'adoucir. A dix furlongs du galion, Moby Dick glissait, animal
divin, paix avant l'ouragan final. Il y avait dans l'air ambiant un parfum saisissant d'absolu, d'infini. Du flot cristallin sourdait, montant, un halo lust•al qui donnait à tout un air virginal. Nul bruit, nul courroux. Chacun s'immobilisait, contraignant son inspiration, saisi par la paix qui soudain rayonnait, s'irradiait, alangui par l'amour inouï qui montait du flot calmi, du jour blanchissant. O, instant amical, unisson parfait, absolution ! Avant la mort qui rodait, I'himalaya lilial du grand Cachalot blanc donnait à tous son grand pardon, à Starbuck, à Pip, à Ismall, à Achab.
Achab ! Front brulant, tordu, horrifiant, bossu. Un long instant, sans un mot, il fixa l'horizon. Un profond sanglot agita son poitrail puissant. —Moby Dick, Moby Dick! hurla-t-il à la fin, tonitruant. Allons, tous aux canots !
Sur son jambart au cuir crissant, Daggoo aff•ta son harpon au morfil plus aigu qu'un rasoir.
L'assaut dura trois jours, trois jours d'affronts inouïs, chocs obscurs, corps à corps, vingt-six marins unis dans un combat colossal, assaillant dix fois, vingt fois, I'invaincu Titan du Flot. Dix fois, vingt fois, un harpon plus tranchant qu'un bistouri s'implanta jusqu'aux quillons, jusqu'aux croisillons dans l'animal qui rugissait, bondissait, mais qui, nonobstant d'aigus barbillons labourant au plus profond sa chair, d'agrippants crocs tailladant, arrachant à vtf, traçant sur son dos blanc d'avivants sillons sanglants, faisait front, s'attaquait aux canots qu'il culbutait, qu'il coulait, puis disparaissait tout à coup au plus profond du flo•. Puis, un soir, s'attaquant soudain a• trois-mats,
Moby Dick l'ouvrit d'•n coup. L'avant du galion bascula. Dans un sursaut final, Achab lan•a son harpon, mais son fil tortilla. Moby Dick, tournoyant, fonca sur lui. —Jusqu'au bout, j'irai voulant ta mort, hurlait Achab, du fond du Styx j'irai t'assaillir. Dans l'abomination, j'irai crachant sur toi ! Sois mau
dit, Cachalot, sois maudit à jamais !
Il tomba, ravi par l'harpon qui filait. Moby
Dick, bondissant, cloua Achab s•r son dos blanc,
puis piqua au fond du flot.


L'on vit un ravin blafard, canyon colossal, s'ouvrir au mitan du flot, tourbillon blanc dont la
succion aspira un à un marins morts, harpons
vains, canots fous, galion maudit dont la damna

•8 tion avait fait un corbillard flottant...
Apocalypsis cum figuris: il y aura po- rtant, il y aura toujours un survivant, Jonas qui dira qu'il
a vu un jour sa damnation, sa mort, dans l'iris blanc d'un rorqual blanc, blanc, blanc, blanc jus-qu'au nul, jusqu'à l'omission !
Ah Moby Dick ! Ah maudit Bic !
L'on vit pas mal d'individus compatir à la mort d'Hassan Ibn Abbou. Ça afflua autour du corbillard. Ça faisait quasi un cordon du quai Branly au Faubourg Saint-Martin. Tout-Paris accompagnait l'avocat à son abri final. L'on montrait du doigt Amanda Von Comodoro-Rivadavia, l'Archiduc Urbain d'Agostino. Olga sanglotait. Ottaviani avait son air bourru. Amaury Conson, qui s'attachait à saisir la signification du a Moby Dick » d'Anton Voyl, avait un air tout abasourdi.
L'on inhumait Hassan Ibn Abbou dans un columbarium à Antony. On lui avait construit un mastabas tout à fait joli. Un quartz cornalin y jouxtait un onyx plus pur qu'un diamant du
Transvaal; un bloc d'airain aux incrustations d'iridium portait rubans, croix, cordons ou grands sautoirs, par quoi plus d'un roi, plus d'un maharadjah avait voulu garantir l'infini prix qu'il attachait à l'avocat: la Goix du Combattant, la Victoria Cross, la Nichan Iftikhar, l'Ours royal du Labrador, la Grand'Croix du Python Pont•fical.
L'on fit six discours. D'abord Francois-Armand d'Arsonval parla au nom du Tribunal Administratif dont Hassan avait conçu, d'A à Z, l'organisation. Puis Victor, duc d'Aiguillon, pour l'Angl• Iranian Bank qu'il administrait: Ibn Abbou, plus qu'un factotum, fut, vingt ans durant, son plus loyal bras droit; puis l'Iman d'Agadir qui dit l'amour qu'Hassan avait pour son pays natal; pUlS, dans un anglais choisi, Lord Gadsby
V. Wright, dont Hassan fut l'assistant à Oxford,
puis dont il assura la nomination d'Auctor Honoris Causa, traça un brillant curriculum studio-rum du grand disparu. Puis Raymond Quinault qui souligna l'inconstant mais toujours positif rapport qui avait uni l'avocat à l'Ouvroir.
A la fin parut Carcopino. Il parlait au nom du Quai Conti. Il y a six ans, dit-il, au cours d'un scrutin uninominal à trois tours, qui fit alors grand bruit, par vingt-cinq voix sur vingt-six, I'Institut s'attachait Hassan Ibn Abbou qu'il nommait à Ia sous-commission du Corpus patrimonial d'Inscriptions du Haut-Atlas Marocain, strapontin (sinon distinction) qu'avait valu à l'avocat son travail magistral sur un tumulus mal connu, mais surtout mal compris, d'un oppidum civi#m romanorum qu'un savant munichois, juif qui fuyait l'Anschluss, fouillait, non sans profit,
à Thugga (aujourd'hui Dougga). Jugurtha l'aurait assailli trois fois. Juba l'Africain y aurait dormi (Titus Livius dixit); Trajan y aurait fait bâtir un palais pour son fils adoptif, Adrianus.
Pourtant Carcopino, s'appuyant sur Piganiol, affirma qu'il s'agissait d'un on-dit.
Tout ça n'avait pas grand rapport à la mort d'Hassan Ibn Abbou. L'on vit pourtant d'aucuns applaudir. Car, quoiqu'il parlât à mi-voix, Carcopino savait offrir à son public un discours captivant. Puis, improvisant à grands traits, Carcopino traça un vibrant portrait du compagnon, du sago vant dont la mort privait non solum l'Institut mais aussi la Nation d'un savoir capital, d'un acquis vital. Car nul, plus qu'Hassan Ibn Abbou, n'avait su saisir la signification du rapport ambigu qui unit la romantisation à la barbarisation,
constituant ainsi, instituant ainsi un savoir qui, pour vagissant qu'il fût aujourd'hui, voit s'ouvrir à lui, par l'important sinon capital saut qu'Hassan Ibn Abbou lui a fait franchir, voit s'ouvrir à lui un futur saisissant. Ayons foi dans l'obscur grain qu'Hassan Ibn Abbou planta, la moisson qu'il nous vaudra saura nous nourrir à jamais, dit pour finir Carcopino d'un ton rompu par l'affliction. L'on participa à son chagrin, l'on fut conquis, l'on n'osa applaudir, l'on sanglota parfois. Pourtant, Amaury Conson vit, à trois pas, un individu qui souriait. Il avait un air franc, plutôt jovial, disons sympa, qui lui plut aussitôt. Grand, pas mal bati, il portait un raglan copurchic qui sortait à coup sûr d'un artisan anglais. Amaury s'approcha. —Dis-moi, lui-dit-il à blanc-pourpoint, pour
quoi souris-tu ? —Il y a, fit l'inconnu, dans son discours un oubli qui m'apparaît fort significatif. —Un oubli ? chuchota Amaury maîtrisant mal son agitation. —Voici grosso modo si• mois, Hassan Ibn Abbou proposa, pour son doctorat à la Commission ad hoc du CNRS, un rapport succinct mais plutôt pas mal foutu, du moins à mon avis, traitant du jus latinum, du droit latin quoi, qu'il connaissait jusqu'au bi du bout du doigt. Il discourait surtout sur un point jusqu'ici obscur qui avait fait pâlir maints savants pourtant trapus: y avait-il ou non obligation pour un pagus ou pour un oppidum d'offrir à sa population (paysans ou parfois marchands) un statut ignorant la distinction qui faisait ipso facto du Romain un individu
plus important qu'un habitant du Sahara ? Quoiqu'insuffisant, surtout dans sa conclusion, son


travail, confirmant l'intuition d'un Marc Bloch
quant au rapport Donjon-Vassal, d'un Mauss sur
l'union Chaman-Tribu, d'un Chomsky sur la jonction Insignifiant-Signifiant, prouvait qu'il n'y
avait pas obligation (il s'agissait tout au plus d'un
choix facultatif), montrant ainsi qu'on s'abusait
quand on analysait, à partir d'un Droit soi-disant
positif, un substratum d'où l'on croyait saisir la
Colonisation, la Romanisation ou la Barbarisation. Ça signifiait donc qu'il fallait à tout prix
fuir l'a priori pour saisir, avant tout, l'infrastructural. Tu vois la situation: Karl Marx à l'Institut !
On n'avait jamais vu ça. Pourtant la plupart du
Jury fut d'accord, sauf Carcopino (dit Cocopinar), qui, diton, aurait rugi: « Idiot ! Idiot !
Idiot ! •
—Mais il a pourtant fait son oraison, mur

mura Amaury.
—Oui, adrnit l'inconnu, ça m'a surpris; j'aurais cru qu'au moins il s'offrirait cinq ou six
allusions. Mais non !

—Chut, fit Olga qui assistait a la discussion,
VOlCl 1 instant final.

L'on ôta, qui son panama, qui son schako. Un
amiral salua, bancal au clair. Furtif, Ottavio Ottaviani sortit son mouchoir blanc. Plus d'un larmoyait. Un paparazzi mitraillait Amanda Von
Comodoro-Rivadavia qui fondait, ru lacrymal, sur

l'acromion d'Urbain d'Agostino, son soupirant
favori.
L'on vit d'abord surgir un sacristain au camail
citron agitant un goupillon d'or massif, puis trois
ratichons brandissant sous un baldaquin à galons
froufroutants un crucifix plutôt con, puis cinq
borniols hissant un sapin d'acajou aux portants
d'airain. L'un fit un faux pas: l'oblong sapin glissa, tomba, s'ouvrit: damnation ! Hassan Ibn Ab

bou avait disparu !

Pour un joli ramdan, •ca fit un joli ramdam !
Au Quay d'Orsay on accusa la P.J.; à la P.J.
l'on accusa Matignon; à Matignon la Maison
Roblot qui accusa la Maison Borniol qui accusa—
va savoir pourquoi—l'Hôpital Foch qui accusa
l'Institut qui accusa l'Anglo-Iranian Bank qui raccusa Pompidou qui compromit Giscard qui
condamna Papon qui montra du doigt Foccard...

—Ah non, fit Ottavio Ottaviani, il nous suffit d'un Ibn Barka par an !

Ça prit cinq ou six jours, mais, pour finir, l'on
tint coi l'obscur fourbi. On ignorait la disparition—si disparition il y avait—d'Anton Voyl;
on ignora la disparition d'Hassan Ibn Abbou.
Douglas Haig Clifford
0ù un baryton naïf connatt un sort
fulgurant

Trois jours plus tard, suivi du quidam qu'il avait vu à l'inhumation d'Hassan Ibn Abbou,
Amaury Conson alla voir Olga qui, souffrant d'un coryza cramponnant assorti d'un lumbago brutal, avait fui dans son manoir campagnard, à Azincourt, non loin d'Arras. On prit un train. Jadis, dit l'inconnu sur un ton nostalgical, quand on voulait partir pour Dinard ou pour Pornic, pour Arras ou pour Cambrai, on n'avait pas grand choix: on montait dans la mail-coach, un vrai guimbard. Il fallait au moins trois jours, parfois jusqu'à cinq. Tout au long du parcours, on causait au postillon, on offrait du vin, on lisait un journal, on disait son opinion sur la situation, on causait chiffons; on racontait un roman d'amour; on parlait d'un assassinat qui avait fait courir tout un chacun au tribunal: tantôt on sttaquait l'avocat, pourtant fort connu, qui, faisant fi du rapport d'instruction, niait l'accusa
tion, d'un bloc, voulant à tout prix noircir l'insignifiant potard qui aurait fourni du poison, du laudanum, à l'assassin; tantôt on critiquait la composition du jury; quant au substitut, il n'apparaissait pas non plus à l'abri du soupçon. Plus tard, on ironisait sur l'administration; l'on prou. vait la corruption d'un Du Paty du Clam, d'un Cassagnac, d'un Drumont, d'un Mac-Mahon. Puis l'on chantait la Chanson du Tourlourou qu'un Paulin ou qu'un Bach immortalisait au Chat Noir, à l'Ambigu; l'on pâmait d'admiration pour Cyra
no, pour Sarah jouant l'Aiglon; puis chacun y
allait d'un propos grivois, l'on rigolait un bon
coup tandis qu'au trot la mail-coach courait jus-
qu'à la fin du jour. A la nuit on dinait dans un
charmant caboulot. On avait pour six francs un
bon vin d'Anjou, ou un Latour-Marcillac, un Mu

signy ou un Pommard qu'un poisson ou un homard, un gigot ou un dindon accompagnait. On
gogaillait, on ripaillait, on bombancait, on ribotait jusqu'à plus soif ! Puis l'on faisait un grand
tour: jardins publics aux gazons chagrins, aux
ifs chafouins, aux boulingrins languissants, mail
aux acacias maigrichons, aux pawlonias rabougris; on allait s'offrir un curaçao, un marasquin
ou un bon vin chaud; on faisait un whist ou un
pharaon; on jouait parfois au billard, on aplatissait un champion du coin. Puis on allait au bobinard, on passait un instant au salon; l'on offrait
un chocolat au kirsch, un joli ruban, un mignon
carafon d'Armagnac; l'on suivait jusqu'au lit un
jupon qui vous plaisait; puis l'on allait dormir,
satisfait.

—Oui, soupira Amaury, aujourd'hui nous
avons la SNCF', mais sa n'a plus aucun chic.

L'inconnu opina. Puis il sortit d'un sac qu'il
avait à la main un carton au format original garni
d'oblongs cigarillos.
—Un brazza ? fit-il.
—Non sans un vif plaisir, fit Amaury; mais,
à propos, l'on voudrait savoir ton nom.
—J'ai pour nom, fit l'inconnu, Arthur Wil

•8 burg Savorgnan.
—Ah bon, fit Amaury surpris, qui Pjouta aussitôt: quant à moi, Amaury Conson.
—Amaury Conson ! N'avais-tu pas un fils

—J'avais six fils, coupa Amaursr, ils sont tous
morts sauf un.
—Yvon ?

—Oui ! clama Amaury, mais où l'as-tu ap

—Tu connaltras un jour mon roman, dit,
souriant, Arthur Wilburg Savorgnan. J'avais, moi
aussi, pour ami Anton Voyl; mais, anglais, vivant
à Oakwood, non loin d'Oxford, nous nous
voyions au plus cinq ou six fois par an. Il m'a
pourtant fait part du mal dont il souffrait: il
m annonça, ainsi qu'à vous tous, qu'il courait à

la mort. Aucun parmi nous n'y a cru, ni Olga, ni
Hassan, ni toi, ni moi. Hassan, pourtant, il y a
huit iours, parvint à m'avoir au bout du fil. L'on
convint d'avoir la discussion qui s'imposait. Mais
quand j'arrivai à Paris, j'appris sa mort...
—Mais as-tu compris, toi, la signification du
post-scriptum ?
—Non, mais, à mon avis, nous avions tort
d'y vouloir voir un signal mot pour mot. « L'avocat goujat qui fumait au zoo » signifiait-il Hassan Ibn Abbou ? Non, pour au moins trois raisons: Voyl ignorait qu'Hassan fût avocat, la
qualification d'avocat goujat allait mal à Hassan,
Hassan fumait tout au plus trois habanas par an.


—Il y a du vrai dans tout ça, d'autant plus
ajouta Amaury, qu'Hassan adorant la boukha faisait fi du whisky.
—Oui. Par surcroît, il n'allait jamais au zoo;
il aimait trop son Jardin d'Acclimatation.

—Mais alors, pourquoi son post-scriptum ?
—J'ai d'abord cru qu'il s'agissait d'un faux.
Aujourd'hui, j'ai l'intuition qu'Anton n'avait a•cun choix: il lui fallait un point final. S'il avait
pu, il aurait fini sur un signal plus sûr: mais il
n'avait pas plus clair à sa disposition...
—Il n'y a pas plus obscur qu'un blanc, murmura Amaury.
—Pourquoi dis-tu ça ? sursauta Arthur Wilburg Savorgnan.
—J'ai lu ça dans son Journal. Ou plutôt, j'ai
fini par saisir qu'il l'avait toujours dit. Voilà

pourquoi, ajouta-t-il au bout d'un court instant,
nous allons à Azincourt voir Olga.

L'on n'ajouta plus un mot jusqu'à la fin du
parcours. Savorgnan tirait sur son braza. Amaury
lisait un gros roman qui narrait la liquidation,
l'infamant krach, l'hypocrisif banco-rotto d'un
tas d'importants BOF, ignorant qu'il y avait, là

aussi, noir sur blanc, la solution du tracas qui l'habitait, qui l'agitait...
La loco allait bon train, suscitant l'oscillation
du wagon d'aluminium. L'on voyait fuir l'ondulant panorama rural. Un paysan allait aux champs
sur son McCormick rutilant. Puis la loco faiblit.

L'on arrivait. L'on vit un faubourg pourri, puis un quai, cinq à six hangars, un autobus, un rond
point. L'on prit un omnibus d'Arras à Aubigny, un tortillard qui faisait du vingt tout au plus. Puis l'on marcha sur Azincourt (jadis Agincourt; l'Anglais nous y archibattit).
Un charmant vallon, profond, ravissant, souriant d'un parfum tout automnal qui flattait l'odorat, parfums agaçants, capricants du myosotis palustris, du bois mort, du champignon gris, du pourrissant humus, cachait la maison, un joli
l
manoir qu'avait fait bâtir François Daunou à la fin du Consulat. Laissant aux maçons couards l'inspiration du Grand Trianon d'Hardouin-Mansard qui constituait alors un parangon non plus ultra, Soufflot, qui inaugurait ici un brillant futur, proposa à Daunou, franchissant, non sans un aplomb hardi, non sans un sang-froid inoui, cinq ou six Rubicons, Soufflot, donc, proposa un corps principal d'inspiration rococo—portail à arcs-boutants, fronton à la Tudor, balcons sans avant-corps, tympans à mascarons—qu'il flanquait—là gisait l'innovation—d'un pavillon flamboyant à parvis ogival, aux mâchicoulis à modillons. François Daunou loucha trois jours durant sur l'original lavis. —Hum, dit-il pour finir à Soufflot, ça n'a pas l'air banal... Puis il lui flanqua son godillot au cuI, lui garantissant pour un futur proximal
l'incisif rasoir du grand Guillotin. Mais Soufflot, s'attifant du sarrau blanc d'un marmiton, parvint à fuir à Lyon. Daunou, abattu, consulta Chalgrin, Vignon, Potain, Hittorf. Chacun s'abstint. Pour finir, il tomba sur un Hollandais alors plutôt obscur, qui avait nom François Tilman Suys. Il lui donna carta blanca, laissant à sa disposition d'importants fonds. On sait qu'il n'y a pas plus filou qu'un Hollandais: quand François Tilman Suys finit sa construction, un pavillon colonial au toit rhomboidal dont l'arc d'appui s'incrustait d'ultramontains godrons sinon laids du moins tout à fait triviaux, Daunou n'avait plus un sou vaillant; trois mois plus tard, il fourguait sa maison au plus offrant: un maquignon d'Audruicq l'acquit pour vingt picaillons; il y monta d'abord un haras, puis, dans l'inoui transport qui suivit Wagram,
il y installa un Casino où l'on vit jouant au boston ou au baccara McDonald, Soult, Duroc, Victor, lo Caulaincourt, Savary, Junot, Oudinot. Il y gagna, dit-on, plus d'un million. Puis la maison tomba dans la main d'un flic Louis-Philippard qui y traitait son quatuor d'indics, dont l'un, sac à vin, l'assassina au surin au sortir d'un larigot où chacun avait trop bu. Il n'avait pas d'ayants droit: la maison tomba à l'abandon. On la pilla, puis l'on y vit aboutir dochards, truands, vagabonds,
voyous.
Un jour d'avril dix-huit, un commandant anglais, Augustus B. Clifford, qui passait par là conduisant son bataillon au combat, y installa son
Q.G. pour la nuit. La maison lui plut. Huit ans plus tard, quand on lui confia l'administration du consulat du Canada à Francfort, il fit d'Azincourt son logis familial, y habitant au minimum
six mois par an. Son soin, s'ajoutant à son bon goût, garantit l'organisation du pavillon: on ravala; on fit un toit, on lava partout, on substitua l'islandais mæout au salissant charbon, on construisit un grand parc.
02
Augustus B. Cli•ord avait un fils. Il lui donna pour nom Douglas Haig, voulant ainsi offrir sa contribution à l'immortalisation du Grand Soldat sous qui il avait combattu à Douaumont. Bambin charmant, Douglas Haig, ou plutôt Haig tout court, car toujours ainsi l'invoquait son papa, grandit à Azincourt. La maison vibrait du cri plaisant qu'il poussait quand il jouait à colin-maillard sur l'ouatant gazon du parc, quand il grimpait à l'acacia, quand il nourrissait l'insinuant cyprin du bassin, un carpillon qu'il apprivoisa non sans mal, lui offrant du pain, un lombric, un taon, un bourdon ou parfois un crocus, mais qui surgissait quand il s'approchait du bas-sin murmurant ou sifflotant son nom: Jonas. Haig avait tout un tas d'amis, pour la plupart vivant au bourg. On faisait du sport; on jouait au football, au rugby. On organisait d'•musants tournois au tir à l'arc. On randonnait tout autour du pays. Puis la nounou mijotait un bon chocolat chaud, cuisait un kouglof ou un clafoutis aux fruits. Chacun savourait. La maison d'Augustus connaissait la paix. On y batifolait. On aurait dit un paradis.
A dix-huit ans, Haig passa son bachot. Puis il trouva sa vocation: baryton. Il chantait plutôt mal, mais il adorait ça. Par surcroit, il avait la voix qu'il fallait. Il travailla dur, puis s'inscrivit à la Schola Cantorum où il apprit la composition, approfondissant ainsi son savoir naissant Puis
Fricsay l'initia au plain-chant, Solti au canon, Von Karajan au tutti, Krips à l'unisson. Sir Adrian Boult assista à l'audition qu'il donna, un an plus. tard, à Turin, au Carignano. Haig chanta d'abord Unto us a Child is born », puis un madrigal d'Ottavio Rinuccinni, puis, pour finir, trois grands airs d'Aida. L'approbation du grand Adrian Boult, tout à fait convaincu, valut au baryton un mot d'introduction pour Karl Bohm qui montait Il dissoluto punito ossia Il Don Giovanni au Mai Musical d'Urbino. Karl Bohm convoqua Haig, trouva sa voix au point, quoiqu'il
donnât parfois du flou dans son aigu; il lui
offrit la partition du Commandant, lui garantissant un protagon dans un futur plus ou moins
lointain.
Conduit par Karl Bohm d'un bras sûr mais
amical, Haig avança à grands pas. « Ton fortissi

mo parait plutôt languido », lui disait parfois 103
Karl Bohm, ou « Ouand tu dis Altra brama quaggiu mi guido, sois plus strict: parfois tu mugis,
parfois tu rugis: ça doit jaillir sans faiblir ».
Mais, grosso modo, Bohm paraissait tout à fait
satisfait du baryton.
Un jour qu'il sortait du Palais ducal d'Urbino,
où, un matin sur trois, il vocalisait tout à loisir à

l'instar du grand Caruso, Haig croisa dans un corridor Olga Mavrokhordatos, la soprano qui jouait
Donna Anna. Il conçut illico pour la Diva un
amour fou; on l'aima au moins tout autant:
trois jours plus tard, à San Marino, où il obtint
sans mal l'autorisation du convol, Haig s'unissait
à Olga. Un adjoint municipal prononçait, bâillant,
car on allait sur minuit, un discours nuptial qui
n'avait aucun piquant. Mais—consolation—

dans la nuit indigo, sur l'imposant parvis du rondpoint principal, l'on put ouïr jusqu'au matin I
virtuosi di Roma offrant aux conjoints rigaudons
ou madrigaux, arias, chansons, rondos ou sinfo

nias.
O, instant ravissant ! O, Paix ! Un violon
chantait dans la mlit, plus pur qu'un rossignol,

puis un alto, puis l'incisif clairon d'un Wobisch ! Haig s'avançait, gardant dans sa main la main d'Olga. Oui, ami qui nous lis tu voudrais, toi aussi, qu'ici tout soit fini. Douglas Haig Clifford s'unit à Olga Mavrokhordatos; ils colmaItront l'amour, la paix, l'amical unisson. Ils auront vingt-six bambins, tous survivront. Las, non ! souhait trop hardi ! il n'y aura pas d'absolution. Nul Tout-Puissant n'offrira son pardon à Douglas Haig. La Damnation qui par-tout, qui toujours, parcourt l'obscur signal qu'à
l'infini ma main voudrait approfondir, accomplira 104 ici aussi son fatum. La mort qui, trois jours plus tard, faisait son irruption à Urbino, annonçait, vingt ans plus tard, la disparition d'Anton Voyl la disparition d'Hassan Ibn Abbou...
Statufiant l'occis Commandant qui paralt, Uomo di Sasso, Uomo bianco, à la fin du Dramma giocoso, Karl Bohm habilla, ou plutôt moula Haig dans un stuc, carcan blanc, brillant, dur, qui l'autorisait tout au plus à accomplir cinq ou six pas. On y pratiqua un fort trou qui, sans tout à fait l'assourdir, donnait à la voix un ton profond qui plaisait à Bohm: « Au vrai, disait-il, on croirait ouïr la voix d'un mort nous maudissant du soussol où il pourrit ». I1 avait raison. Il ignorait qu'il avait trop raison. Car, pour un motif inconnu, quand on installa Haig dans son carcan, qu'on
boucla, qu'on plâtra, murant tout à fait l'ivoirin baryton, l'on vit qu'on avait omis tout jour pour la vision ou pour l'audition. L'on s'affola, mais trop tard. On arrivait à l'instant où Don Giovanni contraint son larbin à offrir un lunch au Commandant. On hissa Haig sur son support. Ça n'alla pas trop mal. Mais plus tard s'acharna un mauvais hasard. On connait la filiation annonçant la fin du Don Juan: —... Grido indiavolato..., hurla Giovanni. Alors son larbin: —Ah signor... L'uom di Sasso... L'uomo bianco... Ah padron... Tatata... On avait conclu qu'Haig partirait là, s'avançant d'au moins huit pas; qu'il apparaîtrait alors qu'aux violons on introduit l'accord final, qu'il dirait son si connu Don Giovanni... m'invitasti puis franchirait cinq ou six pas afin d'offrir à tout son public l'imposant gabarit du Commandant.
Mais Haig partit un instant trop tard. Quand 106
il arriva sur Don Juan, l'arbin balbùtiait: Ah Padron... Siam tutti morti... Haig s'affola. I1 apparut. On aurait dit qu'il n'avait plus sa raison. Il allait au hasard, tournoyant, oscillant à l'instar d'un robot ou d'un mutant inhumain. Soudain il poussa un mi tonitruant. Puis sa voix cassa tout d'un coup, il cogna un portant, fit un faut pas, bascula, plus droit qu'un mât, ainsi qu'un baobab qu'on abat. Ça fit un bruit sourd, cassant. Du balcon aux gradins, du paradis aux loggias, l'on poussa un cri assourdissant. L'inouï choc fut si brutal qu'à l'instar d'Humpty-Dumpty chutant du haut du mur on vit s'ouvrir l'ivoirin carcan. Un sillon profond, d'un blanc blafard, parcourut, zigzaguant du talon à l'occiput, l'intrados du gabarit qui moulait l'infortun baryton, fissurant
d'incisifs rayons l'hourdis chaulin. Puis l'on vit rougir l'immaculation du staff. Un sang purpurin gida. Ouand on parvint, s'aidant d'un burin, d'un coin, d'un cric, à sortir Haig, noyau moribond d'un fruit inhumain, on vit d'abord qu'il portait, lui aussi, du talon à l'occiput l'infamant sillon blafard. On aurait dit la fulguration, la fulmination d'un Jupin foudroyant. Plus tard, l'on autopsia. L'on n'arriva jamais à tout à fait saisir la raison q•u provoqua la mort...
Augustus B. Clifford assistait, incognito, on saura plus tard pourquoi, au Mai Musical d'Urbino. Dans la nuit qui suivit, il s'introduisit dans l'hôpital où l'on avait mis son fils. Il vola son corps qu'un drap blanc couvrait. Puis il sortit son Hispano-Suiza Grand Sport. Conduisant du matin au soir, du soir au matin, s'abrutissant sur son
volant ainsi qu'un fou sur son dada, il gagna Azincourt. On a dit parfois qu'il y brûla son fils; il paraIt plus sûr qu'il l'inhuma dans un coin du parc où, dit-on, poussa alors, dru, un gæon blanc figurant grosso modo un croquis aux contours intrigants: harpon à trois dards, ou main à trois doigts, signal maudit du Malin paraphant au bas d'un manus«it qu'un Faustillon noircit. Augustus s'isola dans sa maison d'Azincourt. Au bourg, on murmurait qu'il avait un grain. Il chassait au caillou tout gamin qui rôdait, tout importun qui sonnait au portail, tout vagabont qui passait implorant un quignon, un lit pour la nuit. Il construisit un haut mur tout autour du grand parc. On disait qu'à la nuit il barricadait tout. Il n'allait plus jamais au bourg; tout au plus y voyait-on parfois la nounou qui faisait l'achat
d'un jambon ou d'un dindon. Mais la nounou parlait un fort mauvais français. « Alors, la Squaw •, lui disait-on, car la nounou ayant du sang iroquois on la surnommait la Squaw, • Alors, la Squaw, ton patron, toujours aussi zinzin ? » —You son of a bitch, trou du cul, faisait la Squaw qui aimait offrir aux bousins locaux son juron favori. On n'insistait pas trop, car la Squaw avait appris l'art subtil du judo. Alors parfois la Squaw souriait, ajoutant: —Tant qu'il nourrit Jonas, ça vn. Car, savait-on, Augustus continuait la mission qu'accomplissait jadis Haig. A midi tapant, il s'approchait du bassin, murmurant « Jonas, Jonas ! » Jonas avait grandi, mais il apparaissait toujours. Alors Augustus lui lançait du pain qu'il avalait non sans satisfaction.
Il fallut six ans à Olga pour savoir où avait disparu Augustus. Quand Olga arriva à Azincourt, Augustus d'abord (qui n'avait jamais w sa bru qu'un court instant) s'opposa à son admission dans la maison. Plus tard, pourtant, il s'adoucit. Il voulut voir la prima donna pour qui son fils avait concu un amour si fort. Plus tard, il prit du plaisir à voir Olga, à l'ouïr discourir; Olga, lui racontant son conjungo trop tôt rompu, lui disait sa passion pour Douglas Haig. Augustus lui par-lait du charmant bambin qui nourrissait Jonas, qui grimpait à l'acacia du parc, qui jouait à colinmaillard. Olga s'habitua à Azincourt, y trouvant la paix qu'il lui fallait, alors qu'à Paris son travail la tracassait, l'accablait. Aussi Olga vint à Azincourt trois fois par mois, passant cinq à six jours vis-à-vis d'Augustus: on faisait un grand tour du parc, on buvait du sirop dans un salon d'apparat
qu'Augustus ouvrait, honorant ainsi sa bru. L'on soupait, puis Olga, s'affalant dans un charmant vis-à-vis d'acajou (anobli par l'amour qu'y avait jadis concu un Boyard pour la Grisi) qu'Augustus avait, vingt ans auparavant, acquis à prix d'or à Drouot, Olga donc, brodait un joli bourdon sur un grand drap blanc fait du plus fin linon, tandis qu'Augustus, non loin, jouait, sur un virginal dont l'aubour subtil s'ornait d'incrustations d'os, un air d'Albinoni, d'Haydn ou d'Auric. Olga, parfois, chantait du Schumann. Sa voix vibrait dans l'air du soir.
Qui, souhaifons-nousJ plaira aux fanas pindarisants
Amaury sonna au portail. Au loin, un danois,
ou un sloughi, aboya. Puis la nounou vint ouvrir.

—Bonjour, la Squaw, dit Amaury qui trouvait joli son surnom.
—Good day to you, Sir Amaury, dit la

Squaw, and good day to you too, Sir Savorgnan.
Amaury, surpris, loucha sur Savorgnan.
—Quoi, lui dit-il, tu connais aussi la Squaw ?
—N'avais-tu pas compris ?
—Ma foi, non, avoua Amaury.
—J'ai dit, il y a un instant, tandis qu'à bon
train nous arrivions aux faubourgs d'Arras,
j'ai dit qu'un jour tu connaîtrais tout mon roman.
Tu sauras alors jusqu'où nos curricula sont concordants: un hasard continu nous a unis, nous unit
aujourd'hui, nous unira toujours. Tous nos amis
nous sont communs, communs nos savoirs, communs nos pouvoirs, commun l'obscur propos qui
nous fait courir aux vingt-huit azimuths...
—Similia similibus curantur, condut, finaud,
Amaury.
—Contraria contrariis curantur, 1ui opposa,
narquois, Savorgnan.
—Lady Olga is waiting for you, fit la Squaw,
montrant la maison.

L'on s'approcha. L'on fut introduit dans un
living-room d'un goût ultra-innovant: tapis au nylon lilial, club ovoidal, lampion qui aurait fait d'un Noguchi un primitif, divans aux gros coussins faits d'un caoutchouc qu'on gonflait. On avait garni tout un mur d'un vitrail op dû au crayon mordant du grand Sartinuloc. Olga somnolait dans un hamac. Amaury lui baisa la main, puis Savorgnan. —Cari amici, dit Olga, nous vous savions loyaux. Augustus voudrait vous voir. Sonnons du gong ! Amaury saisit un gong d'aluminium qu'il frappa par trois fois d'un maillotin d'iridium, produisant un son pas tout à fait cristallin qui flotta un long instant dans l'air. Alors parut Augustus B. Clifford, barbon Uanchi, caduc, sourd, affaibli. Il vint à Savorgnan qu'il accola: —Wilburg, my oll chap, how do you do Iuu dit-il. How do you do • fit Savorgnan, toujours
poli.
-How was your trip ? fit Augustus.
—It wa•n•t bad, dit Savorgnan.

—•as mauvais du tout, ajouta Amaury, montrant par là qu'il avait compris l'anglais du
Consul.

L'on s'assit. Olga proposa fruits au sirop, fruits
rafraichis, fruits confits. L'on savoura sans bruit.
Nul n'ajoutait mot. L'on toussota. L'on souplra.
—Il nous faut aujourd'hui, dit pour finir
Olga, approfondir dans un savoir commun l'obscur imbroglio où nous nous noyons tous. Trop
d'avaros troublants, trop d'affolants coups du
sort ont, au cours du mois qui finit aujourd'hui,
assailli nos amis. Or, hormis cinq à six brimborions, nous n'avons pas d'informations sur la
situation qui accompagna la disparition d'Anton,
la mort d'Hassan. Mais nous savons, ou croyons
savoir qu'il y a, sous tout ca, un propos sibyllin

dont nous voudrions saisir la signification. Avant
tout, il nous faut nous unir: joignons nos informations, puis coordonnons nos actions !
—Voilà proposition qui vaut son poids d'or,
fit Augustus.
—Oui, approuva Arthur Wilburg Savorgnan,
à coup sûr chacun parmi nous a au moins appris
un truc qu'ignorait son voisin. D'un contact plus
jointif jaillira l'intuition qui nous ouvrira l'horizon !

—Bravo ! fit Amaury.
—Hip hip hip hurrah ! dit la Squaw apparaissant alors apportant sur un plat rond moult
flacons d'alcool.

L'on trinqua. Amaury voulut offrir d'abord sa contribution, car, disait-il, a priori, son propos lui paraissait important. L'on fut surpris, mais l'on autorisa Amaury à discourir avant tous. —Or donc, attaqua Amaury Conson un instant plus tard, j'ai lu un bon bout, sinon la plu
part du Journal d'Anton Voyl. Il y fait cinq ou six fois allusion à un roman qui, dit-il, fournirait la solution. Il y a, par-ci, par-là, tout un tas d'indications qui, croyons-nous, ont pour but d'approfondir la signification du roman, sans pourtant nous affranchir tout à fait. —Oui, fit Savorgnan, disons qu'Anton tout à la fois montrait mais taisait, signifiait mais
masquait. —Larvati ibant obscuri sola sub nocta, murmura Olga qui n'avait jamais su son latin. —Ainsi, p•u•sulvit Amaury, il s'agit pa*ois du Mo•y Dick, parfois d'un roman qu'aurait fait sur la fin Thomas Mann, parfois d'un roman d'Isidro Parodi paru il y a dix ans à la Croix du Sud. Mais Voyl citait aussi Kafka, puis parlait du « vol du bourdon », puis d'un Roi blanc, ou parfois d'Arthur Rimbaud. Dans tout ça, il y a tou
jours un point commun: l'apparition, ou la disparition du Blanc. —Du Blanc ! clama Augustus B. Clifford laissant choir son hanap d'akvavit qui macula son blanc tapis.
—Du Blanc ! cria Olga fracassant dans sa
commotion un lampion.

—Du Blanc ! hurla Arthur Wilburg Savorgnan avalant plus qu'au quart son cigarillo.
—Du Blanc ! brailla la Squaw d'un ton
suraigu qui brisa trois miroirs.
—Du Blanc, oui du Blanc, raffirma Amaury:
tout tournait autour du Blanc. Mais quand Anton
Voyl dit « Blanc » à quoi fait-il allusion ?
Augustus B. Clifford alla à un bahut, ouvrit
un tiroir dont il sortit un album format grand
raisin qu'un joli galuchat gaînait.
—Voici, dit-il, l'album qu'Anton nous posta
il y a un mois, jour pour jour.
—Trois jours avant sa disparition, donc, calcula Amaury.
—Oui. Mais il n'y a pas un mot dans l'album,

sinon un placard qu'Anton, croyons-nous, trouva
dans un journal, puis qu'il colIa.
On s'approcha d'Amaury qui parcourait l'album. Il comportait vingt-six folios, tous blancs,
sauf, au folio cinq, un placard oblong, sans illustrations, qu'Amaury lut à mi-voix:


A B•S LJOBSCUR
(Homo blanchit tout.. J

TOUT paraitra plul blanc, car ll blanchi• TOUT: V01 .lips, VOI bal, V01 maillotl, VOI
larraS•I, V01 triC0tl, VOI cotom, VOI burnous.
TOUT: VOI draps (pur coton), vos pantalom pour marim (vrai basin uni), mail aUlli VOI bois, VOI boudim, VOI
•raisins, VOI vim, VOI maim, VOI maux VOI lombricl, VOI poignarll VOI grOI pOillOnl, VOI moim grol poillons VOI tifl, VOI charbom VOI nuits sam roupillon, vol conjungos [sam co•t VOI mignom cailloux pour bom jo•rs, vos [Icazom, VOI flots, vos loupl trop connus, VOI lim
[sam lupus,
vos omilsiom, vos trous, V01 bourdons
VOI manUlCritl
VOI bUtl aUllitOt mil, VOI lailom dam un
Grand Magalin, vol notatiom pour hautboil, vos abominatiom pour Tarzan, vos
zincl à blanchir, à l'infini, du Blanc, du
[Blanc, du Blanc !

A B•S L'OBSCUR

—Il nous faudrait un Champollion, murmura,
abattu, Amaury.
—A mon tour, dit Savorgnan, apportant sa
contribution au travail commun. A nous aussi,
il y a un mois, nous parvint un colis postal. Il
n'y avait aucun signal distinctif m'autorisant à

savoir qui nous l'offrait, mais j'ai compris aussitôt
qu'il avait rapport à Anton Voyl quoiqu'ajouta-t

113
114

il, nous ignorions toujours pourquoi Voyl voulait
ainsi garantir son incognito...
—Qu'y avait-il dans ton colis ? coupa Amaury qui bouillait.
—J'y arrivais. Voici:
Il ouvrit son sac, y farfouilla un instant, puis

sortit un carton qu'il montra au trio.
Il s'agissait d'un carton à kaolin, noirci à

l'indian ink, qu'un artisan tatillon avait blanchi
au grattoir (ou plutôt au vaccino-stylo) s'inspirant à coup sûr du truc mis au point par l'imaginatif Jarjack qlland il imita à foison l'abattu
Clo•vn blanc qu'avant lui immortalisa un grand
rival d'Oudry. On avait ainsi produit, par disparition du noir, un croquis au fini parfait qui
imitait l'inscription au bambou qu'on voit parfois
au bas d un lavis iaponais.
—Du japonais ? voulut savoir Olga.
—Oui, du japonais. Illico j'allai voir mon
patron, poursuivit Savorgnan, à savoir Gadsby

V. Wright, qui m'accompagna à Oxford où Parsifal Ogdan nous lut l'inscription: voici la transcription qu'on nota:
Kt•raki yori
Kuraki michi ni zo


Usuzumi ni
Kaku tamazusa to
Kari miyura kana

—Joli, fit Augustus. —Il s'agit, poursuivit Savorgnan, d'un haikaï, ou plutôt d'un tanka, non du grand Narihira, mais, soit d'Izumi Shikibu (on dit qu'il fut son opus final), soit du moins connu Tsumori Kuni moto. Il aurait paru dans la Go shu i shu, compilation qu'on of•rit au Mikado. Parsifal Ogdan nous donna du tanka la traduction mot à mot
•l•n.c un français dont la distinction nous surprit d'autant plus qu'on savait, par un ami japonais qu'Anton Voy1 avait connu jadis à la National Library, qu'un tanka a toujours trois, cinq, six ou parfois jusqu'à huit significations. Mais, nous montra Parsifal, l'approximation, qui fournit un apport vital à l'art nippon, n'aurait, pour un Français, pour un Anglais, aucun piquant: l'obscur, l'incongru, l'approchant, l'indistinct n'auront
jamais raison ici. Il faut qu'un tanka soit clair, concis, incisif, franc, succinct, fait d'un trait, fût-il traduit ou transcrit au prix d'abandons parfois importants. Voici donc la traduction qu'Ogdan nous proposa parmi cinq ou six qu'il aurait pu tout autant choisir:
Hors d7• noir D•ns s•n parcot•rs noir D'?•n crayon si fin Un si•nal blanc s'inscrit: O, vois dam l'air l'albatros
—Tout à fait charmant, fit Amaury, mais l'on aurait voulu plus illuminant. —Craignons qu'à mon tour ma contribution n'ait aucun pouvoir, fit, au bout d'un long instant où chacun n'osa l'ouvrir tant il y avait dans l'air ambiant un inconfort grandissant, Olga. Gaignons, car au moins y avait-il dans vos journaux, placards ou tankas, allusion à un point connu, à un point commun: au Blanc. Mais, dans mon cas,
tout parait dos à dos: autant vos manuscrits sont obscurs, pourris d'allusions, ardus à saisir, autant mon manuscrit parait clair, positif, admis... —Mais, proposa Amaury, s'il constituait, par là, la solution... —Mais non, coupa Olga, tu n'as pas compris. 115 Il n'y a, dans mon cas, ni allusion, ni signal. Car il s'agit, non d'un travail original, mais d'un corpus compilant cinq ou six travaux d'autrui, travaux qui, fort connus, n'ont pour nous aucun attrait significatif...
—Si tu racontais ab ovo, l'on pourrait y voir plus clair, fit Augustus.
—Soit, fit Olga. Huit jours avant l'incongru pli assorti d'un si fascinant post-scriptum annonçant qu'il allait au plus mal, Anton Voyl nous posta, à nous aussi, un colis. J'ouvris aussitôt. J'y trouvai: a) Un court roman d'un soi-disant Arago, s'in
titulant « L'intrigant parcours français •, un charmant in-octavo dont j'admirai l'arabisant maroquin, qui s'ornait d'amasquins à l'or fin amati. Mais, pour un roman, il m'apparut plutôt faiblard;
b) Six madri•aux archi-connus, qu'on a tous lus dans un Michard ou dans un Pompidou, qu'on a tous appris quand on avait dLx ans. Six madrigaux transcrits, mot à mot, sans aucun marginalia, par la main d'Anton:
—Bris marin, par Mallarmus
—Booz assoupi, d'Hu•o Victor
—Trois Chansons du fils adoptif du Commandant Aupick.
—Vocalisations, d'Arthur Rimbaud.
Par-ci par-là, cinq ou six scazons font altusion aux dadas favoris d'Anton: l'obscur, l'immaculation, la disparition, la damnation. Mais nous savons qu'il s'agit là d'un pur hasard...
—Pourtant, af•irma Amaury, nous n'avons pas grand choix: si Anton a cru bon d'accomplir
116 la transcription, il nous faut y voir un jalon !
—Lisons donc, proposa Arthur Wilburg
Savorgnan. D'abord, ils sont tout à fait jolis; puis
qui sait si l'on n'y saisira pas un chaînon qu'Ol•a
n'aurait point vu ?
On lut donc:
BOOZ ASSOUPI


BRIS MARIN

Las, la chair s'attristait. J'avais lu tot•s folios.
F•ir! Là-bas f•ir! J'ai vs• tit•bant l'albatro
D'avoir co•rs• a?•X flots inConnUI, à l'azs•r !
Ns•l, ni nos noirs jardim dam ton voir a•wli p?•r
N'aslouvira mon flanc qui, marin, I'y baignait.
O, Nuits ! Ni l'abatjotw imolant qsci brûlait
Ss•r un vain papyrul aboli par son Blanc
Ni la bru q•i donnait du lait à son Infant.
Partirai! O tramat balançant ton grand foc,
Sors du port ! Cinglom s•r l'ino•u lointain du roc.
Un chagrin abattK par nos so•haits d's•n soir
Croit toujos•rs as• sals•t qui finit as• mouchoir.


Mais parfois s•n d•r mat invitant l'Os•ragan
Fait il qsf's•n Aq?•ilon l'ait mis s•r U# brisant
Omis, sans mats, sans mats, ni productifi tlots.
M•ss os•ss nos marins chantant a•x apparaux !

MALLARMUS
Booz s'assos•pislait; son labour l'accablait;
Il avait dans son champ accompli son travail,
Ps•is avait fait son lit dans r•n coin familial;
Booz dormait non loin ds• •rain qu'on amassait.


Il avait son poids d'ans, il avait mil sillons;
Q•oiq•il f•t COJ•IU d'or, il aimait l'impartial;
Dans son mos•lin fluvial, il n'avait nul limon,
Il n'avait pas Satan lans son fos•r domanial.

Son poil avait ls• Blanc aimi qs•s•n ru d'avril.
Ni rapiat ni rival sa moisson n'inspsrait;
Q•and il voyait patir s•n croqs•ant qsfi glanait:
l•sssons-ls•i à propos choir ds• grain, lisait il.


Toujo•rs il marchait lroit loin ds• layon tournant

Portant s•r son los pscr compassion a• lin blanc;
Tos•jours as•x appa•vris il ouvrait son blutoir;
Son grain coulait a flots l's•n consolant pos•voir.

Si Booz, bon cos•sin, si Booz, grand Patron
Paisait provisior l'or, il lonnait a• vassal;
On admirait Booz pl•s qs•'s•n frais Apollon
Car Apollon n'a pas l'attrait patriarcal.


Son front tos•t grisonnant va as• flux as•gs•ral,
S'introd•it a•c l os•jo•rs, quittant •n jos•r mos•vant.
L'on voit brandons brs•lants à l'iris l'un infant:
Un cristallin caduc saisit l'lnaug•ral.


Donc, Booz lans la nuit lormait parmi son •rain

Non loin du ha•t mulon qui paraissait un ms•r.
Trois paysans blottis ont l'air l'un corps obscur;
Or tos•t ca arrivait dans s•n antan lointain.
La Tribu d'Abraham avait pour roi Dayan.
Son sol, dont un Titan avait vu l'impulsion,

Portait dans son limon, mol humus pourrissant
L'inoubli torturant du Flot inondant Sion.

Ainsi dormait Jacob, aimi dormait Judith.
Booz, tout à sa ns•it, gisait IOUI un buisson;
Or, un vantail divin ouvrant son portillon
SA•r son front rayonnant, la Vision s'imcrivit.

Ainsi fs•t la vilion: Booz vit un grand tronc
Qui, sorti du nombril, allait jusqu'à l'azur;
Un sang vrai y montait aimi qu'un lon• chainon;
Un roi chantait au bas; là-haut mourait un pur.


Or Booz murmurait tout à son orailon:
< Qui pourrait m'impartir lon si mirobolant •
Voici trois foil vingt am, j'avais alors vingt ans;
L'on m'a ravi l•amour avant l'avoir garcon.

Son corps qui, nuit sur nuit, à mon corps fut fondu,
O, Tout-Puislant, a fs•i mon •rabat pour ton lit.
Nous vivons ,zujourd'hui plus qu'à mi-confondu
Car ma mort au futur suit sa mort du jadis.

Un sang bouillant naitrait par moi ! Qui l'aurait cru .

Qsfi croirait qu'aujourd'hui Booz aurait infants •

A vingt am, nous aviom nos matins triomphants:
Jour qui quitt•it la nuit aami qu'un invaincu;

Mais, cals•c, on a froid, ainsi qu'aux frimas l•if.
J'ai connu l'abandon, sur moi chut l'obscur soir.
J'accroupil, O mon Roi, mon front sur un drap noir
Bouvillon tariSIant sa soif au courant vif •.

Ainsi parlait Booz, à l•amour, à la nuit
Offrant au Tout-Puilsant son iril assoups;
Un tallipot sait-il qu'à son tronc croit un brout ,'
Booz ignorait-il qs•'à son flanc gisait Ruth •'


Tandis qu'il somnolait, Ruth, qui du Moab vint
Non loin du grand Booz alangu t son dos ns•
S'in3a•inant, louriant, un rayon inconnu
Quand la nuit blanchirait jusqs•'au matin soudain.

Or Booz l'i•norait: mail Ruth lan•;uislait là,

Pourtant Ruth savait mal qu'll la voulait pour Is•i
Un frais parfum sortait d'un viridifiant buis;
Un nocturnal Khamsin flottait sur Galgala

L'obscur planait nuptial, infini, imposant.
N'y palpitait-il pas, inco•nito, un Pur
Car on voyait vibrant dam la nuit par imtant
Simulation d'un vol, un flou frislon d'azur.

L'impiration • pur Booz qui somnolait
S's•nislait au bruit sourd du ru qui murmurait
La nuit s'a•loucillait dam un ao•t finislant,


Il y avait un Iyl au flanc du vallon Blanc.

Rs•th souriait; Booz dorma t: I'air parait gris
Au loin, un sourd troupiau va tintinnabulant.
Un coloslal *ardon tombait du Paradis;
L'imtant lOUVi sonnait OU un lion va buvant.

Tout somnolait dam Ur, tout dormait dam Ganaith,
Orion papillotait au plus profond du noir;
L'a;gs• croislant si clair parmi l'halo du soir

Scintillait au •onant; lors Ruth s'imaginait

S'alanguislant, os•want un cil IOUI son Sindon,
Qu'un divin paysan du toujourl automnal
Avait, partant au loin, dam un mol abandon,
Conds•it son chariot d'or sur son sillon astral.

VlCrOR HUGO TROIS CHANSONS par un fils adoptif du ColTlmandant Aupick
SOIS SOUMIS, MON CHAGRIN

Sois loumis, mon chagrin, pUil dam ton coin lois sourd
Tu la voulais la nuit, la voilà, la voici
Un air tout obscurci a chu sur nos faubourgs
Ici portant la paix, la bas donnant lOUCi.

Tandis qu'un vil magma d'humain* oh, trop banals,
Soul l'aiguillon Plaisir, guillotin sam amour,
Va puisant son poison aux puants carnavals,


Mon chagrin, Saisil-moi la main; là, pour toujours
Loin d'ici. Vois s'offrir sur s•n balcon d'oubli, Aux habits pourrislantl, nos am qui sont partis; Surgir du fond marin s•n guignon sot•riant; Apollon moribond s'assoupir sous un arc
Puis ainsi qu'un drap noir trainant au clair ponant Ou•s, Amour, o•is la Nuit qui so•rl d• parc. ACCORDS
Sois, Cosmos, un palais où un vivant support A parfois fait sortir un propos toKt abscons Un passant y croisait la Symbolilation Qui voyait dam un bois un son au fond du cor.
Ainsi qu'un long tambour qui au loin s'y confond Dans un profond magma obscurci mais global, Massif oi• la nuit voit l'attrait d'un abyssal Jouxtant irisations, parfums cors•scants, sons.
Il y a un parfs•m mimant la chair du faon, Doux ainsi qu'un hautbois, clair ainsi qs•'un gazon Puis l'air d'un corrompu, d'un pourri triomphant
Ayant l'impulsion d'un tissu d'infini Ainsi qu'un romarin, un iris, un jasmin Qui cbantait nor transports dans l'Amour ou l'Instinct.
NOS CHATS •mants br•lants d'amour, savants aux pouls glaciaux, Nous aimons tout autant dans nos saisons du jour Nos chats pUiSSantl, mais doux, honorant nos tripots Qui sans nous ont trop froid, nonobstant nos amours.
Amis du Gai Savoir, amis du doux plaisir,
Un chat va sans un bruit dans un coin tout obscur.
O, Styx, tu l'aurais pris pour ton poulain futur
Si tu aVail, Pluton, aux sclavons pu l'offrir.


Il a, tout vacillant, la station d'un hautain
Mais grand Sphtnx somnolant au fond du Sahara
Qui parait s'assoupir dans un Oubli sans fin:

Son dos frolant produit un influx angora
Aimi qu'un diamant pur, I'or surg t, Icintillant
Dans son voir nictitant divin, puis triomphant.

''VOCALISAIlO•S
A noir (Un blanc), I ro•4x, U safran, O azur: Nous saurons au jour dit ta vocalisation:
•, noir carcan poilu d'un scintillant morpion Qui bombinait autour d'un nidoral impur,
Caps obscurs; qui, cristd du brouillard ou du Khan,
Harpons lu fjord hautain, Rois Blancs, frissons d'anis•
I, carmins, sang vomi, riant ainsi qu'un lis
Dans un courroux ou dans un alcool mortifiant;

U, scintillatiom, ronds divim du flot m•n,

Paix lu patis tissu d'animaux, paix du fin
Sillon qu'un fol savoir aux grands fronts imprsma;

O, finitif clairon aux accords d'aiguisoir,
Soupirs ahurissant Nadir ou Nirvdna:
O I'omicron, rayon violin dans son Voir !

ARTHUR RIMB•JD Dont la fin aura pour fonction d'amollir un Grand Mani•ot•
Ayant lu, Olga scruta tour à tour Amaury,
Savorgnan, Augustus, la Squaw, puis poussa un
profond soupir. Nul n'ajoutait mot. On n'y voyait
pas clair. Chacun savourait son madrigal, tâchant


d'y saisir un fil, un jalon.
—J'ai dit il y a un instant qu'il nous faudrait
un Champollion. Mais un Champollion n'y suffirait plus, dit, abasourdi, Augustus, il nous faudrait aussi un Chomsky.
—Ou plutôt un Roman Jakobson qui nous
dirait son structural avis sur « Nos chats » qu'il
analysa jadis !
—Pourquoi pas un Bourbaki !
—Pourquoi pas un Oulipo ?
—Confondant, tout à fait confondant, marmonnait nonobstant dans son coin Amaury.
—Quoi ? fit Arthur Wilburg Savorgnan.
—L'A noir Un blanc d'Arthur Rimbaud: l'on
voudrait y voir un signal !

—Pourquoi pas ? On sait trop qu'ici pas un mot n'a dû son apparition au hasard. Mais il s'agit d'Arthur Rimbaud, non d'Anton Voyl ! —Qui sait ? murmura tout un chacun.
L'imagination d'Augustus B. Clifford vaquait. Il parlait à mi-voix. Chacun suivait son propos 127
qui, pour confus qu'il fût, paraissait parcouru par 1 insp•ration: A noir, Un blanc, disait-il. Un clair-obscur: attribut proximal d'un « a contrario »: à l'instar du signifiant signalant ipso facto qu'il a fallu, pour qu'il soit, trahir tout son autour (l'actualisation niant, donc montrant la virtualisation, il fallait, pour saisir l'immaculation du blanc, garantir d'abord sa distinction, son « idiosunkrasis • original, son opposition au noir, au rubis, au safran, à l'azur), 1' « Un blanc » n'ouvrait-il pas motu proprio sur sa contradiction, blanc signal du non-blanc, blanc d'un album où courut un stylo noircissant l'inscription où s'accomplira sa mort: ô, vain papyrus aboli par son Blanc; discours d'un non-discours, discours maudit montrant du doigt l'oubli blotti croupissant au mitan du Logos,
noyau pourri, scission, distraction, omission affichant ou masquant tour à tour son pouvoir, canyon du Non-Colorado, corridor qu'aucun pas n'allait parcourir, qu'aucun savoir n'allait franchir, champ mort où tout parlant trouvait aussitôt, mis à nu, l'affolant trou où sombrait son discours, brulôt flamboyant qu'aucun n'approchait sans s'y rôtir à tout jamais, puits tari, champ tabou d'un mot nu, d'un mot nul, toujours plus lointain, toujours plus distant, qu'aucun balbutiant, qu'aucun bafouillant n'assouvira jamais, mot mutilant, mot impuissant, improductif, mot vacant, attribut insultant d'un trop-signifiant où va triomphant la suspicion, la privation, l'illusion, sillon lacunal, canal vacant, ravin lacanial, vacuum à l'abandon où nous sombrons sans fin dans la soif d'un non-dit, dans l'aiguillon vain d'un cri qui toujours
nous agira, pli fondu au flanc d'un discours qui toujours nous obscurcit, nous trahit, inhibant nos 28 instinrts, nos pulsions, nos options, n•us. condamnant à l'oubli, au faux jour, à la raison, aux froids parcours, aux faux-fuyants, mais aussi pouvoir fou, attrait d'un absolu disant tout à la fois la passion, la faim, l'amour, substruction d'un vrai savoir, d'un chuchotis moins vain, voix d'un moi au plus profond, voix d'un voyant plus clair, d'un rapport plus vrai, d'un vivant moins mort. Oui. Au plus fort du Logos, il y a un champ proscrit, tabou zonal dont aucun n'approchait, qu'aucun soupçon n'indiquait: un Trou, un Blanc, signal omis qui, jour sur jour, prohibait tout discours, laissait tout mot vain, brouillait la diction, abolissait la voix dans la maldiction d'un gargouillis strangulant. Blanc qui, à tout jamais,
nous taira vis-à-vis du Sphinx, Blanc à l'instar du grand Cachalot blanc qu'Achab pourchassa trois ans durant, Blanc où nous disparaîtrons un à un... Augustus B. Clifford s'assit, l'air assombri, abattu. Chacun laissait courir son imagination...
• Oui, Anton Voyl a disparu, dit pour finir Amaury. —Hassan Ibn Abbou a disparu, ajouta Savorgnan. _ Douglas Haig Clifford a disparu voici vingt ans, son corps parcouru par un sillon blafard, murmura Augustus. —Il portait un carcan blanc, il jouait l'Uomo Bianco dans Don Juan, sanglota Olga. —Allons, fit Savorgnan, n'ayons pas l'air si abattus. « Nonobstant nos chagrins, il nous faut nous unir », ainsi chantait jadis Francois Danican Philidor. Oublions un instant nos morts, nos amis disparus, mais tâchons aujourd'hui d'y voir plus clair, toujours plus clair, afin d'amoindrir
la damnation qui fond sur nous, afin d'affranchir du soupçon nos futurs ! —Mais nous n'aurons jamais fini ! cria alors l2g Olga. Plus nous approfondirons, plus ira durcissant l'inconnu, jusqu'au noyau final où nous nous avachirons. Pourquoi vouloir courir à la mort ? Pourquoi choisir l'infamant sort qu'Haig, qu'Anton, qu'Hassan avant nous ont connu ? Chacun s'opposa d'un ton vif au propos trop soumis ou trop craintif d'Olga. Augustus mit fin au brouhaha naissant d'un doigt haut brandi. —Amis, amis, harangua-t-il d'un ton sourd qui cachait mal son noir souci, taisons-nous, taisons nos chagrins, taisons nos sanglots, nos courroux, nos tracas. Quant à nous, nous suivrons jusqu'au bout la proposition d'Arthur Wilburg Savorgnan, car, a dit jadis Malcolm Lowry, « Qui toujours sans faiblir voudrait courir plus loin, çui-là nous
pourrons l'affranchir ». Mais poursuivit Augustus consultant son oignon, l'on va sur minuit, nous avons faim, nous avons soif, offrons-nous auparavant l'amical loisir d'un lunch qu'on improvisa tantôt, connaissant vos palais subtils. —Miam miam, fit, gourmand, Savorgnan. —Y'a bon banania, ajouta, rigolo, Amaury. La Squaw, qu'on n'avait pas vu sortir, parut alors, annonçant: —La collation du so;r morfond dans l'apparat du Grand Salon.
L'on applaudit. —Habillons-nous d'abord, proposa Olga non sans sophistication.
Chacun gagna son local privatif, puis rapparut, un instant plus tard, mis sur son vingt-huit plus trois. Olga, tout à fait « in », avait choisi un pyjama du soir bâti par un Christian Dior dans un satin chatoyant, irisant, garni d'un flot bouillonnant d'attifiaux charmants: rubans, galons, bourda
lous, catogans, volants à falbalas, capuchons, crinolins. Un lourd bijou soudanais, figurant un aspic, lovait son insinuation d'or sur son avant-bras droit. Muscadin, Amaury s'affublait d'un frac tout à fait strict.
Savorgnan, gandin, sinon zazou, avait mis un smoking gris souris, un jabot citron, un papillon chamois. Amaury, un brin jaloux, siffla d'admi
ration. —My tailor is rich, dit Savorgnan, plutôt satisfait. Quant à Augustus B. Clifford, qui avait acquis dans son Consulat un chic non plus ultra, il portait l'habit. Ça lui donnait l'air d'un colonial anglais racontant à Victoria la mission qu'il accomplit à Haidarabad pour adoucir l'adroit Tippoo Sahib.
L'on gagna, non sans tralalas, chichis ou salutations, l'imposant salon où la Squaw avait pourvu à tout. Amaury donnait la main à Olga; suivait
Augustus, puis Savorgnan. On admira fort un bahut Louis X, un lutrin bourguignon au stampillon d'Hugo Sambin, un sopha à motifs floraux qu'un Ruhlmann signa, puis, surtout, un lit-divan à baldaquin dont l'attribution à Grinling Gibbons scandalisa, voici vingt cinq ans, plus d'un qui s y connaissait, quoiqu'il portât son poinçon. —Sais-tu, dit Augustus à Savorgnan, qu'à l'occasion Gombrich publia dans la « Warburg and Courtauld » un discours fort important où il attaquait Irwin Panofsky ? —You don't say ! clama Savorgnan, ahuri. —Mais si ! Ça faillit mal finir. Gombrich avoua, plus tard, qu'il trouva dans la discussion cinq ou six points originaux dont la filiation constitua l'initial parcours d'Art and Illusion.
—Voilà qui, à coup sûr, garantira tout son prix à ton lit, fût-il dû ou non au tarabiscot du
grand Gibbons ! Puis l'on s'attabla. Augustus offrait aux trois amis non un lunch frugal, mais un vrai balthazar. Il y avait pour plat introductif un chaud-froid d'ortolans à la Souvaroff. Aucun poisson, mais un homard au cumin pour qui l'on ouvrit un Mouton-Rothschild Vingt-huit. Suivait un gigot cuit dans un jus d'oignon qu'haussait un savant soupçon d'anis. Suivant la tradition qu'on pratiquait toujours dans la Maison Clifford, un carri subtil l'accompagnait. Puis l'on proposa un balkan au paprika où l'on avait mis salsifis, cardons, artichauts, haricots blancs, radis noirs. S'inspirant du trou normand, l'on donna à chacun un magistral calvados. Puis l'on offrit, pour finir, un parfait au cassis qu'accompagnait un Sigalas-Rabaud blanc qui aurait fait faillir Curnonsky. Augustus B. Clifford porta un toast où il
forma tout son souhait pour qu'à partir du travail qu'il allait fournir l'amical quatuor vît un jour la solution au tracas qui l'habitait, à l'ardu brouillamini qu'il traquait sans fruit voici tantôt un mois. L'on trinqua. L'on buvait coup sur coup. L'on fut plutôt fin rond. On s'attardait. Un galant oaristys unissait Amaury à Olga: lui baisant la main, il lui sus surait un mot doux. Plus tard coula à flots un
divin Armagnac qu'on buvait à ras bords dans
d'opalins ballons.
La nuit blanchissait. Au loin, un coq chanta
trois fois. On apporta du caviar d'Iran.


S'appuyant sur Amaury, Olga somnolait; Augustus racontait à Savorgnan sa participation à un championnat local d'aviron, sport tout à fait inconnu à Azincourt, mais qu'il paraissait vouloir à tout prix promouvcir, suscitant un Ro•ring-
Club, allant jusqu'à lui offrir un skiff, puis habillant trois gamins du bourg d'indigo maillots portant blasons à l'instar d'Oxford pour qui il avait


ladiS couru
Il faisait grand jour quand on alla dormir.

Midi sonna au carillon. Un bourdon au son
lourd, glas ou tocsin, brimbala au loin. Augustus

B. Clifford ouvrit un cil. Il avait mal dormi. Il rabâchait sans fin un mot idiot qu'il n'arrivait jamais à saisir: voilà, ou vois-la ou Voyou ou Voyal ? qui, par associations, provoquait un amas, un magma incongru: substantifs, locutions, slogans, dictons, tout un discours confus, brouillon, dont il croyait à tout instant sortir, mais qui insistait, imposant l'agaçant tourbillon d'un fil vingt fois rompu, vingt fois cousu, mots sans filiation, où tout lui manquait, la prononciation, la transcription, la signi•cation, mais tissant pour
tant un flux, un flot continu, compact, clair: impact sûr, intuition, savoir s'incarnant soudain dans un frisson vacillant, dans un flou qu'habitait tout à coup un signal plus sûr, mais qui n'apparaissait qu'un instant pour aussitôt s'abolir. —How was it ? marmonna-t-il (il parlait toujours anglais dans son for). It was. Was it • It was. Solution (ou pardon, ou compassion) s'offrant un court laps, mais qu'aucun mot, qu'aucun discours jamais n'ouvrirait à un savoir plus global. Puis, sans savoir pourquoi un fait si insignifiant s'imposait à lui, il lui souvint tout à coup qu'il n'avait pas nourri Jonas, son cyprin, oubli trivial mais soudain si lancinant qu'il lui cuisit
133 prou. Il s'habilla, bafouillant un charabia indistinct. Tout dormait dans la maison. Il alla à un
bahut, il y prit du grain, plat favori du cyprin. Il allait sortir quand, soudain, il vit, dans un coin du salon, sur un piano droit, l'obscur carton à kaolin noirci à l'indian ink sur quoi, suivant Savorgnan, Voyl avait fait blanchir par un artisan hors pair un tanka japonais. Ça lui parut fascinant. Il s'approcha. Il prit dans sa main l'oblong carton, suivant du doigt l'insinuant parcours du subtil signal nippon. Soudain, il poussa un cri affolant, inhumain: —Ai ! Ai ! Un Zahir ! Là, là, un Zahir ! Sa main battit l'air. Il tomba, mort.
Chacun dans la maison sursauta, bondit, accourut, bousculant tout, s'affolant, pâlissant, ahuris,
hagards, poltrons, l'air transi. Amaury arriva
d'abord, puis Olga, Savorgnan, la Squaw.
Augustus gisait sur un grand tapis octogonal

à motifs chinois. Un rictus horrifiant crispait son

minois. Dans un sursaut final, sa main avait
racorni un bon quart du carton à kaolin. Tout
autour, il y avait du grain.
—Pourquoi du grain ? voulut savoir Amaury,
surpris.
—Il s'agit du grain dont il nourrissait Jonas,
son cyprin, affirma Olga qui avait compris illico.
—Oui, ajouta la Squaw, voici trois jours
qu'il n'avait pas nourri Jonas. Il lui souvint à
coup sûr aujourd'hui qu'il y avait là oUigation
qu'il avait omis d'accomplir.
—Or, croyons-nous, poursuivit Olga, choisissant du grain, plat favori du cyprin, il fut pris
d'un mal aussi subit qu'assassin, un trauma, un
134 choc, un infarctus qui sait ?

—Oui, mais, supposa Savorgnan, l'assaut qu'il
subit a-t-il ou non rapport au carton à tanka
qu'il froissa dans sa main dans son final soupir ?

—Il roussa alors un cri, dit à son tour Amau

ry, mais qu'a-t-il dit ? Nous n'avons pas compris.
—Moi, j'ai ouï: « Trahir, trahir ! » dit Olga.
—Moi, Pamir, ou Salir, dit Savorgnan.
—Non, dit la Squaw, il a dit « Un Zahir, là,
là, un Zahir ! »

—Un Zahir, cria-t-on, what is it • • ?
—It is a long, long story, murmura la Squaw

d un ton fourbu.
—Mais nous voulons savoir, implora-t-on par-
tout.
—Soit, nous dirons tout, admit la Squaw,
mais auparavant, tâchons d'avoir au bout du
fil Aloysius Swann ou Ottavio Ottaviani, car,
voici trois jours, Swann câbla à Augustus un sansfil qui disait: « Nous suivons la situation. Tout
va mal. Nous craignons un coup bas. Tous nos
soupçons vont confluant sur Azincourt. Soyons
vigilants. Nous voulons savoir au plus tôt si vos
inquisitions ont abouti car, plus tôt mis au courant, plus tôt nous pourrons agir ». Il y a dix


ans au moins, poursuivit la Squaw, qu'Aloysius
Swann connaît Clifford. Il savait qu'il y avait un
Zahir. Il doit pouvoir nous offrir un concours
sans prix car ça fait un bail qu'il suit tout ça.
Amaury s'occupa d'avoir la communication. A
la P.J. on lui apprit d'abord qu'Aloysius Swann
n'avait pas paru à son local, puis on lui passa
Ottaviani.
—Allô allô, fit Ottavio Ottaviani, ici Ottavio
Ottaviani au bout du fil.
—Allô allô, fit Amaury Conson, ici Amaury
Conson.
—Amaury ? Ça va ?

—Plutôt pas I

—Qu'y a-t-il ?
—Il y a qu'Augustus B. Clifford a raccourci
son chibouk il y a un instant !

—Crocus and Plum-Pudding ! hurla l'argousin, Augustus ! mort !
—Tout à fait mort, admit Amaury.
—Un assassinat ?
—Non, nous croyons plutôt à un infarctus.
—N.d.D. ! jura Ottaviani, nous accourons.
Il raccrocha. Amaury itou.

—Il accourt, dit-il à Olga qui n'avait pas
suivi la discussion.

L'on transporta Augustus B. Clifford dans un
salon contigu. On l'installa sur un lit bas, puis
l'on couvrit son corps d'un drap.
La Squaw invita chacun à s'accroupir autour
du tapis rond à motifs iroquois, puis sortit tout
un fourbi d'abasourdissants gris-gris.

—La Squaw, murmura à mi-voix Olga, n'a
jamais discouru sans auparavant adoucir tout
courroux divin par un psalmodiant pardon qu'aucun Grand Manitou n'oirrait si l'on n'accompagnait pas son imploration, son invocation, d'un
apparat fort strict dont, à la fondation du aan,
il y a vingt-huit fois vingt-huit ans, l'initial Grand
Satchmo codifia la ritualisation, formulant un
canon oral qui, passant du papa au fiston, fut
transmis jusqu'à nos jours.

Parlant un iargon plutôt dur à saisir, la Squaw

clamait l'oral canon du grand Satchmo, annonçant un à un l'instruction à accomplir puis, joignant l'action au discours, la faisant, non sans


un soin vigilant qui faisait plaisir à voir. —O, Grand Satchmo, il y a vingt-huit fois vingt-huit ans, tu nous as appris l'art subti] d'adoucir l'horrifiant courroux du Grand Manitou. J'agirai aujourd'hui à ton instar. D'abord, tu t'introduisis dans ton wigwam obscur. Tu posas ton sac, tu l'ouvris, tu sortis ton noir tomahawk. Puis, sur un tapis rond, tu disposas trois sacs à savoir, six brins blancs d'alfa jadis noircis au crayon •aponais, trois pots d'où tu tiras du tabac, un bout d'amadou, un long tuyau. Puis, ouvrant ton carquois qui gisait sur un rayon axial du tapis, tu aiguisas un à un d'incisifs dards aux barbillons pointus. Plus tard, tu troquas ton gtim
pant citadin pour un campagnard falzar, puis tu fis trois ablutions. Alors tu pus, t'accroupissant non loin du tapis, faisant la paix dans ton for, offrir au Grand Manitou un adoucissant discours: ô, Grand Manitou, tu n'y vois pas, mais tu sais tout. Nous connaissons ton pouvoir- il va du hibou au tatou, du gavial à l'urubu, du faucon au vison, du daim au wapiti, du chacal au xiphidion, du bison au yack, du noir agami au vol lourd au zorilla dont la chair n'a aucun goût. Aujourd'hui, nous allons partir, car avant nous un million sont partis, courant à un savoir qui tomba dans l'oubli, bâtir, dans nos pouls, dans nos chairs, l'initial cri d'où naîtront nos tribus. Grand Manitou, caduc Artisan, sois vigilant, aujourd'hui, à jamais ! Où un bijou ombilical suffit à l'anglicisation d'un bdtard La Squaw tomba à plat, front au sol, bras raidis, puis, faisant un saut vif, tourbillonna par trois fois. —Voilà, dit Olga, la Squaw a fini son invocation. Son Grand Manitou lui a souri. Nous allons savoir la signification du Zahir.
A Masulipatam, un jaguar fut Zahir; à Java, un fakir albinos d'un hôpital à Surakarta, qu'on lapida; à Shiraz, un octant qu'Ibnadir Shah lança au fond du flot; dans la prison du Mahdi, un compas qu'on cacha dans l'haillon d'un paria qu'Oswald Carl von Slatim toucha; dans l'Alhambra d'Abdou Abdallah, à Granada, suivant Zotanburg, un filon dans l'ony• d'un fronton; dans la Kasbah d'Hammam-Lif, l'obscur fond d'un puits; à Bahia Bianca, un coin d'un sou où s'ablma, dit-on, Borgias.
Pour tout savoir du Zahir, il faut s'abolir dans un in-octavo colossal qu'Iulius Barlach publia à
Danzig, à la fin du Kulturkampf d'Otto von Bismarck, y transcrivant tout un amas d'informations s'appliquant au Zahir, y compris un manuscrit original du rapport d'Arthur Philip Taylor. La foi au Zahir naquit dans l'Islam à la fin du
139 conflit austro-ottoman. a Zahir •, dans un patois arabisant, signifiait a clair », « positif »; on dit aussi qu'il y a vingt-six noms pour anoblir Allah, dont a Zahir ». Un Zahir a d'abord un air normal, banal: il pourra s'agir d'un individu qui paraitrait plutat falot, ou d'un produit commun: un caillou, un doublon, un bourdon, un cadratin. Mais ils ont tous un pouvoir horrifiant: qui a w un jour un Zahir, jamais plus n'y connaitra l'oubli, lors finira hagard, divaguant. Avant tous, un fakir d'Ispahan parla du Zahir.
Il raconta qu'un jour on trouva à Shiraz, dans un fondouk, un octant d'airain « ainsi construit qu'il fascinait pour toujours qui l'avait vu ». Ouant à Arthur Philip Taylor, il nous dit dans son long rapport qu'il apprit à Bhuj, dans un faubourg d'Haidarabad, un dicton confondant « Avoir w un Jaguar », qui, parlant d'un individu, signifiait fou ou saint. On lui dit qu'on faisait ainsi allusion à un Jaguar hallucinant qui frappait qui l'avait w, car il continuait à l'assaillir, à jamais, jusqu'à la mort. On lui dit aussi qu'il y a toujours un Zahir; dans un jadis ignorant, il fut un talisman qu'on nommait Yaùq, puis un Voyant d'Irraouaddi qui portait un sindon s'incrustant d'impurs joyaux ou un loup fait d'un fin ruban d'or. Il dit aussi: nul jamais n'ira au fond d'Allah.
A Azincourt, un chaton d'opalin corindon fut
Zahir, un chaton ovoïdal, pas plus grand qu'un
lotus, comportant trois poinçons distincts: au
haut, on aurait dit la Main à trois doigts d'un
Astaroth; au mitan, un huit horizontal à coup
sûr signalant l'Infini; au bas, un rond pas tout

à fait clos finissant par un trait plutôt droit.

L'apparition du Zahir s'accompagna d'un falt
troublant. Un soir d'avril vingt-huit, un individu
sonna au portail. J'allai ouvrir. Il avait l'air d'un
gars courtaud, lippu, un brin voyou. Il portait
un sarrau blanc, plutôt crado, qui constituait à
coup sûr tout son saint-frusquin.
—J'ai fait un long trimard, dit-il d'abord,
j'ai faim, j'ai soif.
—Fous-moi ton camp, vagabond, j'y dis.
Il nous toisa un long instant. J'allais saisir un
gourdin, quand, tout à trac, il nous dit:
—Non. J'ai un truc pour Clifford.
—Fais voir !

—Non, insista-t-il, pour lui, pas pour tol.
—Allons, j'ai fait, suis-moi, nous allons voir.
J'allai dans l'iving-room où Augustus finissait
sur un fruit sa collation du soir.

—Il y a là un smigard qui voudrait vous voir
un instant.
—Il t'a dit son nom ?
—Non, il n'a pas voulu. Mais il dit qu'il a
un truc pour vous.
—Il a l'air d'un filou ?
—Non, plutôt d'un vagabond.
—Il connaît mon nom ?
—Oui.

—Bon. Alors, ouvrons-lui.
L'individu apparut. Il scruta Augustus d'un
air plus surpris qu'impoli.
—Augustus B. Clifford ?
—Oui. Pourrait-on savoir ton nom ?
—Nous n'avons aucun nom, n'ayant jamais
connu fonts baptismaux. Mais j'ai un surnom plaisant quoiqu'incongru: Tryphiodorus. Il vous
plaIt ?
—Va pour Tryphiodorus, admit Augustu•

confondu.

141
—Or, donc, continua Tryphiodorus, il y a trois
jours, à Arras, un cardinal à l'air contrit m'accosta:

« Va illico, dit-il, voir Augustus B. Clifford à
Azincourt. Dis-lui qu'il a un fils qui vagit à
l'Hôpital civil ».
—Un fils ! glapit Augustus, tombant quasi
sur son bas du dos (son cul, son popotin, son
croupion, son nazin, son troufignon), mais, nom
d'un Toutou ! qui donc lui donna jour ?
—Las ! soupira Tryphiodorus, la maman
trouva la mort alors qu'un fils lui naissait. L'on
ignorait son nom. Mais on trouva dans son sac
un visa notarial portant confirmation du commissariat local, affirmant la filiation Clifford du poupon, fruit d'un fugitif amour qui aurait uni un
soir, huit mois plus tôt, à Saint-Agil, Augustus


B. Clifford à la maman.
—Quoi ? s'asphyxia Augustus, il n'y a pas
un mot vrai dans tout ça !

—Motus ! fit Tryphiodorus, soudain intimidant: voici la procuration du substitut vous or
donnant, ipso facto, d'avoir soin du bambin.
-Un bâtard ! s'accabla Augustus.
-Mais aussi un Anglais, ajouta Tryphiodo
42

Augustus voulait d'abord voir son avocat. Mais
Tryphiodorus insista tant qu'il finit par partir
pour Arras, soumis sinon convaincu. Il alla à
l'Hôpital civil où on lui confia un poupon qu'habillait un maillot blanc fait du plus fin linon,
mais trop grand pour lui. Alors, ignorant qu'il
allait, vingt ans plus tard, accomplir un transport
quasi kif-kif, sauf qu'il allait s'agir, non d'un
poupard au maillot, mais d'un mort au drap
blanc, il mit son fils dans son Hispano-Suiza
grand Sport, puis, dans la nuit, gagna Azincourt.


Il sonna. J'accourus, j'ouvris. II portait l'infant
sous son bras. Il paraissait furibard. Un rictus
mauvais tordait son groin. Un tic convulsif l'agi

tait.
—I will kill him, I will kill him ! hurlait-il
d'un ton criard. I1 m'alarma. Mon sang glaçait.
—Suis-mo, dit-il.

Il passa dans un salon où il y avait un grand billard; il y lança l'infant qui n'y pouvait mais; il lui ôta son maillot, puis, saisissant un hacnoir, il s'approcha, bras haut brandi. J'aurais voulu n'y plus voir. Il allait accomplir son inhumain forfait quand, tout a coup, il stoppa, l'air ahuri. —Oh ! dit-il. M'approchant, j'ai vu à mon tour: un bijou ovoïdal, pas plus gros qu'un chaton, portant trois inscriptions, s'incrustait au mitan du nombril du poupon. On aurait dit qu'on l'avait blotti dans un tortillon du cordon ombilical. Sourd aux sanglots nourris du marmot, Augustus arracha, non sans mal, l'ovoïdal joyau qu'il scruta, sans un mot, un long instant. Puis un pro-
fond soupir, un vrai sanglot, un gargouillis lourd, suffocant, avachit son poitrail. —Soit, dit-il pour finir, j'abâtardirai mon nom; puisqu'il faut qu'il soit mon fils, ainsi soitil. Il aura pour nom Douglas Haig, immortalisant ainsi à tout instant l'hardi Commandant sous qui j'ai combattu à Douaumont. J'aurai pour lui un soin constant. Nous lui tairons qu'il fut bâtard, qu'il fut champi. Il aura pour moi un amour filial.
Ainsi Augustus B. Clifford trouva-t-il son Zahir sur son fils. Il fut pour son fiston un papa magistral, conciliant, subtil, clairvoyant. Quant au Zahir, il l'incrusta dans un fil d'or qu'il passa à son doigt.
Douglas Haig grandissait. La paix s'installa dans la maison. Six ans durant, l'on n'y connut qu'amicaux plaisirs. Aux frondaisons du parc, la coruscation d'un
automnal purpurin, chatoyant, mordorait d'un brun chaud l'azur frissonnant sous l'in•ux coulis du noroît...
13
Du pouvoir •nou• •u'un •horal d'A•nton
Dvorak para•t avoir s?•r s•n billard
Il faut, pour saisir la filiation du mauvais sort qui, plus tard, nous accabla tous, accomplir un important flash-back.
A dix-huit ans, Augustus avait, pour un motif qu'il nous masqua toujours, connu l'agitation d'un aria moral qui alarma tant son cousin l'Arniral qu'il lui imposa, craignant qu'il suicidât dans un instant d'abandon, d'oubli ou d'illumination, un volontariat d'au moins un an sur son troismâts l'Hollandais Volant où il lui apprit l'art ingrat du moussaillon.
Au sortir d'un si profond tracas qu'à coup sûr la circumnavigation n'avait pas tout à fait aboli, Augustus subit la fascination d'un quasi-charlatan, Othon Lippman, qui passait pour un yogi pourvu d'un pouvoir saisissant qui fanatisait tout un chacun. Ayant aussitôt convaincu Augustus qu'il connaissait l'arcan du savoir qui conduit au Nirvâna, au grand oubli blanc, l'adroit Othon Lippmann allait, sans languir, agir sur l'irnagination sans aplomb du naif moussaillon qu'il poussa d'abord à l'abjuration, puis à qui il imposa sa foi, salmigondis d'apostat qui adorait à la fois Vichnou,
14S Brahma, Bouddha, Adonai, mais dont l'initiation contraignait a approfondir au moins dix compilations, fatras brouillon, pot-pourri confondant qu'Othon avait pondu à partir du Vasavadatta, du Mantic Uttaïr, du Kalpasoutra, du Gîta-Govinda, du Tso-Tchouan, du Zohar, mais où il citait aussi, à tort ou à raison, saint Marc, saint Jus.tin, Montanus, Arius, Gottschalk, Valdo,
William Bootk, John Darby, la Haggada, un bon bout du Shulhan Azoukh, la Sunna, Ghôlan Ahmad, la (•:ruti, cinq Upanishads, trois Purânas, la Tao-to-King, vingt-trois chants du grand Li-Po, la (•atapathabrâhmana.
La foi d'Othon s'accompagnait surtout d'un Canon à la Dracon, qui imposait à qui la pratiquait tout un tas d'implorations, d'invocations, d'oraisons ou d'onctions.
Il y avait ainsi trois purifications par jour (au chant du coq, à midi, à minuit). La purification du matin s'ordonnait suivant un art tout à fait original. Il s'agissait d'un bain lustral, où l'on utilisait l'aiguail qui s'accumulait durant la nuit dans vingt-cinq bacs lotis tout autour du parc, puis qu'un dispositif distinctif canalisait jusqu'à un tub profond fait d'un monobloc d'antico rosato, un quartz cristallin si dur qu'il l'avait
fallu polir au diamant brut.
Afin qu'Augustus n'ait pas à souffrir d'un surplus d'irroration qui aurait pu avoir un pouvoir malfaisant sur sa constitution, on avait sournis l'admission d'aiguail à un circuit d'automatisation qui contrôlait la fluctuation du courant, agissant sur l'isolibration du flot par un hydro-palan à sas communicants dont l'oscillation provoquait, par l'adroit canal d'un piston à volants s'articu46 lant autour d'un point d'appui à vis sans fin commandant l'induction d'un tiroir d'input-output à transistors, la constriction du dispositif.
Ainsi, jour sur jour, Augustus trouvait-il au saut du lit un bain dont la disposition n'amplifiait ni n'amoindrissait jamais.
Mais, pour accomplir suivant la loi son bain lustral, Augustus y ajoutait d'abord trois produits qu'Othon Lippmann lui fournissait à prix D'abord, du blanc d'amidon, car, trop alcalin, l'aiguail provoquait parfois l'obstruction du crapaudin, d'où l'obligation d'un ajout dulcifiant;
puis six grains d'un soi-disant saphir radioactif, qu'Othon douait d'un fort pouvoir purifiant (il s'agissait, au vrai, d'un shampooing pour phtiria-SiS mis au point par un stomato d'Avignon plutôt dadais qui l'imposa dans un grand hôpital, mais dont on proscrivit l'utilisation quasi aussitôt, ayant appris qu'il comportait un trop fort soupçon
d'aconit; on apprit ainsi qu'Othon, qui avait fait 1 acquisition du surplus par un biais tout à fait fripon qui compromit l'administration du Comtat, dut, contumax, fuir à Tirana, où, s'abouchant à un ramassis d'individus plus ou moins malandrins, il monta un florissant trafic d'opium);
pour finir, Augustus ajoutait à son bain vingt
cinq (aux jours pairs) ou vingt-six (aux jours impairs) carats d'un produit dont on ignora toujours la composition, mais qui constituait à coup sûr la raison a priori, l'actif principium du bain total. S'agissait-il d'un dormitif ? D'un hallucinant ? D'un hypnotisant ? Nul n'a jamais su. Mais, à coup sûr, il provoquait sur Augustus un transport tout à fait jouissif: quand, tout paraissant au point, il s'introduisait, tout nu, dans son bain lustral pour y accomplir sa purification du 147 matin, Augustus paraissait d'abord pris d'un grand frisson. Il s'attachait autour du front un licou qui lui garantissait qu'il aurait toujours, au moins, son tarin hors du bain, sinon il aurait pu mourir d'asphyxiation au fond du tub; alors, au bout d'un court instant, il s'avachissait, s'alourdissait, s'assoupissait.
Puis, quand, plus tard, il sortait, il faisait parfois allusion au Nirvâna qu'il avait connu, pâmoison, transport ravi, vision du grand Gourou, visitation du Tout-Puissant, introduction au Vrai Savoir, au plaisir divin du Grand Tout, fascination d'un absolu, Illumination. Tout gourd, tout abruti, mais, disait-il, infusant dans l'Oubli, baignant dans l'Absolu, jouissant dans l'Infini.
Jusqu'à l'irruption d'Haig, donc du Zahir, Augustus pratiqua sans faiblir, y trouvant au vrai un plaisir magistral, son bain lustral du matin.
Mais quand il passa au doigt son Zahir, s'y attàchant au point d'y assouvir à tout instant sa vision, disant à qui voulait l'ou1r qu'il aimait plus Ia mort qu'un abandon, il constata qu'illico la juxtaposition du Zahir dans son bain provoquait un dam torturant, prurit lancinant, bobo fulgu
rant, mal cuisant, aigu, poignant, qu'il n'arrivait pas, nonobstant tout son vouloir, à subir, y souffrant, y agonisant au point d'y vomir, oubliant par surcroIt la pâmoison qui constituait pourtant l'alibi capital, vital, cardinal, l'absolu motif, la raison du bain lustral du matin.
Augustus imagina alors un dispositif qui, à l'instar du licou gardant à tout instant son tarin hors du bain, l'autorisait à brandir, sans qu'il ait trop à souffrir, son doigt pourvu du Zahir. Il construisit ainsi un palan à tambours muni d'un cric à pignons qui contrôlait la culmination d'un appui-main flottant au ras du bain. Durant six ans, I'adoption du compromis susdlt fonctionna sans accroc. Tout paraissait au point. Augustus puisait dans son bain lustral un appui roboratif aussi constant qu'abondant.
Mais un jour, alors qu'il sortait du tub, alangui, pataud, balourd, stagnant dans son Nirvâna matinal, il constata qu'il n'avait plus son Zahir au doigt. Il poussa un cri inhumain. Un caillot sanguin, pas plus gros qu'un rubis coagulait sur son articulation, tout autour d'un stigma blafard, au contour ovoïdal, marquant l'incrustation du Zahir. Il tourna, ainsi qu'un fou, trois jours, trois nuits. Il courait partout, hagard, ouvrant tous tiroirs, scrutant tous coins, sondant la maison du plafond aux murs, farfouillant du toit au soussol, fouillant communs, hangars, avant-cours silos, ratissant l'aigu gravillon du parc.
Alors, trois jours plus tard, soudain, un fait brutal survint qui nous catastropha: Othon Lippmann arriva à Azincourt. Il paraissait fourbu; son raglan avait l'air
d'un haillon; il transpirait. Il courut d'un trait


sur Augustus, l'accablant d'avilissants jurons, l'insultant, lui lançant un flot d'incivils gros mots,
allant jusqu'à l'assaillir.
—Butor, l'apostrophait-il, goujat, grand nigaud, corniaud, dugland, trou du cul, connard,
abruti, minus, primitif !
Puis il lui flanqua un horion qui fit mal.
Quoiqu'il montrât un parfait sang-froid, Augustus, qu'agitait ou plutôt qu'agaçait la fulmination 149
d'Othon, riposta par un swing du droit qui mit
Lippmann au tapis, groggy, knock-out.
Loustic, Douglas Haig, il avait alors six ans,
qui assistait au pugilat, compta jusqu'à dix, puis
proclama son papa champion.
Mais Othon Lippmann s'inanimait toujours.
On s'alarma subito.
—Mais qu'y a-t-il ? Mais qu'y a-t-il ? murmurait tout bas Augustus d'un air bourru.
Quant à Douglas Haig, ignorant qu'un ouragan

couvait dans l'air ambiant, il folâtrait autour du
corps avachi d'Othon, rigolant si fort qu'ahuri,
trouvant qu'il abusait, Augustus l'invita d'un ton
cassant à sortir.

—Va voir là-bas si j'y suis ! cria-t-il, si fort
qu'Haig, qui n'avait jamais vu son papa dans un
courroux si grand, fut pris d'un frisson convulsif,
balbutia un pardon rougissant, puis fila, mouillant
son pantalon, sanglotant tout son saoul.

Alors, tandis qu'Haig allait, consolation, s'offrir

son plaisir favori, à savoir nourrir Jonas, son

cyprin...
—A propos, coupa Olga, n'oublions pas
Jonas. Nous irons tantôt lui offrir son grain...
—Chut ! Chut ! fit-on partout, laissons la
Squaw finir son fascinant, son passionnant discours !
—Thank you, dit la Squaw.

Donc, disions-nous, tandis qu'Haig allait nourrir son cyprin, l'on transporta Othon Lippmann

dans un salon contigu, on l'affala sur un lit.
J'apportai un cordial. On lui ouvrit son raglan.
On vit alors—O, Abomination dans l'Abomination, vision qui nous paniqua, qui nous glaça
nos sangs, qui nous raidit nos tifs, qui nous poula
la chair— on vit alors qu'Othon Lippmann
baignait dans son sang. On aurait dit qu'un vautour colossal avait vingt fois bondi sur son poi-
trail, lui arrachant la chair, fouaillant son poumon, labourant son thorax à coups d'avillons. On
voyait dhorrifiants animaux—taons, stomox
bourdons, lombrics, poux, sphinx—vrombir,
charognards, sur un magma sanglant, gluant, fumant, puant à vingt pas !

—Fi ! poussa Olga.
—Pouah ! fit Amaury.
—Oui, poursuivit la Squaw, Othon Lippmann
agonisa huit jours durant, tombant dans un pro-
fond coma dont il sortait parfois pour nous ago

nir d'injuriants propos, nous accusant, va savoir
pourquoi, d'avoir voulu sa mort, no.ls damnant
à tout jamais. Nous lui prodiguions tous nos soins.
Tout au plus put-on adoucir sa fin. Il mourut,
poussant d'horrifiants jurons, hurlant, dans un
sursaut final, un cri qui nous fit mal tant il nous
parut inhumain.
Augustus prononça son oraison.
—Othon Lippmann, qui fut mon Gourou,
va au paradis où languit la Houri dont Allah,
dans sa compassion, t'a fait don. Nous avons cru
dans la foi qu'un jour tu nous apportas. Nous
l'abjurons aujourd'hui, pour toujours, à ;amais.
Car, toi mort, ta foi s'abolit. Nous sortirons
Minuit du bissac puis nous battrons l'amadou.
L'oraison finit ainsi sur un propos sibyllin qui,
pour moi, s'illumina au soir quand Augustus,
s'inspirant du Canon paroissial d'Othon Lipp

mann, amassa six fagots puis accomplit l'ignition
du corps. La combustion, qui dura tout un long
jour, donna un fraisil blanc qu'un aquilon sifflant
charria dans l'azur noir...
Aucun parmi vous n'aura jamais l'intuition du
grand dam qui s'abattit alors. Tout à son affliction, tout à sa prostration, s'abandonnant, portant
sa croix, gravissant son Golgotha, s'affaissant sous
l'attristant faix d'un chagrin larmoyant, Augustus


B. Clifford tomba dans un profond collapsus.
Il nous navrait. Il traînait tout au long du jour, ahanant, assombri, abat.u. Quoiqu'il fût, par goût, par tradition, plu•ôt gourmand, sinon glouton, il n'avait plus jamais faim. Il n'arrivait plus à finir son fricot du midi. Pourtant nous lui mijotions, non sans amour, un nlat qu'il adorait: un aloyau aux oignons confits, un turbot au court-
bouillon, du quasi, du boudin au raifort, un salpicon. •ais il avalait tout au plus un anchois, du cantal, un soupcon d'isard, un doigt d'amontillado, un abricot ou Ull citron doux. Il maigrissait. Il nous faisait du souci.
Parfois, il s'isolait dans son donjon, s'y cloltrait cinq ou six jours, poussant par instants, dans la nuit, d'angoissants cris, puis rapparaissait, abruti, suant, hagard. Son poil châtain blanchit dans l'an qui suivit, lui donnant l'air d'un barbon caduc.
Dans un climat aussi contristant, Douglas Haig, garçon plutôt maladif, blanchot, craintif, s'armait mal pour l'ardu combat qu'un individu d'aujourd'hui doit pouvoir fournir à l'occasion. L'ayant compris, Augustus s'improuva, honnissant sa trahison, son mauvais soin, son faux-bond nonchalant, puis, s'objurguant, voulut au moins qu'Haig
n'ait pas à souf•rir d'un forfait qu'il n'avait pas commis, dont il n'avait pas à subir la damnation.
—J'ai tout sali, m'annonça-t-il un soir, j'ai tout tari, tout trahi, tout banni, tout moisi. J'irai IS2 croupir, j'irai moisir, j'irai pourrir dans mon insignifiant vacuum, dans mon chou blanc, mais qu'au moins mon fils, l'infant qu'un mauvais hasard nous confia jadis, mais pour qui j'urai alors d'avoir un amour constant, qu'au moins mon fils soit garanti dans sa formation. A partir d'aujourd'hui, nous pourvoirons à son instruction. Par surcroit, ajouta-t-il, j'y vois pour moi l'occasion d'un salut ardu mais non tout à fait sans solution.
Augustus s'occupa donc du savoir, alors plutôt nul, du garçon. Sa scolarisation au cours communal d'Azincourt n'avait, constata-t-il d'abord, jus
qu'alors produit aucun fruit: Haig orthographiait mal, oubliait un mot sur trois; il n'avait pas d'imagination; il connaissait la soustraction, mais pas l'addition, la division mais pas la multiplication. Il ignorait la loi d'Avogadro ou plutôt il l'assimilait à un soi-disant postulat d'Arago qui n'avait aucun rapport. Il paraissait savoir qu'on surnomma Louis X Hutin mais il ignorait pourquoi. Quant au latin, quoiqu'il disposât d'un gros Gaf•iot, ça n'allait pas plus loin qu' « Anim#la vagula blandula », « •lquila non capit muscas », « Sic transit gloria mundi » ou « O fortunatos nimium sua si bona norint agricolas •.
Augustus dut fournir un travail colossal pour qu'Haig s'inculquât d'un savoir plus satisfaisant. Il s'y adonna, non sans application; mais, tantôt pion, tantôt prof, il accablait l'ignorant garçon
d'un discours fort trapu mais surtout fort obscur où il n'y avait jamais lourd à saisir. Haig avalait tout ça, soumis, souriant, sans aucun mauvais vouloir, mais il apparut, moins d'un mois plus tard, qu'à coup sûr s'il avait appris, il n'avait pas compris: nul pour tout savoir touchant aux maths, à la philo, au latin, il avait cinq ou six 1S4
notions d'anglais, mais pas plus; quant au fran-Sais, il s'y donnait plus à fond: il avait, grosso modo, saisi la signification d'accords grammaticaux plus ou moins incongrus; il distinguait, disons cinq fois sur huit, un son fricatif d'un son labial, un substantif d'un pronom, un nominatif d'un accusatif, un actif d'un passif ou d'un pronominal, un indicatif d'un optatif, un imparfait d'un futur, un attribut d'apposition d'un partitif d'attribution, un ithos d'un pathos, un chias
ma d'un anticlimax.
Ayant compris qu'il divaguait quand il croyait concourir à la formation d'un grand savant futur, Augustus s'agaçait du pouvoir quasi nul qu'il paraissait avoir sur la vocation du garçon. Puis, modifiant son tir, il constata, surpris, mais aussitôt ravi, qu'Haig trouvait dans l'art musical un plaisir toujours vrai. On l'avait surpris crachotant dans un tuba dont il tira un son pas tout à fait discordant. Il harmonisait non sans intuition. Il avait surtout pour la chanson un goût distinctif. Il n'oubliait aucun air pourvu qu'on lui jouât ou qu'on lui chantât trois fois.
Augustus, qu'Iturbi jadis honora d'un cours,
installa donc aussitôt un piano crapaud (un Graf
aux sons parfois nasillards, mais aux accords parfaits, construit pour Brahms qui y composa, diton, l'impromptu opus vingt-huit) dans un salon


où il y avait aussi un billard (billard sur quoi, on
l'a appris jadis, il avait failli raccourcir à coup
d'hachoir Haig alors tout bambin).

Là, jour sur jour, do mi fa sol, du matin au
soir, sol fa mi do, il initia son fils au subtil art
du chant, l'accompagnant, l'inspirant. Abandonnant tout à fait son latin, son anglais, Douglas
Haig s'aussitôt livra tout d'un bloc à la passion
du chant, trouvant dans Mozart, dans Bach, dans
Schumann ou dans Frank moult satisfactions. Au
vrai, plus Marsyas qu'Apollon, il sussurait trop
fort, braillait trop doux, modulait mal, faisait
couac sur couac, il chantait mal quoi, mais il y
trouvait nonobstant un plaisir qui allait grandissant.

On sait qu'à dix-huit ans, Douglas Haig passa,
non sans mal, son bachot, puis qu'il prit son parti.
Son propos mûrit. Un jour, il accosta Augustus

lui disant:

—Moi aussi, j'aboutirai à la Scala. Baryton,
voilà ma vocation !
—Il y a loin d'Arras à Milan, sourit Augustus.
—Labor omnia vincit improbus, dit Haig,
montrant qu'il s'acharnait.
—Tu l'as dit, bouffi, riposta Augustus.

—Mais Papa ! s'indigna Haig qui n'avait aucun humour.
—Allons, fiston, l'apaisa Augustus. J'applaudis à ton obstination. Mais il faut auparavant fournir un travail colossal, sortir triomphant d'un tas
d'ardus concours ! Où irait-on si tout un chacun
s'introduisait d'un coup à la Scala ?

—Mais j'irai pas à pas, promit Haig.
—Alors travaillons dur, conclut Augustus.
Haig jusqu'au cou s'absorba dans son travail,
vocalisant, filant, lourant, du chant du coq à la
fin du jour.

Or, un soir, avril finissait, mai s'annonçait,
Haig, qui souffrait jusqu'à la pâmoison sur un ora

torio d'Haydn, s'accouda, las, fourbu, au bord du
billard qui croupissait dans un coin du salon,
nul n'y jouant plus jamais.

155
Augustus, dans un instant loisif, improvisait
sur un choral d'Anton Dvorak.
Soudain Haig constata qu'un bon quart du drap
du billard paraissait avoir moisi: tout un bord
offrait un amas d'intrigants points blancs, hauts
tout au plus d'un pica, cailloutis biscornus, anormaux, flocons plus ou moins grands, plus ou
moins ronds, plus ou moins constants, s'omant
parfois d'incrustations, d'ajouts, mais dont, surtout, l'organisation paraissait fonction d'un propos
concu, d'un but aussi clair qu'admis: non pas
un signal au hasard, mais, au plus fort du mot,

un signal signifiant, à l'instar, sinon tout à fait
d'un manuscrit, du moins d'un quipos (ruban
nodal qu'utilisait pour la communication la civi

lisation inca).
Il y avait plus troublant. Haig crut voir qu'au
fur qu'Augustus frappait sur son piano l'inscription allait grossissant, mais micron par micron,
angstrom par angstrom. Il compta: il trouva
vingt-cinq points. Augustus joua jusqu'au soir;
Haig n'abandonna pas un instant sa position;
scrutant, •xant sa vision sur la portion du drap! il
constata qu'à la fin, quand Augustus, à bout d'inspiration, frappa un accord plutôt atonal, il y avait
vingt-six points blancs: un point frais moulu avait
fait son apparition, aura, puis soupcon, puis grains
blanchissants.


—Papa ! cria Haig.
—Qu'y a-t-il, mon fils ? aska Augustus.
—Vois ! ici ! L'inscription du Blanc sur un
Bord du Billard !
—Par Un as noir si mou qu'omis rions • nu !
jura Augustus, sursautant, un Blanc sur un Corls6 billard ?

—Non, un billard, au bord du billard, là,
I'inscription ! Augustus vint voir. Son front s'assombrit aussitôt.
—Again ! Again ! Again ! murmura-t-il par
trois fois d'un ton sourd.
—Qu'y a-t-il ? s'intrigua Haig qui s'alarmait,

voyant son papa pâlir.
—Fuyons, mon fils, sortons d'ici illico !

Où l'on va voir un •yprin faisant fi d't•n balvah pourtant royal
Augustus prit son fils adoptif à part. J'assistai à la discussion qui suivit. —J'ai toujours tu l'obscur imbroglio qui accompagna ton apparition. Si j'avais pu, j'aurais dit aujourd'hui la Damnation qui nous saisit. Mais ma •oi punit la divulgation. Nul jamais n'ira trahir l'inconsistant fin mot, l'inconnu minimal, l'absolu tabou qui, ab ovo, obscurcit tous nos propos, maudit nos vouloirs, pourrit nos actions. Chacun sait qu'un mal sans nom nous
agit à nos insus, chacun sait qu'à nos grands dams, nous barrant tout parcours, nous condamnant sans fin aux circonlocutions, aux bafouillis, aux oublis, à l'insupport d'un faux savoir où vont s'opacifiant, s'obscurcissant nos cris, nos voix, nos sanglots, nos soupirs, nos souhaits, un mur infranchi nous forclot à jamais. Plus nous irons loin dans l'approximation du mot omis, plus nous voudrons saisir dans nos mains l'immaculation sans contours, plus s'abattra sur nous un courroux malfaisant. Tu dois savoir, Haig, mon fils, qu'à partir d'aujourd'hui, à l'instar d'un jadis pas si lointain, la mort raccourt ici, rôdant tout autour.
J'ai cru parfois, poursuivit Augustus, qu'au moins tu n'aurais pas à pâtir du sort inhumain 160
qui m'a jadis saisi. Mais nous n'avons aucun pouvoir. Tu aurais tout à fait tort, donc j'aurais
tort aussi, si jouant ton va-tout, tu t'incrustais ici. Tu partiras avant la nuit ! Mais Haig aussitôt infirma la proposition d'Augustus, lui opposant qu'il s'agissait du plus fallacial motif qui soit, qu'il voulait, au vrai, bannir son fils ! —Quoi ! mugissait-il, si touchant dans son mauvais arroi, quoi ! Toi aussi mon papa ! Tu voudrais ma mort, voilà, j'ai compris ! Moi qui suis si naïf, moi qui croyais à toi, moi qui t'aimais d'un amour si filial ! Voici qu'aujourd'hui tu ourdis un complot aussi brutal qu'idiot. Mais tu as cousu d'un fil blanc ton propos ! Sois franc au moins ! Si ton bon plaisir conclut à mon abandon, maudis-moi, mais n'assortis pas ta vindication d'alibis aussi bouffons ! —Mon fils ! glapit Augustus bondissant sous l'insultant discours. Mais sa voix cassa, un san
glot la brisant.
Il m'apprit plus tard qu'il avait voulu alors tout trahir, qu'il fut un instant au point d'affranchir Haig sur sa condition d'Anglais bâtard, qu'il faillit s'ouvrir à lui, lui parlant du Zahir, d'Othon Lippmann, du vagabond au sarrau blanc qui
avait nom Tryphiodorus, du bain lustral, and so,
and so. Mais il n'osa pas.
Un long instant passa. Douglas Haig, sans un
mot, fixait Augustus. Puis soudain il tourn•

talons, fuyant tout au long du bruyant corridor.
Augustus s'immobilisait.
J'ai voulu savoir s'il fallait courir sur Haig.
—Non, m'a-t-il dit, laissor.s choir. S'il doit
partir, il partira. Sinon, tant pis, nous mourrons
tous !

Jusqu'au matin, l'on ouït Haig qui marchait
dans la maison. Puis, au point du jour, nous
l'avons vu sortir. Il portait un chandail à col
montant, un gros blouson. Il avait un sac à la

main.
Il alla jusqu'au bord du bassin, il s'accroupit;
il siffla, par trois fois

P•

modulant un signal qui paraissait significatif puisqu'aussitôt Jonas apparut. Il tint à son cyprin
un long discours, lui lançant par instants du
pudding qu'il roulait dans sa main ainsi qu'on
fait du grain pour avoir du couscous.
Puis, sans un gard ni pour moi, ni pour son
papa, ni pour la maison où il avait grandi, claquant sur lui l'inamical portail, il disparut...
L'on ignorait où Haig avait fui, Augustus morfondait. Jonas n'apparaissait plus quand on
approchait du bassin, murmurant son nom. Tout


allait à vau-l'iau.
Puis, six mois plus tard, un commis postal,
sonnant au portail, nous apporta un pli. Augustus, l'ouvrant, voulut d'abord savoir qui signait,
puis lut d'un trait.
—Connaîtrais-tu par hasard, dit-il pour finir,

un individu du nom d'Anton Voyl ?
—Ma foi non.
—Moi non plus. Mais il a l'air d'avoir tout
appris sur nous: lis plutôt:

Milord,
J'ai vu cinq ou six fois, au cours du mois
d'avril, Douglas Haig Clifford. Ayant appris, tout 161
162

à fait par hasard, qu'il avait fui d'Azincourt,
vous laissant sans indications sur son sort, i'ai
cru bon, sautant sur l'occasion, vous fournir cinq
ou six informations qui—voilà mon souhait—
concourront à adoucir vos soucis ou vos chagrins.
Arrivant à Paris, Douglas Haig s'y conduisit
d'abord plutot mal. Il tratnait dans d'indignants
caboulots; il s'acoquina à un trio d'individus
issus du plus vil bas-fond, d'infamants sacripants,
voyous sans foi ni loi rompus aux plus noirs forfaits. Subissant la fascination du mal, Douglas
Haig participa aux larcins dont l'avilissant trio ti

rait tout son profit. Ca faillit mal finir pour lui:
pris la main dans un sac, I'adroit filou qui commandait au gang alla moisir à Maroni.


Poltron sinon couard, mais craintif à coup s•r, Douglas Haig s'imagina aussitot croupissant à Biribi. Il n'aima pas ca. Quittant illico sa casbah d'argousins, d'oustachis, d'immoraux malandrins, il loua au boul'mich' un garni studiantin pourvu d'un confort succinct mais suffisant. Nous ignorons d'où il tirait l'important minimum vital qu'impliquait son train d'alors: il n'avait pas d'auto, mais il laissait tout un magot aux marchands d'habits: son polo blanc portant pour mascaron un portrait du grand Djougachvili fut, sitot mis, connu, puis applaudi du quai Conti au Balzar, du pont Sully au Bar du Pont-Royal. Par surcrolt, il s'attachait au gout du
jour; il lui plaisait d'ouïr Lacan ou Balibar, McLuhan Marshall ou Ninipotch, Tutti ou Quanti. Il lisait « Communications », « Atoll », « ScilicaP », « Trois Continants ». Il allait au Studio Logos, divinisant Godard, louant Cournot. Ca dura tout au plus un mois. Il comprit, quand d fut sans un rond, qu'il n'allait pas fort, qu'il bambochait trop, qu'il tournait mal, qu'il rotissait son balai, qu'il n'avait qu'instincts dissolus. Il inaugura alors, non sans brio, un travail, aussi court qu'actif, visant à la transformation du cli-mat social, à l'abolition du Capital, à la disparition du Profit. Il milita donc dans un Parti ultraalbanais qui, s'inspirant ric-à-rac d'un discours d'Hodja à Shkoara (jadis Scutari) qui datait d'au moins trois ans, s'attaquait autant aux ramollis du PCF qu'aux soi-disant pro-Chinois. Mais l'ultraalbanais parti fut dissous huit jours plus tard. Douglas Haig s'abandonna au chagrin. Puis il lui souvint qu'un jour son papa—vous—lui avait dit: « L'adagio d'Albinoni nous fut d'un si grand concours à la mort du cousin Gaston » qu'il comprit tout à coup qu'il n'avait tant couru sus à d'originaux frissons qu'afin d'assoupir son vrai but, sa vocation: la chanson ! Lors, il travailla dur. Un mois plus tard, il s'inscrivait à la Schola Cantorum. Il y fut tout à fait foudroyant. Il vit aujourd'hui dans un studio faminard, au six, rond-point du Commandant Nobody. Ainsi, ayant un instant failli sortir du droit parcours, Douglas Haig a, pour finir, choisi sa conviction, muri sa vocation. Voilà qui suffira, croyons-nous, à assouvir la soif où son abandon vous laissa. Yours Truly, Anton Voyl.
Augustus posta aussitôt à Haig un fort man
dat qu'accompagnait un long mot —un vrai roman—où il s'autojustifiait tout à loisir. Mais nul n'honora son mandat. Voulant savoir pourquoi, il alla à l'administration. On lui apprit qu'il n'y avait pas d'Haig Clif•ord au six, rond-point
I
163 du Commandant Nobody. Pris d'un angoissant soupçon, il sollicita la Schola Cantorum, s'informant s'il y avait, parmi tant d'inscrits, un Douglas Haig Clifford. Là, il fut plus chançard: on lui fit savoir qu'oui, il y avait; mais, ajoutait-on, caciquant au concours d'unisson, on l'avait promu à la Julliard School of Music, à Manhattan, afin qu'il s'y initiât à la composition.
Un an passa. Tout paraissait calmir. L'on lut dans un journal qu'Haig Clifford avait conquis l'intimidant public du Carignano. Longchamp parla d'un « baryton promis aux plus grands pro
tagons », Gavoty d'un « futur Tito Gobbi », Rostand d'un a Gigli qui aurait la voix d'un Kim Borg, la passion d'un Ruffo, l'intuition d'un Souzay ».
Puis, un jour, alors qu'ayant pourvu aux provisions du soir, j'arrivais du bourg suivi d'un gamin qui, pour vingt sous, m'assistait, car j'avais trois lourds cabas, j'ai vu, marchant à pas nonchalants tout autour du bassin, un individu dont l'air m'ahurit tout à fait, tant, un instant, il m'apparut voir Douglas Haig. On aura compris qu'il s'agissait d'Anton Voyl. On aurait dit qu'il avait tout au plus vingt ans. Grand, plus droit qu'un i, plus fin qu'un fil, il portait un caoutchouc mastic à col raglan, un stick, un panama. Il avait, a priori, l'air d'un garçon tout à fait charmant, mais un l'on sait trop quoi d'indistinct, d'inconsistant, m'indisposa aussitôt: sa carnation, qui donnait à son front arrondi un air blafard, maladif, son port alangui, vacillant, son air fugitif, son sourcil blanc, son iris d'un azur si clair qu'un instant j'ai cru voir un albinos, tout un autour craintif m'angoissa: on l'aurait dit portant à son insu un faix accablant. J'approchai, l'haranguant suivant la tradition qu'on suivait dans ma tribu: —Salut, Minois pâlot ! La paix soit sur ton wigwam, inhumons nos martiaux tomahawks, fu-mons un long tuyau ! —Ahiyohu ! fit-il—touchant son front du doigt puis l'inclinant sur moi à l'instar d'un vrai Mohican, montrant par là qu'il connaissait tout à fait nos us—qu'un grand caribou soit tout rôti sur ton chaudron ! J'introduisis l'inconnu, lui offris un pouf, sonnai du gong. Augustus parut aussitôt. —Plait-il ? fit-il.
—Anton Voyl, dit l'inconnu s'inclinant. Il y a un an, grosso modo... —Nous savons, coupa, bourru, Augustus, il y a un an tu nous racontas l'imbroglio confus qu'Haig mon fils connut avant d'assouvir à tout jamais sa vocation. Il m'a l'air aujourd'hui sorti d'un mauvais pas. On l'a applaudi voici trois jours à Turin. Nous t'aurions valu nos obligations si nous avions su où tu habitais. Mais il n'y avait pas d'indication sur la souscription du pli qui nous parvint. —Las, soupira Anton Voyl, j'avais omis, par
don. Mais, poursuivit-il, passant aujourd'hui par
un hasard fortuit non loin d'Azincourt, j'ai cru
bon vous offrir mon salut.

—Par Adonaï ! voilà qui nous plait, jura Augustus, mais dis-donc, tutoyons-nous, ça aplanira
à coup sûr la complication.
—Tu as raison, adrnit Anton Voyl.
—Assouviras-tu ta faim à ma collation du

soir ? proposa Augustus.
—J'ai pas dit non, fit Anton Voyl.
166

Il posa son stick, ôta son panama, puis son
caoutchouc.

—Allons dans mon fumoir, dit Augustus.
L'on quitta l'obscur hall, franchit un long corridor, monta trois pas. Augustus indiqua à Voyl
un club profond au cuir noir, à l'acajou luisant,
puis lui offrit un habana, un vrai, d'importation.
Voyl fuma, montrant sa satisfaction.
—Un scotch ? Un bourbon ? Un whisky ?
proposa Augustus, montrant tout un attirail pour
barman.
—Ouais, fit Voyl, pas convaincu.
—Du gin ? Un cocktail ? Un bloody-mary ?
Un bull-shot ? Un dry ?
—N'aurais-tu pas plutôt un bIanc-cassis ?
—Un kir ?
L'on but. Puis Voyl parla ainsi:

Tu voudras d'abord savoir l'occasion qui m'a
conduit à Haig. Voici: j'allai un jour à l'aquarium

du Jardin d'Acclimatation. Un garçon qu'habil
lait un balandras noir, un garçon à l'air chagrin, tristou, qui paraissait mon frangin, vint s'alanguir non loin, au bord du bassin aux cyprins. Il sortit d'un sac un produit poissard, qui paraissait soit du halvah, soit du rahat loukhoum, produit qu'il triturait dans sa main puis lançait aux poissons, nonobstant l'admonition d'un argus qui, par trois fois, s'approcha, glapissant, barbatif, lui montrant d'un doigt jauni par l'abus du caporal l'inscription proscrivant d'offrir aux cyprins tout apport nutritif. On aurait dit qu'à chaqu'instant il comptait qu'un cyprin allait surgir du fond du bassin, puis bondir hors du flot pour, à l'instar d'un dauphin, saisir au vol sa ration. Mais nul cyprin n'apparaissait: ça l'attristait, ça l'assombrissait.
J'allai à lui, lui disant qu'il paraissait avoir
pour tout cyprin un amour touchant, mais plutôt ingrat. Il m'avoua, à blanc-pourpoint, qu'il avait, jadis, moult compagnons, mais nul ami vrai, hormis Jonas, son cyprin qui apparaissait quand on murmurait son nom ou quand on sifflait un signal distinctif. Aucun jour n'allait sur sa fin sans qu'il n'ait auparavant nourri Jonas. Quand il avait du chagrin, il s'ouvrait à Jonas, qui, toujours, lui faisait un clin amical. Aujourd'hui, poursuivit-il, transi, purotin, jobard, moulu par l'affliction, ayant un gros bourdon, il avait cru, naïf, qu'un cyprin du Jardin
d'Acclimatation lui offrirait, pourquoi pas ? un
amical bonjour. Il avait donc pourvu son ultimal
ducaton à l'achat d'un kilog d'halvah, conc«tion
dont Jonas avait toujours paru au plus haut point
friand, d'autant plus qu'il s'agissait d'halvah du


Shah d'Iran, soit du plus fin qu'on pût avoir dans
un magasin français.
Son souci m'attristant à mon tour, j'offris un
glass au garçon, puis l'invitai dans un snack-bar.
Il avait faim. Il mastiquait pianissimo, ainsi qu'un
musulman au sortir d'un trop long ramadan.
Quand on arriva au moka, il m'avait fait un
rapport piquant sur lui, sur sa v«ation, sur son
travail, sur vous, pardon, sur toi, sur la Squaw...
—Qu'a-t-il dit ? coupa Augustus, transpirant.
Connaît-il l'obscur non-dit qui l'accompagna
quand il vint au jour ?
—Oui: il t'a surpris, un matin, dans l'amol
lissant caldarium où tu t'isolais pour accomplir
ton bain lustral. Il avait six ans. Tu basculais dans
ton grand Nirvâna. Tu murmuras alors, à ton
insu, un flot confus qui l'intrigua si fort qu'il
s'approcha, collant son pavillon auditif sur la

fixation du licou assurant ta position, fixation qui,

167
168


va savolr pourquol ! paralssalt avolr un tort pouvoir d amplification...
—Ah capisco ! capisco ! rauqua, pâlissant,

Augustus. —Oui, Augustus, tu as compris: tu lui avouas tout, à ton insu. Tu lui parlas du Zahir qui s'incrustait dans son cordon ombilical. Alors, pris d'un chagrin fou, d'un courroux qui multipliait par dix son pouvoir, basculant tout à coup dans un trauma inouï, il t'arracha du doigt son Zahir ! —... provoquant par là la damnation où nous pâtissons toujours, glapit Augustus. —Oui, poursuivit Anton Voyl, il avait tout au plus six ans, mais il comprit tout. Il t'accabla dans son for, il s'acharna à tout jamais sur toi, vindicatif, satisfait quand tu tombais, quand tu allais mal, souffrant la mort quand ton dam pa
raissait s'adoucir. Il t'a haï à tout instant ! —My God, my God ! sanglotait, convulsif, Augustus, crispant dans sa main un blanc mouchoir. —La damnation du Fils, tout bâtard qu'il soit, pour anglais qu'il fût, t'a poursuivi jusqu'aujourd'hui. Tout, y compris sa vocation, appartint aux complots qu'il ourdit pour t'abolir ! —Sa v«ation ? murmura Augustus qui n'avait pas compris. —Voici la raison qui m'a fait accourir, dit Anton Voyl d'un ton glacial. Il sortit d'un sac, qu'un chagrin noir gainait, un croquis au crayon figurant, non sans art, l'Uomo di Sasso qui punit Don Juan pour, l'ayant «cis, avoir voulu jusqu'à, mauvais plaisant, lui offrir un lunch. Pris dans un plastron ovoïdal fait d'un stuc blafard, on aurait dit un colossal Hump
ty Dumpty.
Au dos du croquis, la main d'Haig avait inscrit


un troublant pronostic: « Il pâtira quand j'apparaîtrai ainsi, car mon sang l'a honni à jamais ! »
—Voici, circonstancia Anton Voyl, l'avis
qu'il laissa à mon club il y a aujourd'hui trois
jours. Il y avait adjoint un mot m'annonçant qu'il
vivait à Urbino, qu'il chantait dans Don Juan la
partition du Commandant, qu'il s'unissait pour
toujours à Olga Mavrokhordatos...
Augustus bondit; on l'aurait cru mordu par
un aspic:
—Non ! Non ! Il court à la mort ! hurla-
IV


Olga Mavrokhordato•
Où, dissipant vingt ans d'archifaux fauxfuyants, l'on va savoir pourquoi coula l'imposant Titanic

—Non ! Non ! Il court à la mort ! hurla Augustus.
—Abyssus abyssum invocat ! conclut, assombri, Anton Voyl.

Mais Olga s'accablant, sanglotant, faiblissant,
Arthur Wilburg Savorgnan coupa court à l'insi

nuant fil dont la Squaw tissait son abondant discours.

—L'oubli, dit-il, n'a pas fini d'adoucir nos
chagrins. Douglas Haig, il y a vingt ans, Anton
Voyl il y a un mois, Augustus aujourd'hui, sont
morts, ont dispaN, battus par un mal sournois
qui va toujours rôdant, un mal qui frappa aussi,
pourquoi pas, qui sait ? Hassan Ibn Abbou,
Othon Lippmann, la maman qui, incognito, mit
Haig au jour...
—Tous nos fils, sauf Yvon, soupira Amaury
Conson.
—Mais, poursuivit Arthur Wilburg Savorgnan, n'approchons-nous pourtant pas du but ?
N'avons-nous pas saisi nos principaux jalons ?
Dans la Saga dont la Squaw nous fait aujourd'hui
la narration, sans avoir omis un mot, un fait,
n'avons-nous pas, noir sur blanc, l'occasion d'ap- 173
174

profondir la solution du mal qui nous poursuit ?

—Mais i1 ignorait ma filiation ! cria tout à

coup Olga.
—Haig l'ignorait, oui, tu l'ignorais aussi, dit

•a Squaw continuant son long rapport. Mais Augustus savait. Il comprit aussitôt:
Clan natif d'Istanboul, habitant un palais d'où I on voyait autant Thanatogramma, aux bords du Grand Lac Noir, qu'Ailippopolis, sur la Marmara, la tribu Mavrokhordatos (on orthographiait parfois Mavrocordato ou Maurocordata; ça signifiait, disait-on, dans un patois balkanais si mal connu qu'on lui attribuait un pouvoir logogriphiant, a qui a un poitrail noir » ou « qui a un mauvais pouvoir ») la tribu Mavrokhordatos, donc, fournit d'abord au Sultan moult icoglans: Stanislas rasa Soliman; Constantin soigna Ibrahim; Nicolas fut tardjouman (on dirait aujourd'hui drogman), puis amassa pour son patron Abdul-Aziz plus d un million d'in-quarto (la plupart
d'occasion) glorifiant tous l'Islam; son fils, Nicolas junior, fut fait Hospodar du Banat; on disait qu'Abd-ul-Hamid lui confiait tout car il avait au plus haut point l'art d'obscurcir, faisant d'un discours anodin, un charabia qu'aucun n'arrivait iamais à saisir quoiqu'il donnât à tout instant maints signaux montrant qu'il chiffrait ou traduisait suivant un canon pourtant primitif. Nicolas prit pour blason un Sphinx brûlant; grand Favori du Sultan, il croyait qu'il finirait Vizir ou Mamamouchi. Mais, trois ans plus tard, Mahmoud III, •aloux du pouvoir qu'avait pris 1 Hospodar, craignant qu'il n'imposât sa loi jus-qu'à Stamboul, l'assassina, puis condamna au pal la plupart du clan. La tribu Mavrokhordatos parvint à fuir, non sans mal. Augustin, grand-papa d'Olga, las du Diwan, gagna Durazzo, où il s'installa avocat.
Plus tard, il fonda un journal qui prônait l'insoumission vis-à-vis du Sultan. a Albanais •>, proclama-t-il un jour, « un jour triomphant va s'ouvrir ! Sus aux tyrans, brandissons un fanion sanglant ! Marchons, marchons ! D'un sang impur irriguons nos sillons ! » L'agitation chambarda Durazzo. On trucida cinq ou six oustachis. On cria partout « Mort au Turc ! » ou « Sus à l'Islam ! » On choisit pour pavillon un gonfalon d'organdi blanc s'ornant au canton du Sphinx brûlant qu'avait pour blason Nicolas. Un grand parti national, d'inspiration whig, mais à vocation anar, mobilisa l'opinion. Un individu du nom d'Arthur Gordon, qu'on disait cousin lointain du grand Byron, bossu à son instar, mais tout aussi fils d'Albion, galvanisa l'opposition, lui offrant un Chant National qu'aussitôt tout un chacun sifflota à tout instant, bra
vant l'yatagan du timariot. Trois ans plus tard, l'Ottoman fut contraint à fuir. On signa la paix à Corfou: l'invaincu populo albanais voyait garanti son autonomat. Victoria aussitôt, disputant à Cavour l'installation d'un pouvoir quasi tutorial sur la nation qui naissait, nommait consul à Tirana lord Vanish, brillant major d'Oxford dont Richard Vassall-Fox third lord Holland, avait fait son favori, l'introduisant à la Cour, puis donnant tout son appui à sa nomination. Augustin Mavrokhordatos, qui n'avait qu'admiration pour Victoria, fut convaincu par l'adroit Llord Vanish qu'un statut colonial ou mi-colonial s'appliquait tout à fait aux Albanais, avachis par la domination du Turc, pas mûrs du tout pour l'automancipation, qu'il fallait, donc, fournir •ux Anglais l'occasion d'accourir, offrant
176 d'abord un concours aux fractions qu'alarmait l'instauration d'un pouvoir qu'on dirait dictatorial, puis, par un biais subtil, faisant du pays un dominion. Mais il fallait agir fissah, sinon, à coup sûr, l'Abyssin, l'Austro-hongrois ou l'imaginatif Rital saisirait l'occasion. Conquis, Augustin mit au point aussitôt un complot pas trop mal ourdi. L'or anglais coulait à flot. On noyauta. On mit un gars sûr partout où il fallait. On fignola un dispositif dont la sophistication (pour promouvoir ici un mot qui appartint plus tard au corpus franglais) parut tout à fait hors pair. Mais, à trois jours du coup, alors qu'un bataillon d'hussards anglicans, stationnant à Brindisi, languissait à l'affût du signal l'invitant à l'invasion, manu militari, du sol national albanais, la conspiration transpira.
Faux pas ? Impair d'un partisan ? Abandon d'un apostat ou trahison d'un Judas livrant son rhodopot à un plus-offrant ? Qui sait ? Mais, à coup sûr, ça fit un fichu boucan. Il n'y a pas plus chauvin qu'un Albanais. On condamna à mort dix-huit magistrats qu'on accusait, à tort ou à raison, d'avoir pris parti pour la machination. Quant à Augustin, ça finit mal pour lui: d'abord on lui donna du knout; puis on l'attacha au pilori; la population y accourut, lui lançant lazzis narquois, trognons ou fruits pourris. On lui appliqua un carcan autour du cou; on lui rompit pas mal d'os; on lui fourra un bâillon jusqu'au fond du larynx; on l'asphyxia, on l'immola, on l'arrosa d'alcool, puis on l'alluma. Sa constitution hors du commun fit qu'il mit plus d'un mois à mourir. Alors on lança son corps à un carlin qui n'y toucha pas, tant il puait.
La smalah Mavrokhordatos à Durazzo, qui comptait vingt-six individus, connut un sort aussi dur. L'Albanais la pourchassa partout, pilla par trois fois la maison du clan, violant la grand-maman, trucidant d'implorants bambins. Un an plus tard, il n'y avait qu'un survivant, mais il importait tant aux Albanais qu'on continuait à lui courir sus, allant jusqu'à offrir un million d'hrivnas pour son corps, mort ou vif. Car il s'agissait du vrai sang d'Augustin: son fils, qui avait nom Albin. (Augustin avait voulu, quand il naquit, qu'il portât un nom patriotard !) Albin, donc, put fuir, gagnant un profond maquis où, huit ans durant, il stagna, survivant, mimoribond, fortifiant son abomination pour l'Albanais qui avait occis tout son clan, mais aussi, mais surtout, pour l'Anglais qu'il accusait, non
sans raison, d'avoir compromis son papa. Un jour, dans un marabout où nul n'habitait plus, sinon, parfois, un pâtour qui gardait trois moutons, il trouva un fort magot: doublons d'or, joyaux, lingots. Lors, à l'instar d'un Mathias Sandorf, il consacra son avoir colossal à assouvir sa vindication. Il attira à lui un gang d'hors-la-loi qu'il payait gros, donnant à chacun fifty-fifty, mais dont il voulait la foi. Il choisit pour abri principal un bordj croulant qu'on nommait « Bordj du Pillard » car y avait parfois dormi Fra Diavolo, un bandit jadis franciscain qui s'attaquait aux troikas ou aux mailcoachs. Quand il choisissait pour son gang un compagnon, Albin lui donnait d'abord convocation dans son bordj. Chacun buvait, coup sur coup, cinq slivowitz. Puis l'hardi compagnon jurait sur la
croix qu'il offrirait jusqu'à la mort son loyal concours. Alors, Albin lui tatouait sur son avant-bras droit, s'aidant d'un poinçon scarifiant d'or qui laissait sur la chair un sillon blanc ultrafin, 177 pas profond mais si sûr qu'aucun abrasif n'aboutirait jamais à sa disparition, un signal distinctif qu'un flic albanais parvint à voir un jour, mais dont il fit un croquis qu'on trouva insatisfaisant: il s'agissait, dit-il, d'un rond portant au mitan un trait droit, soit, si l'on voulait, d'un signal s'assimilant à l'indication formulant la prohibition d'un parcours. On mit parfois, par hasard, la main sur un compagnon d'Albin. Nonobstant l'indistinction du croquis qu'avait fait l'albanais flic, on savait, à son signal blanc fait au Bordj du Pillard, qu'il s'agissait à coup sûr d'un vassal du bandit.
Mais, sur huit ans, tout au plus attrapa-t-on trois compagnons, alors qu'Albin avait à sa disposition un gang d'au moins vingt individus ! Il s'attaquait surtout aux Anglais. La maison du Consul à Tirana sauta trois fois. Tout yacht battant pavillon britannial qui mouillait à Durazzo risquait fort d'y pourrir à jamais.
Quant au Titanic, s'il coula, ou plutôt s'il sombra, il faut y voir, non l'accablant produit d'un choc glacial, mais, pour sûr, la main du malfaisant malandrin, car il y avait à bord, discutant d'un accord sur la construction d'un important laminoir, tout un consortium anglo-albanais dont la Barclay's avait fourni l'initial capital. La collision d'un train abordant un autocar, à Quintinshill, non loin d'Hamilton, à mi-parcours d'Huntingdon à Oakham, dans la nuit du cinq
au six août dix-huit, montra à Scotland Yard, qui s'affola aussitôt, qu'Albin savait, à l'occasion, assaillir son rival jusqu'au mitan du sol natal. Mais l'on sut plus tard qu'Albin n'avait agi ainsi qu'au nom d'un pur plaisir, ou plutôt, ainsi qu'il l'aflirma, « during his holidays », car, tout bandit qu'il fût, il chômait un mois par an, allant voir l'Albion qu'il honnissait tant, mais dont il aimait l'humidifiant climat. Son action ayant fait partir l'Anglais du sol albanais, Albin, un an plus tard, s'attacha aux autochtons. Il fit cinq ou six razzias; mais, dans un pays où l'industrialisation n'avait pas fait son apparition, il n'avait grosso modo pour butin qu'ovins maigrichons ou croquants sans rançon. Or, son magot tirant sur sa fin, il lui fallait agrandir son capital. Il y avait, non loin du Bordj du Pillard, un val
lon où poussait à foison du pavot blanc. Saisissant illico, non sans raison, qu'il y avait là un filon d'un profit colossal, Albin apprit d'un potard la fabrication du laudanum puis, par fumigation, obtint un opium tout à fait satisfaisant. Mais, chacun sait ça, l'opium n'a jamais valu un sou tant qu'on n'a pas garanti sa distribution. Or, s'il y avait un circuit qui, partant d'Ankara aboutissait aux Balkans d'où il diffusait, via Kotor, Doubrovnik ou Split (jadis Spalato) sur Rimini d'où il gagnait Milan, noyau mondial d'un trafic tout à fait florissant, un <• syndicat » multiou plutôt supra-national (qui groupait dix-huit gros caïds mandatant la Maffia, la Cosa Nostra, Lucky Luciano, Jack « Dancing Kid » Diamond, Big Italy, la « Chicago-Loop Corporation », Bunny « Gunfight » Salvatori, plus cinq ou six orga
nisations ayant moins d'acabit) l'avait dans sa main. Pas idiot du tout, Albin comprit qu'il risquait gros s'il s'immisçait dans un circuit aussi clos. Plus subtil, mais surtout fort hardi, il s'hasarda au dumping: contactant à Milan un marchand forain qu'il savait maillon du circuit, il lui proposa son opium au rabais. Plus tard, son trafic ayant grossi, il voulut avoir 179 à Duraz•o un commis qui aurait soin du transit, car l'opium arrivait du Bordj du Pillard par auto, gagnait Chiogga par canot, puis Milan sur un chaland du Pô. Ainsi Albin contacta-t-il, à Tirana, un individu dont on lui avait dit qu'il avait tout du fripon, mais qu'il paraissait sûr, intuitif, fin, saisissant à mi-mot, ayant du tact, imaginatif. Il s'agissait— qui nous lit doit l'avoir compris, ou sinon il nous
a mal lu—il s'agissait, disions-nous, d'Othon


Lippmann !
Ainsi—Augustus l'avait compris aussitôt—
Olga, qu'aimait plus qu'un fou Douglas Haig,
avait pour papa un ami du plus grand rival qu'ait
jamais connu Augustus, ami qui, par surcroit;
abhorrait jusqu'à l'abomination l'Anglais !
—Mais, voulut alors savoir Anton Voyl, qui
donc fut la maman d'Olga ?

Qui fournit un appt•i probatif à la position du dollar (o

Tout arriva un an plus tard, raconta Augustus
poursuivant sa narration. Son trafic d'opium mar-
chant à souhait, Albin amassait sans mal un gros
tas d'or. A l'instar d'un pacha, il bambochait dans
son bordj. Mais il apprit un jour qu'Anastasia, la
star d'Hollywood, tournait un filrn non loin. Or,
Albin, qui n'avait plus l'occasion d'assaillir son
rival anglais, continuait nonobstant à hair tout
Anglo-saxon, y compris un Ricain. Il organisa


donc aussitôt un raid punitif sur la circonvallation où la production avait assis son camp principal.
Fulminant, il prit son fusil, un bazooka, du
fulmicoton, du napalm, du plastic, puis, conduit
par un mastiff quoaillant, suivi par cinq compagnons dont il aimait l'hardi sang-froid, il partit

assouvir son courroux furibond.
La nuit tombait quand il arriva. Juin flamboyait. Il avait fait chaud; il faisait doux, mais
la nuit s'annonçait d'un froid glacial.
Albin vit qu'on avait construit trois studios
sur l'ubac d'un mont, mais qu'on bivouaquait au
bord du lac. La distribution dormait dans cinq
grands caravanings, dont un qu'Anastasia, la star
monopolisait. Voyant qu'aux studios la produc- 18
tion s'aKairait, tournant un raccord tracassant qui
chagrinait tout un chacun, la script, la sono, l'as

sistant, la photo, car, quoi qu'on fît, la dolly n'arrivait jamais à avoir dans son champ qu'un figurant sur trois, Albin y lança son gang, stipulant
qu'on brulât tout, qu'on massacrât au maximum,
qu'on disloquât tout son saoul, puis, à catimini,
il s'approcha du bungalow roulant où somnolait
la star.
Il s'introduisit dans un boudoir succinct, mais
où tout invitait aux plaisirs d'un galant amour:
il y avait à profusion divans profonds, lourds tapis, miroirs qu'on avait plus ou moins matis, plus
par sophistication qu'au nom d'un pudibond sursaut. L'air s'irisait d'un parfum lascif. Un falot
donnait un mi-jour amollissant.
Albin tourna dans l'adonisant boudoir; puis,
guindant un lourd baldaquin fait d'un brocard

à gros grains, il s'y dissimula. Un court instant
passa. Il s'imbibait jusqu'à faillir du nard fra

grant qui flottait tout autour.
Puis Anastasia parut. Abandonnant son kimo

no d'organdi blanc à pois noirs, ôtant son collant
t•rlatan qui la moulait du nombril au talon, la
star, n'ayant plus qu'un lourd bijou d'or garni
d'un cabochon d'adamantin, s'affala sur un sopha
d'ottoman, poussant un soupir satisfait, murmurant un ronron câlin.
Un long instant, Albin s'immobilisa, tout au
divin panorama qu'offrait la star.
L'horizon s'incurvait suivant l'ondulation qu'imprimait à son corps sinuant son inspiration sans
à-coups.
Son corps sculptural s'offrait, nu, assoupi, dan•
l'abandon d'un clair-obscur troublant qui ombrait
182 d'azur son flanc alangui.

Sa chair montrait l'incarnat d'un grain parfait

à la fois mat, poli, luisant.
Albin bondit, l'iris brillant. Il avait tout du
Grand Pan.
—O, Anastasia, balbutia-t-il, brûlant d'amour,

Cupidon n'a plus un dard dans son carquois !

Saisi par l'inspiration, il composa illico un lai,
qui, suivant la tradition du Canticum Canticorum
Salomonis, magnifiait l'illuminant corps d'Anastasia:

Ton corps, un grand galion où j'irai au longcours, un sloop, un brigantin tanguant sous mon
roulis,
Ton front, un fort dont j'irai à l'assaut, un bastion, un glacis qui fondra sous l'aquilon du trans

port qui m'agit,
Ton pavillon auditif, un cardium, un naissain,
un circinal volubilis dont j'irai suivant la circonvolution,
Ton cil, la vibration d'un clin, la nictation d'un
instant,
Ton sourcil, l'arc triomphal sous qui j'irai
m'abymant au plus profond du puits dans ton
cristallin noir,
Ton palais, madrigal balbutiant, atoll, corail
purpurin pour qui j'irai m'asphyxiant au fond du
flot,

Ton cou, donjon lilial, Kasbah du talc, parangon du tribart, carcan pour ma strangulation,
Ton bras, pavois, palan, jalon d'amour, airain
poignant, torsion du garrot où s'assouvira ma

pulsion,
Ta main, animal aux cinq doigts, sampan, skiff,
doris, ponton, louvoyant, bourlinguant, drossant
au hasard sur nos corps alanguis,

183
Ton dos, littoral, alluvions, marais salants,
lit aplani, vallon bombant, arc s'incurvant sous
l'aiguillon du plaisir,
Ta chair, O, ta chair, galuchat blanc du cachalot
fatal, chagrin dont la disparition garantira ma
mort, cuir où, jusqu'à la fin, j'irai gravant ton
nom,
Ton flanc, ru fluvial, maillon vacillant, bord où

d'abord j'irai accostant, port initial du brûlot qui

m'assouvit,
Ton nombril, kaolin disjoint à jamais, hanap à
jamais s'offrant aux libations,
Ton giron, blason d'un armorial inconnu, om

bilic obscur, huis dont j'ouvrirai l'ajourant tourillon,
Ton cul, fruit dont j'irai gaulant l'incapsulant
noyau, pignon charnu, grapillon côtissant,
Ta toison, Toison d'or pour qui, à l'instar d'un
Jason, j'allai, vingt ans durant, bravant l'ouragan,
ta toison, divin pubis, sourcils d'amour, rachis,
tuyaux, canons, poils, plumial à qui j'offrirai un
calmar, marabout, paradis d'un amour conquis,
Ton sillon, ton sillon lotus, ton sillon oubli, où
tout disparaît, où tout s'abolit, ton sillon Mrvâna, ton sillon où à jamais mordra ma mort, où

j'irai à jamais naissant, à jamais mourant, agonisant d'un trop humain plaisir,
Ton bouton, où tout va mourir, ton bouton,
bastion final où j'irai m'annulant, où j'irai m'absorbant, m'abolissant dans un amour toujours à
accomplir, dans l'absolu sursaut où nous vivrons

un jour, confondus à jamais, dans la passion ou
dans l'oubli, dans la nuit où tout disparaît, dans
l'infini instant où nous n'aurons qu'un corps !


Ainsi chanta Albin. Puis s'anudissant, s'inhabil184 lant, il bondit, glouton, s'affamant sur la star.

—Quoi ! s'offusqua Anton Voyl, un viol !
(On sait qu'il n'avait pas vingt ans; par surcroît,

il avait grandi dans un climat puritain, avait fait
sa communion, puis sa confirmation, avait failli
finir capucin.)
—Oh non, sourit Augustus, pas un viol, car
la star, ouvrant un cil, aussitôt s'amouracha du
forban, s'ouvrit à lui, murmurant, alors qu'il s'introduisait ad limina apostolorum:
—J'avais faim d'un brigand, d'un bandit,
d'un hors-la-loi !
L'argousin t'a-t-il poursuivi jusqu'aujourd'hui ?
—Pour sûr, fit Albin.
—Offrirait-on un bon prix pour ton rapt ?

—Oh la la, fit Albin.
—How much ? tint à savoir Anastasia.
—Un million d'hrivnas.

—How much is that in dollars ($) ? insista
Anastasia.
Un dollar valant vingt-huit hrivnas, Albin fit,
tambour battant, un calcul approximatif, puis
contrôla dans un journal du soir la fluctuation
du cours.
—Thirty-six thousand, dit-il, plutôt faraud.
—That is a lot, admira Anastasia.
Puis, s'abandonnant, lui lançant un clin coquin, sinon tout à fait polisson, la star murmura,
tout à sa pâmoison:
—Sois mon Don Juan, mon Casanova, mon
Valmont, mon Divin Marquis !
On aurait dit Virginia Mayo s'offrant à Richard
Widmark, ou Joan Crawford à Frank Sinatra,
Rita Hayworth à Kirk Douglas, Kim Novak à


Cary Grant, Anna Magnani à Randolph Scott, Gina Lollobrigida à Marlo Brando, Liz Taylor à Richard Burton, Ingrid Thulin à Omar Chariff.
185 186
Mais s'agissait-il d'un script jadis appris, ou y avait-il du vrai dans la voix d'Anastasia ? Au vrai, il n'importait pas. S'abîmant dans un ravissant chatouillis, mignardant, baisotant, onc vit-on tournoi plus lascif, duo plus galant, combat plus libidinal.
Mais, tandis qu'à l'instar d'Apollon captivant Iris, d' Adonis amadouant Calypso, d'Antinous ravissant Aurora, Albin s'unissait à Anastasia dans un capouan plaisir, son gang, ainsi qu'il l'avait voulu, s'attaquait aux studios qu'il rabougrit au plastic. La conflagration illumina la nuit, faisant un bruit assourdissant. On aurait dit la Nuit du Walpurgis. Surpris, qui dans un travail absorbant, qui dans un loisir somnolant, chacun courut au hasard, piaillant, hurlant. La plupart mourut sur l'instant, assailli par un tison brûlant, par un tour
billon soufflant, par un roc bouillant qu'arrachait du sol la conflagration, par un brandon qui fusait, criblant la chair ainsi qu'un aiguillon, par un brûlot calcinant qui paraissait sortir d'un vokan vomissant. Mais, nonobstant l'important sinon colossal tohu-bohu qu'il suscita, l'infamant forfait n'assaillit pourtant pas nos amants, s'absorbant pour l'instant dans un transport tout aussi brûlant, mais moins homicidal. Ainsi, alors qu'ayant suivi jusqu'au bout l'injonction d'Albin, la maffia d'hors-la-loi, portant dans son for la satisfaction du travail accompli, gagnait son bordj, Albin continuait son galant vis-à-vis, marivaudant, roucoulant, faisant sa cour, filant un parfait amour. Ça dura trois jours. Puis Anastasia, s'arrachant aux bisous, aux gouzis-gouzis d'Albin, souvint
qu'il lui fallait, pour garantir son contrat, offrir à la production qui la payait à prix d'or son magistral concours. Las ! La conclusion, alors, aussitôt s'imposa. Il n'y avait pas un survivant, ni dans la production, ni dans la distribution. Quant à l'attirail: foutu ! plus un Nagra ! plus un chariot ! la Paillard, un ramassis; la sono, un tas d'ahurissants rogatons, gravats tordus, chassis noircis, fils fondus; la Dolly avait l'air d'un Hajdu qui, pour voir, aurait pris son inspiration à un Nahum Gabo, puis un Baldaccini. Anastasia fut donc sans travail. Ça la chagrina si fort qu'Albin, n'arrivant plus à lui offrir consolation, finit par partir, la plantant là, la laissant dans son caravaning. Mais, auparavant, il lui dit, sur un ton intimidant: —Si jamais un bambin vous naissait (il la
vouvoya car il s'agissait d'un instant crucial), fruit du transport inouï qui nous tint unis trois jours durant, il faudra qu'il ait mon nom car sinon, ajouta-t-il, à ma mort, il n'y aurait plus un Mavrokhordatos, lors irait à l'abandon ma Damnation ! Où l'o• va sawir l'opinion qu'a•)ait l'Hol•/vood Vladimir Ilitch
Albin partit dcnc. Il apprit plus tard, par un mot succinct qui arriva au bordj, qu'Anastasia avait fini par aboutir au consulat ricain à Cattaro. Mais la star avait pris froid durant son long parcours. Un mois plus tard, il y avait fluxion au poumon droit. Un toubib lui ordonna l'abandon d'Hollywood. Anastasia sanglotant capitula. Au vrai, nonobstant son air « actor's studio » on la disait sans futur vis-à-vis du film parlant qui faisait alors son apparition (tout ça arrivait aux abords d'août vingt
huit: il avait suffi d'un film d'A. Crossland pour qu'à la Columbia, à la Rank, on optât pour la mutation). Ainsi, la vamp qui avait fait maigrir Farouk, grossir Baudoin, la vamp pour qui soupira Taft, puis Woodrow Wilson, pour qui sanglota J. Ram-say Mac Donald, la vamp à qui Sir Winston Churchill offrit un quintal d'habanas, la vamp dont Vladimir Ilitch Oulianov avait dit qu'il n'y avait pas plus nocif opium, tirait, sans point final, un trait au bas d'un curriculum si brillant qu'on n'imaginait pas qu'il pût finir ainsi: dix-huit Oscars, six Lions d'or ! Sic transit Gloria Mundi ! L'on vit moult fans s'abîmant dans un chagrin 189 sans fond. Tout un club d'Iron Mountain, aux confins du Wisconsin, non loin du Michigan, suicida d'un bloc. Un Japonais fit harakiri. Un marin jamaïcain sauta du haut du Radio-City Building, à
Manhattan.
Anastasia s'alla tapir dans un sanatorium, à Davos. Thomas Mann, l'y voyant un jour, aurait dit, paraît-il: « Si j'avais vu plus tôt Anastasia, Hans Castorp n'aurait jamais connu Clawdia Chauchat. » Six mois plus tard, Anastasia accouchait mais, tubar, mourait quasi aussitôt. On trouva dans son sac un avis qui ordonnait qu'on donnât pour nom au poupon Olga Mavrokhordatos, puis qui l'instaurait ayant-droit principal d'un droit patrimonial fort important, donation dont l'usufruit irait à l'administration du sanatorium qui, pour sa part, jurait d'avoir soin du poupon jusqu'à son maiorat. Ainsi, Olga grandit à Davos, dans un sanatorium ultra-chic où l'on soignait l'haut gratin du Gotha, ignorant tout d'Albin... —Mais qu'advint-il d'Albin ? coupa Voyl.
—Il apprit, trois ans plus tard, qu'Olga vi
vait à Davos. Il voulut la voir. Il partit, suivi d'Othon Lippmann, dont il avait fait son bras droit. Albin conduisait sa Bugatti tambour battant, nonobstant d'ardus tournants alpins. Mais il n'arriva jamais à Davos... —Pourquoi ? fit, surpris, Anton Voyl. —Othon Lippmann, plus tard, m'affirma qu'aux trois quarts du parcours, non loin d'Innsbritck, Albin lui laissa la Bugatti, lui disant qu'il avait un gars à voir pas loin. Othon vit Albin qui s'introd•lisait dans un hangar qui avait l'air à l'abandon. Il poirota. Au soir, il alla à l'hangar, l'ouvrit. Mais il n'y trouva nul occupant, hormis Albin qui baignait dans son sang, archimort. —Ça m'a l'air gros, sourit Anton Voyl. —Oui, il paraît plus sûr qu'Othon l'assassina pour lui ravir son magot. —Mais Othon alla-t-il à Davos voir Olga ?
—Il y alla. A coup sûr mijotait-il un kidnapping. Mais s'il contacta l'administration du sanatorium, il n'arriva pas à voir Olga. On lui dit qu'il n'avait aucun droit. On alla jusqu'à lui garantir la prison s'il insistait. —Ainsi, conclut Voyl, Olga ignora toujours pourquoi on la nommait Mavrokhordatos ? —Oui, soupira Augustus, mais surtout chacun ignorait la damnation qui s'attachait à son nom. Olga n'a jamais su l'infamant, l'horrifiant pouvoir qui la marquait à jamais.
A la mort d'Othon Lippmann, instruit par lui du Talion qui planait sur nos noms, maudit par lui au nom du Zahir disparu, j'allai, par trois fois, à Davos, voulant voir Olga mourir par ma main avant qu'il soit trop tard. Mais Olga n'habitait plus au sanatorium. Un indic m'apprit son apparition à Locarno. J'y courus. Trop tard ! On
m'affirma qu'Olga s'installait à London; j'y bon-dis. J'arrivai à Victoria Station au strict instant où Olga la quittait, partant pour Francfort. J'aussitôt lançai un sans-fil à mon commis du Consulat, lui ordonnant d'avoir soin d'Olga jusqu'à mon irruption. Mais, fatal coup du sort, mon commis, un idiot on n'a jamais vu plus obtus qu'illico j'invitai à voir du pays, lui donna un visa pour Stockholm où, à bout, j'abandonnai.
Voilà, conclut Augustus, pourquoi j'ai dit qu'Haig n'avait pas compris. Il croit, m'ayant 191 maudit, concourir à ma mort. Mais, s'unissant à Olga Mavrokhordatos, il va, lui, mourir, pas moi. Il choit à son insu dans la machination qu'on ourdit tout autour ! Quand doit-on l'applaudir ? —Mardi soir, dit Anton Voyl, consultant son almanach. —Dans trois jours, fit, dubitatif, Augustus,
mon Hispano-Suiza grand Sport saura accomplir un parcours aussi long dans un laps aussi court. Mais il faut partir à l'instant: volons à Urbino ! Arrachons mon fils à la mort qui grandit à l'horizon ! Allons, courons ! Marchons ! Partons ! Andiamo !
18
Dont d'aucuns diront, à coup sur, •u'il fournit moult apports capita•x
—Soit, dit Anton, d'un ton convaincu, allons à Urbino, nous conduirons aussi la nuit, nous nous saisirons tour à tour du volant, mais nous partirons plus tard, car il nous faut d'abord, à tout prix, savoir la signification qu'a l'inscription du blanc sur un bord du billard. —Mais pourquoi ? Qu'a à voir dans tout ca l'inscription du billard ? fit Augustus qui bouillait. —Ainsi naquit la Damnation qui frappait ton fils. Car il y a un point qu'il n'avoua jamais:
on sait qu'il t'arracha ton Zahir, mais on n'a jamais su où il l'avait mis ! —Mais alors .. l'inscription..., Dâlit Augustus. —L'inscription nous dira—il s'agit là d'un souhait, non d'un savoir—pourquoi la Damnation s'attacha au Zahir. —Mais qui saura saisir sa signification ? —Moi, dit Anton Voyl d'un ton sûr. Haig m'a jadis fait un croquis approximatif qu'à loisir j'ai pu approfondir, consultant parfois un savant à l'Institut ou au CNRS. J'ai, aujourd'hui, sinon un vrai savoir, du moins cinq ou six notions qui,
à coup sûr, nous fourniront la solution ou, au
moins, aplaniront nos complications.


193
194

On passa donc au billard. Voyl s'approcha,
passant sa main sur l'inscription. Puis, s'aidant
d'un miroir grossissant, il scruta, un à un, l'amas
d'intrigants points blancs.
—Oui, murmura-t-il pour finir, j'avais raison,

il s'agit d'un Katoun.
—Un Katoun ?
—Katoun, ou Katun, nom masculin indiquant un chantillon graffitial qu'utilisa la civilisation Maya, surtout au Yucatan. Il s'agit d'un
modus significandi plutôt limitatif, valant surtout pour la transcription d'un dicton, d'un fabliau, d'un almanach, d'un ordo ou d'un factum
au bas d'un bloc colossal ou d'un arc triomphal.
Il s'agit, pour la plupart, d'indications, portant toujours sur un comput approchant vingt
ans, ayant trait aux mois, aux lunaisons, aux saisons, aux filiations du roi, aux migrations, aux
points cardinaux, mais l'on a parfois vu, sinon
un roman, du moins, disons, un fait narratif
sortant du pur transitif pour aboutir à l'art pour
l'art...
—Mais, sachant qu'il s'agit d'un Katoun,
tu as-donc illico saisi sa signification ? fit Augus

tus qui aurait voulu tout savoir au plus tôt.

—Oh non ! sourit Anton Voyl, nous avons du travail pour au moins jusqu'au matin (on allait alors sur minuit): la signii6cation n'apparaîtra qu'à la fin, quand nous aurons garanti l'articulation du parcours qui nous conduira d'un subscrit (l'inscription qu'on voit hic & nunc) à un transcrit, puis à un traduit. Mais il nous faudra auparavant avoir compris l'axiomatisation qui fonda la transcription. Car, vois-tu, poursuivit Voyl, la complication naît surtout du fait qu'on n'a aucun corpus global. On n'a compris, aujourd'hui, au maximum, qu'un quart du total. Disons, grosso modo, qu'à la fin tu n'auras à ta disposition qu'un mot sur trois. —Mais alors, crois-tu qu'on saura, nonobstant un inconnu aussi grand, saisir la signification du signal ?
—Pourquoi pas ? D'aucuns l'ont fait avant nous: Champollion, mais aussi Laranda, Arago Alcala, Riga, Riccoboni, Von Schonthan, Wright. Au vrai, la signification apparalt, mais, disons, plus ou moins loin, dans un futur plus ou moins flou, dans un flou plus ou moins vacillant. On la saisit par association: Il y aura ainsi trois instants du discours: d'abord, nous croirons voir un galimatias confus un capharnaum insignifiant, constatant pourtant qu il s'agit d'un signal affirmatif, sûr, soumis à un pouvoir codifiant, à l'approbation d'un public qui 1 a touiours admis: un outil social assurant la communication, la promulguant sans infraction, lui donnant son canon, sa loi, son droit Il pourra s'agir d'un statut, d'un Coran, d'un discours d'Avocat, d'un point notarial, d'un compromis pour l'achat d'un champ, d'un carton
d'invitation, d'un duplicata cadastral, d'un roman. Fait capital, l'important va s'attachant, non au point d'application, mais à l'articulation, au fait qu'il y a, partout, toujours, communication (d'aucuns diront communion), discours allant d'un individu à autrui, d'un quidam à son voisin, fût-il transitif ou narratif, dû à l'imagination ou à la fiction, affabulation ou approbation, saga ou madrigal. Il y aura donc d'abord un pouvoir du Logos, un « ça » parlant dont nous connaîtrons aussitôt l'accablant poids sans pouvoir approfondir sa signification. Ainsi, s'il s'agit d'un roman, il y aura, ipso facto, l'autour commun, connu, banal, dont nous tirons la conviction qu'il s'agit, trait pour trait, d'un roman: cinq ou six individus s'affrontant, s'abordant sous l'action d'un fatum qu'ils croiront jusqu'au bout dû au hasard, l'illu
sion du fortuit masquant, mais masquant mal l'absolu du fatal. Un mort, puis trois, puis cinq, puis six, puis tous, puis l'insinuant fil tramant la narration tissant un tapis aux motifs si confus qu'on n'aura jamais la vision d'un croquis abouti, qu'il nous paraîtra vain d'y vouloir voir un signal.
Mais, plus tard, quand nous aurons compris la loi qui guida la composition du discours, nous irons admirant qu'usant d'un corpus aussi amoindri, d'un vocabulariat aussi soumis à la scission, à l'omission, à l'imparfait, la scription ait pu s'accornplir jusqu'au bout. Abasourdis par l'inoui pouvoir marginal qui, contournant la signification tabou, la saisit pourtant, la produit pourtant par un biais subtil, la disant plus, l'ultradisant par l'allusion, l'association, la saturation, nous garantirons, lisant, la
validation du signal sans tout à fait pourtant l'approfondir.
Puis, à la fin, nous saisirons pourquoi tout fut bâti à partir d'un carcan si dur, d'un canon si tyrannisant. Tout naquit d'un souhait fou, d'un souhait nul: assouvir jusqu'au bout la fascination du cri vain, sortir du parcours rassurant du mot trop subit, trop confiant, trop commun, n'offrir au signifiant qu'un goulot, qu'un boyau, qu'un chas, si aminci, si fin, si aigu qu'on y voit aussitôt sa justification. Ainsi surgit l'affirmation s'opposant à l'omission, ainsi durcit l'affranchi issu du contraint, ainsi s'ourdit l'imagination, ainsi du plus obscur 196 aboutit-on au plus clair !
—J'applaudirais à ta programrnation, dit Augustus, si j'avais foi dans sa conclusion. Mais Chronos nous va bousculant: d'ici à Urbino, il
y a au moins vingt-huit kadams indous à parcourir, soit huit nagis, soit dix-huit koûppodoutourams !
—Soit, admit Voyl, j'agirai donc illico, j'irai
fonçant tambour battant dans mon brouillard.


Anton Voyl m'avisa alors: « La Squaw, nous
dit-il, va dans l'atriurn, il y a dans mon sac six
bouquins qui nous sont vitaux. »
J'allai dans l'atrium puis lui rapportai son fourbi d'in-octavo. Il y avait là un vrai parangon
du savoir ayant trait à la civilisation Maya: la
traduction du Popol-Vuh, par Villacorta-Rodas,
l'Opus colossal du R.P. Sahagun, la transcription
du Corpus du Mâchu-Pichu, puis, surtout, trois
Chilam-Balam, l'Ixil, l'Oaxaca, l'Uaxactun.

La transcription dura jusqu'au point du jour.
Anton Voyi avait mis bas son chandail. Il transpirait. On lui apportait parfois un sandwich, un

ballon d'Anjou, un moka, un alcool fort. Il s'affairait, jonchant d'imparfaits graffiti, d'approximatifs brouillons dont il paraissait toujours insatisfait, nos tapis. Il fumait ninas sur ninas, toussant, raclant son larynx. Il consultait, s'affolant,
tout son attirail.
Ça n'avançait pas. Il s'irritait, prononçait d'avilissants gros mots, bouillait, cramoisi, bavait,
grinçait, s'indignait. Il murmurait propos abscons,
mots sans signification, radotis confus. Il nous
alarmait. On l'aurait cru toc-toc.
Puis, au chant du coq:
—Ouf ! fit-il, suant, las, mais satisfait, j'ai
cru un instant n'y jamais aboutir.


197 Il donna à Augustus qui mit son lorgnon pour y voir plus clair un carton portant vingt-cinq graffiti intrigants. —Ouais ! fit Augustus furibard, voilà qui m'ahurit: on n'y voit pas plus clair qu'aupara
vant. —Calmons-nous, calmons-nous ! fit Vovl. Tu saisiras dans un instant. Cinq ou six patois locaux ont fait l'utilisation du katoun. Il s'agit ici d'un patois du Chiapas, dit « Lacandon ». La tradition voudrait qu'on l'ait surtout mis à contribution pour la constitution d'augurants pronostics. L'on connaIt sa transcription, mais nGn sa prononciation, car, baragouin imparti à l'anticipation, à la divulgation, à la vaticination, il s'assortit toujours d'occultations dont la traduction n'appartint jamais qu'aux voyants, qu'aux chamans. —Mais alors.J. Qu'allons-nous... ? coupa Augustus, s'angoissant. —Vaincs ta passion, Augustus, fous-moi la paix, nous avons au moins cinq palliatifs: La complica•ion naît surtout du fait qu'il s'agit ici d'un jargon avocal, n'utilisant pas la vocalisation, donc impliquant contradiction quant à sa
prononciation. Mais choisissant, par imitation, à l'instar du connu:
Ba va sa ka ma sar pa ta par da Bi vi si ki mi sir pi ti pir di Bo vo so ko mo sor po to por do...
un gabarit simulant la transcription, nous allons,
par la raison, l'intuition ou l'imagination, aboutir

à un brouillon moins approximatif.
Il s'affaira aussitôt, traçant vingt-cinq signaux
au cravon blanc sur un •lacard noir. Voici l'ins198 cription qu'on obtint:

Ja Gra Va Sa La Dâ La Ma Tân
A Ma Va Jas 'A Ta Krat' Dâ
La Pa Sa Ya Ra Da Ra Cha

Ça n'accalmit pas Augustus qui n'y comprit pas

•m mot.
—Ça a tout du chinook ou du volapuck, mais, à coup sûr, ça n'a aucun pouvoir stimulant sur mon imagination, dit-il furibard.
Mais Voyl l'apaisa, lui jurant qu'il brûlait, qu'avant midi il aurait la traduction du Katoun.
Il nous chassa du billard, disant qu'il lui fallait à tout prix la paix. J'allai pourvoir à un lunch roboratif, tandis qu'Augustus contrôlait son Hispano-Suiza, graissait, huilait, pompait du gas-oil.
A midi tapant, parut Anton Voyl. Il avait à la main un carton. Il s'approcha d'Augustus.
—Voilà, nous dit-il, la sigr.ification du signal blanc du bord du billard.
—Lis-la moi, dit, d'un ton moribond, Augustus, car i'ai un trac affolant.
Il nous souvint plus tard qu'alors alla s'obnubilant l'azur. L'horizon noircissait. L'on voyait courir d'alarmants nimbostratus. On aurait dit qu'un ouragan allait surgir. Un courant d'air sou dain cassa un vasistas.
J'ai dit tout bas « I am afraid ». Puis, j'ai vu Augustus qui priait, murmurant, balbutiant.•
Alors, Anton Voyl nous lut l'inscription qui
nous condamnait tous. Il parlait d'un ton glacial, articulant, prononçant mot à mot, hachant, si distinct qu'on aurait cru non qu'il parlait, mais qu'il lançait d'incisifs aiguillons, qu'il bardait, qu'il dardait, qu'il lardait, qu'il clouait, qu'il crucifiait Augustus.
199 Vingt ans ont couru, mon poil a blanchi, mais sa voix bruit toujours:
J'AI POLI MA LOI SUR L'A PIC CAR MO• TALION S ' INSCRIT DANS LA TRITURATIO• DU ROC
Un long instant passa. Aucun n'ajoutait mot. Un gros bourdon volait tout autour du carton qu'Anton Voyl brandissait.
—As-tu compris ? dit, tout bas, Anton.

—On dirait, murmura Augustus, la fin d'Arthur Gordon Pym.
—On dirait, oui, confirma Anton Voyl.
—Craignons, poursuivit Augustus, qu'à son
instar, l'inscrip.ion n'ait aussi un malfaisant pou

voir.
—Mais pouvons-nous agir ?
—Voici d'où nait mon frisson: j'ai vu dans
la trituration du roc l'ovoïdal plastron fait d'un
stuc blafard où, mardi soir, l'on tapira mon fils.
Alors l'abolira la Loi du Talion. Il y mourra s'il
s'y introduit ! Courons à Urbino ! Il nous faut
l'af•ranchir avant mardi soir !
Il bondit, suivi d'Anton, dans l'Hispano-Suiza
qui partit subito.

Mais on sait qu'il arriva trop •ard, quoiqu'il
s'attachât quasi à son volant, filant dans la nuit
sans jamais s'offrir un instant oisif. Car, par trois
fois un mauvais coup du sort l'imrnobilisa. A
Aillant-sur-Tholon, il grippa six pignons, bloquant
son cardan; à Isonzo, il grilla sa dynamo, bousillant tout son circuit d'accumulation; à San
Laranda, sur l'Oglio, pour finir, il tourna si fort
200 son volant qu'il cassa !


Quand Augustus arriva au Palais Ducal d'Urbino, on avait fini l•installation d'Haig dans son
carcan. Augustus voulut courir à la loggia dont
on laissait la disposition au baryton. Mais un

planton s'y opposa. On lui donna un strapontin sur un gradin du paradis. Il s'y assit, abattu, sanglotant, sourd aux divins accords du Don Juan.
Puis Haig parut, bloc blanc, marmorial, traInant son poids. Chacun ici connait la filiation du sort qui nous accabla: Douglas Haig fit un faux pas, bascula, s'ouvrit...
—Non ! dit Olga, d'un ton glacial. Il y a dans ta narration un fait manquant, un fait important, capital. Tu nous as dit la mort d'Haig ainsi qu'Augustus la raconta, quand, huit jours plus tard, il rapparut à Azincourt, portant son fils mort dans un drap blanc.
Mais Augustus t'a omis un point pourtant
vital. L'ignorait-il ? L'oublia-t-il ? Avait-il agi à son insu, culpabilisant plus tard si fort qu'il voulut à tout prix bannir son action ? Oui sait ? Mais Anton Voyl assista à l'apparition d'Haig, il vit tout, il comprit tout !
—Mais qu'y avait-il à voir ou à saisir, sinon qu'Haig fit un faux pas, puis bascula ainsi qu'un baobab ? fit la Squaw qui ignorait où voulait aboutir la bru cIu consul.
—Il y a, ricana Olga, il y a qu'Augustus, abruti par son long parcours, saisi d'un angoissant chagrin, n'ayant plus aucun pouvoir sur lui, il y a qu'Augustus, voyant son fils, bondit, poussant un cri si assourdissant qu'il provoqua la collision d'Haig sur un portant, puis sa titubation, puis sa mort !
Du tracas •u'on court à vouloir un poisson f•r•
—My God ! hurla la Squaw qu'assommait
la divulgation, puis aussitot s'offusquant, accusant: Qui t'a transmis un si vil ragot ? Il s'agit d'un faux-pas, pour sûr ! N'oublions pas ton sang ! Tu as pour nom Mavrokhordatos, ton papa nous a tous maudits ! Nous avons subi ta condamnation ! —Tais-toi, la Squaw, dit Olga, ton chagrin t'abrutit. Mais la Squaw continuait, ajoutant d'un ton sournois: —Pourquoi Augustus aurait-il rugi ? Qui sait si, toi, tu n'as pas barri l'aigu cri qui fit mourir Douglas Haig ? N'avais-tu pas, toi aussi, ton protagon dans Don Juan ? N'assistas-tu pas, toi aussi, à tout ? —Il y a du vrai dans sa divagation, admit Arthur Wilburg Savorgnan. Tout un chacun, autant Augustus qu'Olga, Anton Voyl qu'un inconnu, a pu, par un cri inopportun, ahurir Haig, provoquant ainsi l'avatar fatal du baryton. Mais qui t'a dit, Olga, qu'il s'agissait d'Augustus ?
—Anton Voyl, dit Olga. Il l'a vu, il l'a oun Il m'a dit qu'il avait compris par intuition qu'Augustus aurait un sursaut si brutal quand son fils apparaitrait, pris dans un carcan blanc,
203 qu'à l'instar d'un lion moribond ou d'un albatros saisi par un marin rigolard, il allait rugir. Quand Haig apparut, Anton Voyl vit Augustus pâlir, blanchir; il vit, m'a-t-il dit, son cri naissant dans son palais. Il voulut bondir, mais il n'avait pas fait trois pas qu'Augustus hurlait, poussait un cri surhumain, cri d'Astaroth, cri du Sphinx tournoyant dans l'à-pic, Grido Indiavolato sorti du poumon qu'un vautour aurait assailli. Haig tituba, puis tomba aussitôt; on l'aurait cru parcouru par un courant foudroyant. On oublia l'initial cri d'Augustus, tant fut fracassant l'assourdissant tohu-bohu, chahut, charivari,
brouhaha du public.
J'ai failli, moi aussi, mourir à la mort d'Haig, dit Olga, poursuivant sa narration. J'assistai à tout. Quand il tomba, quand on vit un sillon zigzaguant parcourir son staff, j'ai chu, pâmant, tombant dans un profond coma. On m'alanguit sur un lit. J'y agonisai six jours. Puis un toubib m'inhala un produit qui avait un fort parfum d'ammoniac. J'ouvris un cil. Anton Voyl m'assistait, gardant sa main dans ma main. Il m'ap
prit, pas à pas, la situation. S'introduisant dans
l'hôpital où l'on avait mis son fils, Augustus
l'avait ravi. J'ai voulu aussitôt courir à Azincourt.

—Non, m'a dit Voyl, tu n'as aucun pouvoir.
Augustus t'abattrait ainsi qu'un jaguar malfaisant,
car tu as nom Mavrokhordatos; lors, croit-il, tu
fis mourir son fils !
Il m'apprit ainsi ma filiation, la Damnation

qui s'attachait à mon nom. Mais, niant, j'hurlai:
—Il a fait mourir son fils par l'horrifiant
cri qu'il poussa.
J'accomplirai lonc la Damnation qui m'agit à
mon insu, car il a fait mourir mon mari d'un
instant !

Mais, six ans durant, Anton Voyl s'attacha à
mon pas, m'accompagnant partout, toujours.
J'aurais voulu fuir, courir à Azincourt pour voir
sous ma main mourir Augustus. Mais Voyl avait
sur moi un pouvoir fascinant. J'ai cru parfois
pouvoir m'affranchir du soin constant qu'il avait
pour moi: mais il m'apportait un si amical
concours ! J'allais m'abandonnant à sa consolation. Il m'amusait. J'oubliais la mort du si charmant Douglas Haig. S'il m'arrivait d'avoir du
chagrin, Anton avait toujours un mot calin à
m'offrir. Si, parfois, m'assombrissant, m'assaillait
la volition d'abolir Augustus, Anton savait aussi

tôt m'assagir.
J'avais fui ma vocation; j'avais banni mon
chant. L'important capital dont Anastasia m•avait


fait l'ayant-droit avait produit, sur vingt-trois ans d'accumulation au prorata, un actif fructifiant qui m'autorisait à avoir un grand train. Quant à Anton Voyl, à l'instar d'un Larbaud, disons d'un Barnabooth, il disposait d'un avoir quasi infini qu'il tirait, parait-il, d'un filon qu'on n'imaginait pas pouvoir tarir un jour tant il paraissait profond, filon d'où l'on sortait du zinc, du strontium, du plomb radioactif, du cobalt. Nous voyagions. Nous avons connu l'obscur chagrin du transat, la nuit dans l'inconfort glacial du camping, la fascination du panorama, l'affliction au goût sûr d'accords trop tôt rompus. Plus tard, au sortir d'un bal où il m'avait fait assouvir ma passion pour la mazurka, il m'avoua
son amour. J•allais à lui, m'abandonnant, lui disant qu'à mon tour j'avais du goût pour lui. J'avais d'insignifiants soupirants, mais il fut un 205 amant courtois, complaisant, accort, faisant sa cour non sans un soin charmant, m'offrant diamants ou saphirs, faisant assaut d'apparat. Il commandait pour moi ortolans farcis ou caviar d'Iran... —Du caviar gris ou du caviar noir ? voulut savoir Amaury, toujours gourmand. —Tais-toi donc ! gros goujat glouton ! fit, furibond, Arthur Wilburg Savorgnan. —Il, poursuivit Olga, tiraillant sur son mouchoir, au bord du sanglot, il laissait à ma dispo sition son groom. Au matin, s'accumulait dans mon boudoir tout un mont d'iris ou d'arums qu'à grands frais il faisait mûrir sous paillasson, à la mi-mars, dans un jardin d'acclimatation, puis qu'on lui livrait par avions-cargos.
Mais, au fur qu'allait s'affirmant la liaison qui nous unissait, alors qu'un oubli sans contrition, loin d'Haig, loin d'Urbino, loin d'Azincourt où vivait Augustus, m'ouvrait aux jours jouissants d'un apaisant loisir, alors qu'au sortir d'un si grand dam, à la fin j'arrivais à la paix, Anton, lui, s'assombrissait. J'ignorais pourquoi, mais, jour sur jour, il m'alarmait plus. Il paraissait souffrir d'un souci constant, d'un mal sournois. Il grimaçait. Il portait à tout instant sa main sur un talisman qu'un fin fil d'or attachait à son talon droit. L'ayant vu, un jour, par hasard: un truc laid, biscornu, rabougri, on aurait dit du plomb, un gravat pour typo, j'avais voulu savoir pourquoi il avait fait un gris-gris d'un bijou aussi vilain; mais il s'irrita soudain, bouillant d'un courroux aussi furibond qu'inopinant,
m'insultant, m'accusant à tort. J'ai cru qu'il allait m'assaillir. J'ai fui. Il n'apparut pas trois jours durant. Puis il surgit un soir. Il vint à moi, souriant, mais il nous tint un propos qui nous troubla fort. —Voici six ans aujourd'hui, dit-il, qu'unis nous courons par monts ou par vaux, voyant du pays, visitant palais ou manoirs, admirant ici un panorama colossal, là un jardin anglais. Ton chagrin, aujourd'hui, a tout à fait disparu. Tu lanças à l'oubli ton talion pour Augustus. Tu
dois partir pour Azincourt, tu dois offrir à Augustus ta consolation: il n'a plus son fils, qu'il ait
au moins sa bru !
J'ai dit alors, maîtrisant mon sanglot:

—Nous nous foutons d'Augustus; mais j'ai
pour toi un amour plutôt vif. Tu as concouru à
mon salut. Ton abandon m'avachirait à jamais !
—Non, dit Anton, sourd à ma supplication.

Tu connaitras la paix à Azincourt. Quant à moi,
j'ai à partir, loin d'ici. Car la Damnation qui
frappa Haig va m'assaillir à mon tour !

—Mais pourquoi ?
—Tu vas savoir. Augustus n'a jamais conçu
Douglas Haig. Il l'adopta, sur l'injonction d'un
vagabond qu'on surnomrnait Tryphiodorus. Augustus ignora toujours qui Douglas Haig avait
pour vrai papa. Douglas Haig l'ignora, lui aussi.
Mais, j'ai appris, il y a grosso modo trois mois,
tout à fait par hasard, qu'il s'agissait, ric-à-rac,
dudit Tryphiodorus !
—Mais ça n'a aucun rapport ! j'ai fait, sur
un ton ahuri.
—Mais si ! Car j'ai su, trois jours plus tard,
par un mot qu'un inconnu glissa dans mon smoking alors qu'on sortait du Casino d'Albi où l'on
avait applaudi Lolita Van Paraboom, jadis star
du Crazy Saloon, j'ai su, donc, qu'un imbroglio

tout aussi obscur avait nourri mon apparition.
J'avais toujours cru aYoir pour papa un magnat 207
l 208

irlandais qui, mort d'un infarctus alors qu'attachant bambin j'arrivais sur cinq ans, m'avait soumis au pouvoir tutorial d'un factotum qui, bigot, m'avait pourvu d'un Franciscain pour garantir mon instruction. Mais non ! Mon vrai papa, m'apprit-on, avait, lui aussi, pour surnom Tryphiodorus ! —Quoi ! ! ! —Oui! ! —Mais alors ! ! ! ? —Oui, tu as compris. Haig fut mon frangin ! —Quoi, suffoqua Amaury Conson, Haig frangin d'Anton ! On aura tout vu ! Ça a l'air bouffon ! —Mais on n'aurait jamais cru..., continua la Squaw. Mais Arthur Wilburg Savorgnan, qui n'avait pas l'air surpris, fit « Chut Chut », ajoutant: —Taisons-nous, laissons Olga finir sa narration; n'ayons pas l'air trop surpris, car craignons
qu'avant la nuit nous n'ayons à ouïr moult faits plus inouïs, moult quiproqui plus paradoxaux, moult coups du sort plus confondants. A coup sûr, parlant ainsi, Arthur Wilburg Savorgnan savait à quoi il faisait allusion. Mais n'anticipons pas...
Olga continua donc son passionnant discours. Alangui, qui sur un divan, qui dans un sopha, chacun s'assoupissait parfois pour un court instant, car la discussion, dont l'introduction datait du matin, durait toujours. Par surcroît• on voyait mal où tout ca conduisait, quoiqu'il fût sûr, au moins, qu'à tout instant l'action bondissait, basculait, culbutait, suivant ainsi la tradition du plus strict roman.
Or donc, poursuivit Olga, qu'Anton ait pour frangin Douglas Haig constituait un fait troublant, un fait plus qu'inouï, soit, mais n'impliquait pas ipso facto qu'Anton dût fuir au loin.
J'ai voulu savoir la raison qui poussait mon amant à partir. I1 argua qu'il craignait pour lui la Damnation qui avait abattu son frangin. —Pourquoi pas moi ? disait-il, puisqu'Haig fut abattu. S'il y a du vrai dans la Loi du Talion qui s'inscrivit, blanc sur noir, sur un bord du billard d'Augustus à Azincourt, s'il y a du vrai dans l'abhorration qu'avait pour nous tous ton haïssant, ton agissant papa, Albin, alors il n'y a plus qu'un choix: fuir, partir au loin, au plus loin, rompant l'attraction, m'arrachant au pouvoir fascinant qui m'unit à toi. —Onc n'ai voulu la mort d'Haig ! La voix d'Augustus l'abattit, non ma main ! —Non, dit alors Voyl, la Damnation s'accomplit lorsqu'on introduisit Haig dans son car-can nivial. Aucun parmi nous n'a voulu la mort du baryton. Il a subi, voilà tout, la loi qui nous
punit. Nous pourrions, au vrai, mourir unis; mais Augustus garantira ton sort; quant à moi, pour autant qu'on m'ait fait don d'un pouvoir plus subtil, jusqu'au bout j'irai, voulant saisir l'obscur fin mot du mauvais sort qui va s'acharnant sur nos noms ! Il baisa ma main. Il s'arracha au lourd sanglot qui chamboulait mon poitrail. Il m'ordonna d'accourir à Azincourt. Puis, sans un mot, il partit.
Il s'installa avocat à Aubusson, mais à coup sûr ça n'alla pas fort. J'ignorais pourquoi mais trois mois plus tard, j'appris qu'il travaillait à Issoudun, y faisant du Droit Commun. Plus tard, il s'installa • Ornans; par hasard j'appris cinq
209 ou six faits sur sa situation là-bas; il circulait toujours à moto. La souris du coin toujours pâmait d'admiration pour lui. Il avait dans son sac un gros manuscrit dont on disait qu'il consti
tuait un important travail sur un point grammatical, allant sur sa fin. On disait qu'il n'y avait pas plus courtois, pas plus poli. Il fit un jour un joli discours à propos du subjonctif lors d'un symposium sur Lhomond. Mais il choisit pour liaison un jupon qui travaillait dans un magasin où l'on faisait du cuir. Puis il fut aussi compromis au Tribunal pour un rapport mal fait. Aussi quitta-t-il Ornans. PIus tard, il nous posta un pli final. I1 racontait qu'il travaillait à Ursins, dans l'Ain. J'ai cru saisir qu'il vivait dans un garni. J'ai vu dans un Atlas qu'Ursins avoisinait Oyonnax, au mitan du Jura. On disait qu'il s'agissait d'un bourg tout à fait plaisant. Puis, pour finir, on apprit
qu'il vivait à Yvæoulay, un trou, pas loin d'Ursins, dont on ignorait tout. Lors, l'on fut vingt


ans sans savoir où il habitait, sans savoir s'il
vivait ou s'il avait connu la mort...

Voilà, conclut Olga. Quant à moi, m'inclinant,
j'allai à Azincourt. Augustus, d'abord, s'opposa
à mon admission. Puis il faiblit, m'ouvrant sa
maison. Chacun, parmi vous, connaît la fin...
—La nuit va choir, dit la Squaw d'un ton
las. Nous avons faim. Nous avons soif. Mais
surtout, nous n'avons pas nourri Jonas. Voici
au moins trois jours qu'il n'a pas sa ration. Il
faut la lui offrir illico, sinon il mourra.
—Soit, fit chacun, allons nourrir Jonas.

On sortit. La nuit tombait. Il faisait doux.
210 Un autan câlin balançait la frondaison du grand
acacia. On s'approcha du bassin. On sifflota l'air
qui faisait surgir l'adroit cyprin. Puis on cria son
nom « Jonas ! Jonas ! »

Mais Jonas n'apparut pas.
—Voici qui paraît anormal, donc contrariant,

dit la Squaw; voici vingt ans Jonas s'acclimata
à nos voix, n'oyant plus la voix du charmant
bambin.
S'aidant d'un lampion, on scruta tout autour.
Puis on sonda. On dragua au tramail l'ovo•da]
bassin. L'on y trouva d'abord cinq ou six axolotls,
un anchois, un turbot, un thon, au moins vingtcinq vairons.

Puis parut Jonas, mort. L'initial carpillon avait grandi. Il faisait plus d'un yard, sinon tout à fait un fathom. Son jabot blanc scintillait sous l'halo blafard du lampion. Navrant instant ! Chagrin profond ! Savoir instinctif d'un dam courant toujours ! Noir horizon ! Fatal signal ! Pronostic malsain ! Puis chacun d'aplatir un sanglot sous son cil: l'on aimait tant Jonas, l'amical cyprin qui montait du fond du bassin quand on sifflait son air favori ! Chacun s'attristait. Jonas mort, on aurait
cru qu'Azincourt allait s'abolir, tant il symbolisait la maison d'Augustus. Arthur •X7ilburg Savorgnan proposa l'ingurgi tation du cyprin pour, dit-il, à l'instar du Papou, offrir, dans un salut final, à l'animal qu'on aima tant, au poisson qu'on adulait, au cyprin qu'on adorait, à Jonas qu'on idolâtrait, sa transsubstantiation. L'on applaudit à sa proposition. —Faisons un poisson farci, proposa aussitôt la Squaw qui ajouta: j'avais jadis, à San Francisco, un ami juif, Abraham Baruch—quoiqu'incirconcis, il avait fait sa Bar-Mitzvah; il pratiquait quand ça lui chantait, mais il allait pourtant voir son rabbin à Shavouot, à Pourim, à Hanouka, au 5 yar, à Roch Haschana, à Yom Kippour—un ami juif, donc, qui m'a appris l'art subtil du Gafilt-Fisch.
Tandis qu'on faisait rafraîchir Jonas dans un tub, lui ôtant ainsi l'horrifiant goût limonial si distinctif du cyprin d'acclimatation, la Squaw mit à bouillir dans un fait-tout un kilo d'oignons amincis, un frottis d'ail, du thym, du paprika, du cumin, du safran; puis sala, poivra, saupoudra d'un brin d'anis; puis ajouta un chou, du lupin, du rutabaga, du topinambour. On donna trois gros bouillons. On fit blanchir, on marina, on troussa, on passa au tamis, ou plutôt au chinois. Saisissant un hachoir, Olga posa Jonas sur un billot puis, d'un coup, ouvrit l'animal. On ouït alors un cri assourdissant. On accourut. L'air hagard, la bru du Consul montrait du doigt un coin du billot: intact, fascinant, sorti du pli stomacal du cyprin, y scin• tillait l'initial Zahir ! On comprit alors qu'Haig, au moins vingthuit ans auparavant, avait, dans un sursaut
d'amour pour son cyprin, fait don à Jonas du Zahir qu'il avait pris au doigt d'Augustus. Olga frissonna, balbutia, Porta à son front sa main qu'avait fait rougir l'incarnat sang du poisson, puis tomba, d'un bloc, s'ouvrant l'occiput ! On la ramassa, on la porta, on la coucha sur un bahut bas. L'on fit tout pour avoir au bout du fil un toubib, un potard ou un scout qui saurait concourir à son salut, lui faisant ponction ou arrot. transfusion ou suturation ablation ou 212 adduction. Mais tout fut vain.
Olga divaguait. Puis son pouls tomba. Son cristallin s'opacifiait. Son poumon vagissant laissait sortir un chuintis sifflant. Dans un sursaut final, la bru du Consul parut vouloir à tout prix glapir un mot. Un son inouï jaillit, fusant, qui finit dans un gargouillis balbutiant. —Quoi ? Quoi ? dit Amaury.
S'accroupissant, la Squaw plaqua son conduit auditif sur l'arynx d'Olga, à l'instar du Huron ou du Mohican collant son tympan au rail pour savoir si oui ou non l'honni grand train du Blanc va surgir à l'horizon. Olga bafouilla un chuchotis indistinct. Puis son corps tout raidi s'avachit soudain. Là-haut, Atropos avait rompu son fil. Olga montait au paradis, s'unir à tout jamais à Douglas Haig, à Augustus, à Jonas. —As-tu compris l'indistinct chuchotis qu'Olga tint tant à nous offrir dans son instant final ? dit Arthur Wilburg Savorgnan à la Squaw. —J'ai cru saisir un mot dont, par surcrolt, la signification m'apparut mal: la Maldiction ! La Maldiction ! Olga l'a dit trois fois, puis sa voix a faibli, lors n'ai plus du tout compris. Qui, nonobstant l'inspiration du dt•o initial, n'aboutit •'à •n climat maladif
—La Maldiction ? fit, dubitatif, Amaury. —Ça n'a pas l'air si ardu à saisir, affirma aussitôt Arthur Wilburg Savorgnan. —Tu crois ? poursuivit Amaury. —Mais oui ! Pour moi, il s'agit d'un traurna maladif, un anthrax, ou plutôt un mal Uanc s'attaquant aux cordons vocaux, impliquant constriction ou fluxion, bannissant ou tout au moins troublant la diction, d'où son nom. —Ah ! fit Amaury qui n'avait pas compris
•a. Mais pourquoi, dans un instant si crucial, choisir un mot si approximatif ? —Pourquoi ? Pour qu'à la fin nous sachions qu'un bâillon strangulant torturait Olga: soif d'un Non-Dit n'ayant pour s'accomplir qu'un cursaut sans pouvoir rabâchant à l'infini (jamais jusqu'à la satiation, toujours dans l'insatisfaction d'un savoir plus pur à l'horizon du champ proscrit) qu'il n'y a qu'Un Mal, Mal dont nous souf
frons tous, Mal dont nous subissons l'affolant poids, Mal dont sont morts Douglas Haig d'abord, puis Anton Voyl, puis Hassan Ibn Abbou, Augustus, Olga à l'instant, Mal dont nous pâtissons d'autant plus qu'il nous fut toujours vain d'y vouloir offrir un Nom, car nous n'aurons jamais fini d'arrondir son pourtour, d'agrandir 215 sa juridiction, son attribution, affrontant à tout instant son pouvoir absolu, sans jamais voir surgir• à l'horizon du •abou qu'il ourdit, un rnot, un nom, un son qui disant: voilà ta Mort, voilà où va s'inaugurant la Damnation, dirait aussi, mot pour mot, qu'il y a un confin, donc qu'il y a un Salut. Non: dans l'insinuant circuit du signal ici dit, il n'y a aucun salut. L'on a cru qu'Anton, ou qu'Augustus, avait connu la mort sans pouvoir s'ouvrir du torturant tracas qui l'assaillait. Mais
non ! Il a connu la mort pour n'avoir pu, pour n'avoir su s'ouvrir, pour n'avoir pas rugi l'insignifiant nom, l'insignifiant son qui aurait à jamais, aussitôt, aboli la Saga où nous vagissons. Car nous avons construit, nous taisant, un Talion qui nous poursuit aujourd'hui; nous avons tu la damnation, nous n'avons pas dit son nom, lors nous punit la Damnation dont nous ignorons tout: Nous avons connu, nous connaitrons la Mort, sans jamais pouvoir la fuir, sans iamais savoir pourquo; nous mourrons, car, issus d'un Tabou dont nous nomrnons l'Autour sans jamais l'approfondir jus-qu'au bout (souhait vain, puisqu'aussitôt dit, aussitôt transcrit, il abolirait l'ambigu pouvoir du discours où nous survivons), nous tairons toujours la Loi qui nous agit, nous laissant croupir, nous laissant mourir dans l'Indivulgation qui nourrit
sa propagation...
Ton discours, dit alors Amaury, a plus d'irnpact qu'rl n'y parait. Mais nous avons accompli un si grand parcours ! Qui aurait cru d'abord qu'il suffirait d'un Disparu, d'un Anton Voyl mourant, suicidant, ou partant au loin, pour nous valoir un si colossal tracas ? Mais, quoiqu'à tout instant nous sachions qu'il n'y a dans nos actions, dans nos propos qu'obligations, qu'il n'y a pas un mot fortuit, car tout y a, illico, sa justification, donc sa signification, on croirait parcourir un roman à tiroirs, un roman noir à l'instar d'un Mathurin, d'un Jan Potocki, d'un Hoffmann, d'un Balzac avant Vautrin, Goriot, Pons ou Rastignac, où l'imagination sans confins ni conflits d'un scribouillard gagnant plutôt mal son pain à fournir jour sur jour son folio pour la livraison du jour suivant, comptabilisant sans fin sa
pagination, alignant jusqu'à plus soif sa portion, sa ration d'incongrus gribouillis, produit un fil narratif dont l'affabulation parait sortir du sillon cortical tout à fait ramolli d'un doux dingo aux stravagants dadas, tant y surgit à tout instant un hasard divaguant puisant, dirait-on, son inspiration dans un choix aussi discontinu qu'inconstant, aussi gratuit qu'instinctif !
Oui, approuva • son tour Arthur Wilburg Savorgnan, d'aucuns diront « Voilà qui parait paradoxal ! » mais ça m'a l'air si vrai qu'il y a là, pour moi, quasi la Loi du roman d'aujourd'hui: pour avoir l'intuition d'un pouvoir imaginatif sans limitation, aliant jusqu'à l'infini, s'autonourrissant dans un surcroît colossal, dans un jamais vu allant toujours croissant, il faut, sinon il suffit, qu'il n'y ait pas un mot qui soit fortuit,
qui soit dû au pur hasard, au tran-tran, au soidisant naïf, au radotant, mais, qu'a contrario tout mot soit produit sous la sanction d'un tamis contraignant, sous la sommation d'un canon absolu !
Alors, poursuivit, Iyrical, Amaury Conson, alors sourd du flot confus qui amaigrit nos discours, •'Imagination aux chaînons infinis; alors 217 l'Inspiration aux doigts d'azur nait du parcours tordu qu'il nous faut accomplir pour noircir un instant, d'un mot choisi parmi tous, l'imrnaculation du Manuscrit !
Holà ! fit la Squaw s'alarmant du tour incongru qu'avait pris la discussion, tu t'avilis, Amaury, causant bouquins alors qu'Olga mourut pas plus tard qu'il y a un instant ! —Pardon, la Squaw, pardon, dit Amaury confus, sinon tout à fait cramoisi —Fuyons loin d'ici, l'air m'y paralt trop
malsain, fit, tout à trac, Arthur Wilburg Savorgnan. —Non, dit la Squaw, n'oublions pas qu'Aloysius Swann a promis tantôt d'accourir. Il doit pouvoir nous offrir un concours sans prix. S'il a pris son auto, nous l'aurons parmi nous avant la fin du jour. Dînons donc, car nous n'avons pas pris un instant aujourd'hui pour nous nourrir puis vaquons à nos occupations jusqu'à l'apparition d'Aloysius.
L'on dîna donc. Collation où tout fut frugal, car, quoiqu'ayant faim, chacun avait un trop grand chagrin pour, sans attrition, s'offrir l'ingurgitation d'un gloutonnant gala. On grignotait, on pignochait sans plaisir. La Squaw disait pourtant
—Nonobstant la mort d'Olga, goûtons sans
timoration au gorgonzola sans rival qu'Augustus
adorait tant qu'il m'a fallu parfois sortir la nuit
jusqu'au marchand du coin pour rassortir la pro

vision qui tirait à sa fin...
Mais on n'y touchait pas, au gorgonzola, pas
plus qu'au gigot froid ou qu'aux chaussons farcis

à la Chantilly.

Arthur Wilburg Savorgnan souffrait d'un fort
migrain. On lui fit un bol d'infusion, puis on
lui donna un Salgidal, quoiqu'il ait voulu un
Optalidon. Il s'alita un instant, s'isolant dans
un boudoir, disant qu'il allait dormir un brin.
Amaury Conson, lui, voulut voir s'il n'y avait
pas dans la maison un duplicata, un manuscr;t
ou un brouillon qui, à l'instar du Tanka, fournirait un surplus d'information. Il ouvrit cinq ou
six cartons, parcourut huit ou dix rayons où
Augustus amassait romans, compilations, traductions ou discours.
Mais son inquisition fut sans fruit. Amaury
sortit. La nuit scintillait. Il faisait bon, pas trop
chaud, pas trop froid. Il alluma un Trabuco au

goût parfait qu'il avait pris dans un tiroir du
fumoir d'Augustus. Il fit un tour du grand parc,
humant la nuit dont l'air si pur donnait à son
habana un subtil parfum d'opopanax.
Qui aurait cru, disait-il dans son for, qu'il
pouvait y avoir sous un climat si souriant, dans un
jardin où tout concourt à la paix, tant d'assassi

nats ? Qui aurait cru voir surgir la Mort dans un Paradis où tout paraît si doux ?
Au loin, un hibou bubula. Il lui souvint alors, sans trop savoir pourquoi l'animal à Pallas s'associait ainsi pour lui à un savoir si confus, qu'il avait lu, jadis, dix ou vingt ans auparavant, un roman qui, lui aussi, faisait allusion à un jardin où triomphait la Mort, un jardin public, dont il avait l'usufruit; l'aimait-il ? Oui. Alors il aurait dû garantir son salut. Où avait-il lu ça ? Plus tard on chassait l'in
trus: nul Bon Samaritain n'accourait, complaisant, pour lui offrir sa main. On lançait son corps mort au fond d'un ravin.
2 19 220
Il s'assit un long instant sur un banc moussu, non loin du grand acacia dont la frondaison balançait, produisant un bruit sourd mais continu, un chuchotis murmurant, un soupir bcurdonnant qu'on aurait cru parfois sibyllin, dodonial. Il s'irritait, n'arrivant plus à saisir l'insinuant fil qui tissait son association. Un roman ? Anton Voyl n'avait-il pas dit un jour qu'un roman donnait la solution ? Un flot brouillon, tourbillonnant d'imaginations s'imposa soudain à lui: Moby Dick • Malcolm Lowry ? La Saga du Non-A, par Van Vogt ? Ou, vus dans un miroir, trois 6 sur l'immaculation du dos d'un Christian Bourgois ? Ou l'obscur Signal d'Inclusion, main à trois doigts qu'imprimait Roubaud sur un Galli
mard ? Blanc ou l'Oubli, d'Aragon ? Un Granl Cri Vain • La Disparitio• •
Il sursauta sGudain. La nuit, tout • coup, lui parut fraîchir. Il frissonna. Il avait fini son trabuco qu'il lança au loin, bout au tison flamboyant qui illumina un trop court instant la nuit. Il quitta son banc. Il lui apparut alors qu'il ignorait sa position. Un gazon dru amortissait son pas alors qu'il croyait parcourir un layon à cailloutis. Il alluma son zippo, mais il fonctionnait si mal qu'il n'y vit pas plus clair. Il consulta son chrono. Il marquait minuit moins vingt, mais l'appliquant sur son tympan, il n'oult aucun tic-tac. Il jura. Il s'affolait. Son pouls avait pris un tour palpitant. Il marcha à tâtons. D'abord il buta sur un mur. Puis il tomba dans un trou où, comprit-il aussitôt, s'accumulait jadis l'aiguail qu'utilisait
Augustus pour son bain lustral du matin. Puis, forpaysant tout à fait, il s'alla fourvoyant dans un amas buissonnant où l'oclorant cassis jouxtait l'inamical thuya, buisson dont il n'arriva à sortir qu'au prix d'accrocs cuisants. Il trouva pour finir la maison, ayant cru vingt fois croupir à tout jamais au plus profond du Parc. Mais ia maison lui parut à l'abandon. Il n'y avait aucun lumignon, tout baignait dans l'obscur.
—Allons bon, murmura-t-il, il a dû y avoir un court-circuit ! Il s'introduisit dans l'obscur corridor. A tâtons, il gagna un salon, trouva un divan, s'y affala, frissonnant, transi. Il n'y avait aucun bruit dans la maison. —Où sont Savorgnan, la Squaw ? s'alarmat-il. Pourquoi Aloysius Swann n'a-t-il pas fait son apparition ?
Alors, sans savoir pourquoi, il paniqua. Tout
à coup, un mal cinglant vrilla son cou. A son tour, un migrain brutal s'acharnait sur son front.
— Il a dû y avoir intoxication, piaula-t-il. Il a du y avoir un truc pas sain, un truc pourri dans la nutrition du soir !
Il aurait voulu bondir, voir s'il n'y avait pas, dans un coin, un cordial, un sirop ou un vomitif. Un soupçon lui vint: on avait mis du poison dans son vin. —Moi aussi ! A mon tour ! J'ai compris, ils m'ont u..., il m'a u... ! balbutia-t-il dans un cri plaintif, sans trop savoir qui il accusait ainsi. On aurait dit qu'à tout instant il allait s'abolir dans un coma profond. Mais, s'arrachant au divan non sans un mal surhumain, il parvint à franchir l'assombri parcours qui conduisait au corridor. Mais pourquoi, sanglotait-il dans son for, n'avait-il pas jadis soumis son corps à la mithrida
22 1
tisation, ainsi qu'on lui avait dit au moins vingt
fois ?
L'instant final allait-il s'accomplir ? Non, jurat-il. A coup sûr, il finirait par avoir du lait, ou
un anti-poison. Il lui souvint qu'il y avait, là-haut,
dans un cagibi du studio qu'on avait mis à la
disposition d'Arthur Wilburg Savorgnan un Iqacon d'Homatropini hydrobromidum


H3C—CH—CH3
N—CH3 CHO-CO-CHOH-C6H5
H3C—CH—CH3

qui, à coup sûr, adoucirait son mal.
A tâtons, quoiqu'il souffrlt, quoiqu'il suât, il
monta, il grimpa, s'accrochant, pas à pas, l'obscur
colirnaçon qui aboutissait aux locaux du haut...

V

Amaury Conson
Qui, au sortir d'un raccourci succinct,
nous dira la mort d'un individu dont on
parla jadis


Tard dans la nuit, Aloysius Swann, qu'accompagnait Ottavio Ottaviani, arriva à Azincourt.
Parti avant midi du Commissariat du Faubourg

Saint-Martin (où l'on stockait l'amas d'informations ayant rapport à la disparition d'Anton Voyl)
il avait conduit sa Ford Mustang à l'instar d'un
Fangio, d'un Stirling Moss, d'un Jim Clark ou
d'un Brabham. Mais l'on aurait dit qu'un mauvais lutin avait farci son parcours d'avatars (avatar dans sa signification d'avaro, pour sûr [voir
Bloch and Wartburg, Dauzat, Thomas...] car, tout
partisan du Grand Vichnou qu'on soit, on n'aurait pas cru sans mal à l'incarnation, à la trans-
substantiation ou à la transformation d'Aloysius),
car, six fois au moins, son auto s'immobilisa,
pour un motif inconnu, contraignant Ottavio Ottaviani au travail aussi long qu'ardu qui consistait à approfondir, point par point, la condition
du bloc, du châssis au piston, du capot à la trans

mission.
Puis il chut dans un ravin, qu'un hasard oppor

tun n'avait pas fait trop profond.
Puis il aplatit tour à tour un dindon dodu
(dont Didon dina dit-on du dos), un chat, un
bichon à poil ras, puis, pour finir un bambin qui
226


n'avait pas six ans, scandalisant la population
au point qu'Aloysius craignit un instant pour son
salut.
—Ouf, dit Ottaviani, tandis qu'Aloysius stoppait dans un grand tourbillon d'air, nous y voici,
pas trop tot !

—Craignons surtout qu'il soit trop tard, fit
Aloysius, d'un ton dubitatif, vois: il n'y a aucun rayon illuminant dans la maison, tout paralt
obscur, tout paraît à l'abandon.
—Allons, dit Ottaviani rassurant son patron,
ils sont tous à dormir, voilà pourquoi.
—Taratata, fit Swann, l'instant paralt mal
choisi pour dormir. Chacun savait qu'on arrivait,
on aurait pu nous ouvrir.
—Sonnons toujours, dit Ottaviani, qui gar

dait tout son sang-froid.
Par trois fois, il tira sur l'aigu carillon du po;tail, produisant, non pas un bruit profus ou
criard, mais un son doux, rond, cristallin. Un
long instant passa. Nul n'apparaissait.
Tu vois, fit Aloysius abattu, ils sont tous
morts; puis, louchant sur Ottaviani d'un air am
bigu, il murmura, ainsi qu'on fait dans son for:
non, à coup sûr, il y a dans la maison au moins
un individu qui vit toujours, mais, à mon avis, il
a dû s'assoupir, plus rond qu'un Polonais !

—Nous affolons pas, fit Ottaviani.
Il paraissait n'avoir pas compris l'allusion
d'Aloysius. Mais, appuyant à fond sur la cloison
du moraillon, il força la vis du crampon, puis,
s'aidant d'un canif, il parvint, aplatissant jus-
qu'au butoir l'abattant du vantail, à ouvrir l'huis
du portillon.
—Introduisons-nous plutôt, dit-il.

Il s'avança, un brin craintif, suivi à cinq ou six
pas par Aloysius Swann qui paraissait avoir un

trac fou. Mais soudain l'hall s'ilIumina. La Squaw
parut, portant un lumignon qui donnait un jour
mourant.
—Tu vois, dit Ottavio Ottaviani, nous nous
faisions du mauvais sang mais nous avions tort,
voici la Squaw !
—Salut, dit la Squaw d'un ton marri, ça faisait un bail qu'on poirotait !
—Tu n'as pas l'air ragaillardi, la Squaw, dit
Aloysius, qu'y a-t-il donc ?

—Il y a qu'Augustus a raccourci son chibouk !
—Mais nous l'avions appris !
—Oui, mais Olga aussi !
—Olga ! ! sursauta Ottavio Ottaviani
—Oui, Olga, mais aussi Jonas ! !
—Jonas ? dit Ottaviani, mais j'ignorais qu'il
y avait ici un individu qu'on nommait Jonas.
—Mais si, voyons, dit Aloysius Swann, grondant son compagnon, il s'agit du cyprin !

—Ah bon ! fit, obtus, Ottaviani, saisissant
mal pourquoi on avait fait don d'un surnom à un
animal aussi nigaud qu'un cyprin.
—Mais où ? Mais quand ? Mais pourquoi ? poursuivait Aloysius Swann, houspillant
la Squaw qui n'y pouvait mais.
—Tu vas tout savoir dans un instant, glapissait la Squaw, mais d'abord gagnons un salon,
buvons un coup, car sinon l'insinuant frimas
matinal nous fraîchira jusqu'aux os.
Il faisait noir dans la maison ainsi qu'au plus
profond d'un four.

—Il y a un court-circuit, circonstancia la Squaw; à coup sûr, il y a un plomb qui a fondu, mais n-)us n'avons pu, nonobstant moult constats ou collations aboutir à la commutation du cour•nt. Par surcroît, nous n'avons ici ni moccolo, 227 ni oribus, ni lumignons, ni fanaux, ni brandon ni lampion sinon mon falot qui faiblit.
—Sois sans chagrin, la Squaw, la consola Ottaviani, nous pouvons sans mal t'ouir discourir dans la nuit, d'autant plus qu'il n'y a plus loin d'ici au chant du coq.
L'on alla tâtonnant jusqu'au fumoir d'Augustus. Là, sous l'halo faiblard du falot au parfum suffocant, la Squaw raconta aux flics l'horrifiant chaînon d'accablants coups du sort qu'avait, du matin au soir, subi la Maison Clifford. L'irruption d'Amaury Conson qu'accompagnait Arthur Wilburg Savorgnan; La confrontation du tas d'informations touchant la disparition d'Anton Voyl:
Son Journal,
L'album d'Augustus, L'immaculant Tanka blanchi sur un carton noir, L'inoriginal Corpus compilant six madrigaux transcrits par Anton pour Olga, qu'Augustus paraphrasa dans un troublant discours; La mort d'Augustus qui, au matin, allant nour
rir Jonas, hurlait soudain ff Un Zahir ! » puis s'abattait;
La Saga du Zahir:
L'apparition d'Haig suivant l'irruption dudit Tryphiodorus,
La foi d'Othon Lippmann, La purification du matin dans un bain lustral, La disparition du Zahir, La mort d'Othon Lippmann, La vocation d'Haig, L'inscription du blanc sur un bord du billard, Douglas Haig fuyant au loin,
L'apparition d'Anton Voyl, 228 La damnation d'Haig,
La filiation du Clan Mavrokhordatos,
La passion d'Albin,
La mort d'Anastasia donnant jour à Olga,
L'assassinat d'Albin par Othon,
La transcription, puis la traduction du Katoun
inscrit sur un bord du billard,
La mort d'Haig à Urbino, mort qu'on motiva
d au moins trois façons;
OIga narrant son amour pour Anton;
La disparition d'Anton ayant appris qu'il avait
ainsi qu'Haig, Tryphiodorus pour papa;


La mort du cyprin Jonas alors qu'on l'allait
nourrir;
La fabrication d'un Gafilt-Fisch-
Olga tranchant Jonas y trouvant l'horrifiant
Zahir, Iors tombant d'un bloc, s'ouvrant I'occiput,
mourant, un instant plus tard murmurant « la
Maldiction ! »

—Voilà, conclut la Squaw, la filiation du

grand dam qui toujours nous poursuivit, qui, par trois fois aujourd'hui, s'acharna sur nous ! —Hum, fit Aloysius Swann, voilà qui paralt fort clair. Mais où sont donc nos amis: Amaury Conson ? Arthur Wilburg Savorgnan ? —Arthur avait un fort migrain; il s'alita; quant à Amaury, j'ai cru saisir qu'il allait s'offrir un grand tour du parc, puis qu'il irait dormir. A coup sûr, ils sont dans la maison, chacun dans un coin, piquant un bon roupillon. —Mais pourquoi n'ont-ils pas accouru quand nous avons glapi au portail ? Nous avons pour
tant fait un boucan assourdissant ! —A mon avis, dit la Squaw, ils sont par trop abasourdis pour oulr tout bruit, fût-il l'hourvari tonitruant d'un Satan au soir du grand Sabbat. —Il faut pourtant qu'on soit tous là, murmura Aloysius. Nous allons voir: y a-t-il par ici un tuba ou un buccin, un baryton saxo ou un clairon, un biniou ou un tam-tam ? —Non, mais il y a un cor, dit la Squa•v, qui prit sur un lutrin voisin un olifant, un vrai bijou, mi-airain, mi-laiton, qui datait d'au moins l'an Mil.
On disait, mais à coup sûr il s'agissait d'un racontar, qu'un paladin du nom d'Alaric, vassal du Grand Clodion, à qui un poil trop abondant avait valu Samson pour surnom, offrit, un jour, à la convocation du ban, alors qu'on avait bu pas mal d'hanaps, offrit, disions-nous, son burgraviat assorti d'un important droit banal à qui saurait mugir un son dans son cor (tout ça arrivant, pour sûr, au fond d'un bois !). Un galopin, un garcon maigrichonnant, un manant, un vilain sans blason, tint la provocation: il s'approcha, saisit l'olifant, souffla, à l'instar d'un Zurichois jouant son ranz favori, produisant un son tout à fait pur, mais si aigu qu'Alaric y pauma son tympan. Clodion fut si satisfait (on sait qu'il craignait Alaric, y voyant à tout instant plus un rival qu'un vassal) qu'aussitôt, faisant fi du mûr avis qu'un pair lui donnait:
Poignons vilain, il vous oindra, Oignons vilain, il vous poindra !
il fit du galopin son chouchou, l'anoblit, lui donna sa bru, un manoir, trois donjons, six marquisats, lui disant qu'il l'aurait toujours à son flanc, à l'instar d'un Carolus Magnus s'accompagnant d'un Roland. Las ! Trois jours plus tard, il apparut qu'Hila
230 rion (ainsi nommait-on l'adroit champion), s'il savait mugir dans un cor, ignorait jusqu'à I'ABC l'art du tir à l'arc, du bourdon, du fauchard ou du coustil: surpris dans un scarmouchis par un Sarrasin nabot mais vif qui l'assaillait au sarbacan, il voulut, faraud, lui assourdir un coup fatal mais il maniait si mal sa Durandal qu'il s'autotrucida !
Aloysius Svvann loucha sur l'olifant ainsi qu'un conscrit sur un Stradivarius ou sur un Amati, puis, poussant un profond soupir, il souffla dans 1 instomation à bout arrondi du tuyau, mais n'obtint qu'un couac chuintant, plutôt plaintif. « Fouchtra pour la Catarina » sacra-t-il, usant d'un juron qui avait cours dans son Cantal natal, d'Aurillac à Saint-Flour, du Puy Mary à Mauriac, où l'on comptait au moins dix-huit Swann, tous bougnats !
Fanfaron, Ottavio Ottaviani proposa son concours: jadis, dit-il, chassant à cor ou à cri dans son maquis du Niolo dix-cors, broquarts, marca•sins, isards ou aurochs, il avait appris à forhuir. Saisissant non sans brio l'olifant qui tournoya sous sa main ainsi qu'un bâton sous l'adroit circuit rotatif qu'un Tambour-Major lui fait parcourir, il donna, claironnant. un hallali tout à fait satisfaisant, puis, s'hasardant non sans aplomb, il improvisa tout un pot-pourri (alla podrida), fignolant surtout un air fort connu, la Polka du Mitard, chanson du jour dont voici la coda:
•lors qu'il dit, on fait qswi l'y dis Va savoir fa•t voir D'ac po•r voir mais po•r voir q•w• Ça j'sais pas j'y dis fa•t voir Hors pot•r voir il fat•t la cot•r Pas•t q•a cass' os• sans ça scions l'y pos•rvois par la scansion
Mais j'ss•is pas pls•s affranchi
Po•r autant qs•'sl dit j'y r'dss
Co•rs au m•r si tu l'franchis
Os• q•y 'a s•n m•r q•'•l dst


Hors tos•t as•to•r y a la co•r
Pas•t q•ça pass' fas•t q?•ça partor•t
J'l'y convois dans la Chanson !

—Bravo ! Bravo ! Bravissimo ! applaudit la
Squaw.
—Il suffit ! dit, plutôt •rognon, Aloysius qui,
jaloux dans son for du savoir d'Ottaviani, croyait
bon d'amoindrir son action, lui signalant par là
qu'il trouvait d'un goût sournois, sinon corrompu,
qu'un adjoint, qu'un bras droit pût s'offrir tout
un solo alors qu'un patron n'avait sorti qu'un
canard !

—O.K., boss, O.K., soupira Ottaviani, soumis, mais aigri.
—Par surcroît, ajouta Aloysius Swann, s'adoucissant, nos compagnons n'ont plus qu'à accourir.
Nous avons tout fait pour ça, non ?

Un long instant, nul n'arriva. Puis l'on ouït un
pas traînant qu'on aurait dit naissant dans un
lointain sous-sol, puis qui monta, cahin-caha, clOr
pin-clopant.
Parut, avachi, gourd, bouffi, lourdaud, stagnant, molasson, Arthur Wilburg Savorgnan. Il
n'avait pas l'air fringant.

• n• l .lit il bafouillant. Ottavio ! Kak 232 tu fous là ?
—Voyons, Arthur, dit Swann, tu savais qu'on
arrivait !
Sans un mot, l'air ahuri, Savorgnan massa son
sinciput puis, d'un doigt machinal, moucha son
tarin. Puis, avisant un divan, il s'y propulsa, s'y
affala, s accordant aussitôt un ronflant surcrolt
dormitif.

—Laissons l'Anglais dormir un brin, dit
Aloysius; occupons-nous plutôt d'Amaury, car,
sans vouloir vous assombrir d'un pronostic aussi
accablant, tout nous fait savoir qu'il mourut dans
la nuit !
—Amaury mort ! Mais pourquoi ? s'incla

ma la Squaw.
—Pourquoi ! Pourquoi ! Toujours pourquoi !
grogna Aloysius.
Pourquoi toujours vouloir unir un Pourquoi à
la Mort ? Il mourut, voilà tout ! Il n'aura plus
son nom dans aucun Who's Who !
—Mais tu as l'air si sûr ! D'où l'as-tu appris ?

J'ai compris tantôt, narra Aloysius Swann, qu'il
allait mourir tôt ou tard.
Nous arrivions, fourbus, à Noyon. J'allai au
Commissariat local, au cas où la P.J. m'y aurait
mis un mot. Un planton m'y donna un sans fil.
J'ouvris aussitôt, lisant:


PARIS. SIX MAI. MIDI TROIS. AVONS APPRIS LA
MORT D WON CONSON A PAROS.STOP.CON•n•NATION POINT PAR POrNT A TA DISPOSITION A ARRAS. STOP.
J'allai bon train à Arras, mais n'y parvins qu'à la nuit, tant s'assortit mon parcours d'inopportuns coups du sort. J'accourus au Commissariat,
• fis irruption, mais il n'y avait pour faction qu'un 233
rond-du-cuir zozotant, bavard, idiot, par surcrolt tout à fait sourd, qui nous tint un discours abracadabrant d'où il sortait qu'il voulait avant tout sa gratification, sa commission, son bakchich. On lui donna du bâton, mais il nous fallut un fichu laps pour nous saisir du pli confirmant la mort d'Yvon, pli qu'on trouva pour finir dans un tiroir qu'on fractura non sans un mal canin.
J'appris ainsi qu'Yvon Conson, qui, parti d'Harwich à bord d'un catamaran battant pavillon irlandais, cabotait tout au long du littoral turc, avait fini par aboutir à Naxos, puis à Paros, où il s'installa pour la saison, dormant à bord, mais parcourant l'ilot tout au long du jour. Un soir, il y a grosso modo huit jours, il s'introduisit dans un boui-boui local, un assommoir à calfats ou à marins où un soi-disant Coq saoulait à mort la
population, lui donnant pour raki un tord-boyaux assassin, pour hypocras un jus pourri d'alambic, pour vin un surard corrompu. Quasi aussitôt, un inconnu vint à lui, lui proposant un pari: il lui jouait son catamaran au tric
trac.

—D'accord, dit Yvon, mais pas au tric-trac.
—Alors, fit l'inconnu, souriant, à quoi
jouons-nous ?
Yvon proposa: au back-gammon, à pair ou
impair, au toton, au Grand Jan, au Tout à bas, au
postillon, aux coins battus. Pour finir on tomba
d'accord pour un zanzi.
On tira au point. L'inconnu gagna: il avait
sorti un as, Yvon n'avait qu'un trois.
L'inconnu grimaça.
—Passons, dit-il, à vous la main.
—A moi ? fit, surpris, Yvon, mais j'avais un

234 trois, vous un as !

—Oui, mais nous suivons ici un dicton local:
Qui sort un as au cabochon, la main jamais n'aura !


—Pardon, dit Yvon, poli, mais strict, pas
d'accord: à vous la main, sinon rompons là '
—Topons là, tu l'auras voulu, ricana l;inconnu.
Il tint, il toucha, il barra, il sonna, il rafla, il
flatta, il coupa, il rompit, il lança.
A coup sûr, il pipait son krabs car, d'un coup,
il sortit trois as !
—Mordiou ! jura Yvon, ajoutant dans son
for: Voilà un zoziau qui m'a l'air plutôt filou,
mais à malin, malin un quart ! Il pointa, il doubla, il abonda, il adoubla, il accoupla, il ficha,
il corna, il battit, il posa, abattant, lui aussi,

trois as !
—Rampot ! cria tout un chacun.
On s'approcha pour voir.

—Phhhht ! siffla, dans un rictus malsain l'inconnu, un rampot ! On fait ça au point ? au trou ?
au toc ? au pot ? au paroli ? ou au taquin ?
—On fait ça au point, dit Yvon d'un ton
froid.
Il y avait dans l'air un climat sournois, mauvais,

inamical, qui vous glaçait jusqu'aux os.
Pas un mot ! Pas un banc qui craquait ! Nul
n'absorbait sa boisson ! L'on aurait ouï un bourdon volant !
Chacun scrutait Yvon qui, non sans un sangfroid colossal, alluma son chibouk, puis finit son
flacon d'hypocras.
—A vous, dit-il à l'inconnu.
L'inconnu prit son inspiration, battit, couvrit,
ouvrit, touchant un as.
—A vous, ricana-t-il.
Yvon, sifflotant, joua son coup à l'abandon,
mais l'hasard lui souriant, il obtint, lui aussi, un
as.
—Coup nul, dit-il à mi-voix.

—Coup nul ! hurla l'inconnu, mais pas du
tout ! Rampotons ! Rampotons illico !
—Fous-moi la paix, ça suffit ainsi ! lança,

236

Yvon.
Mais, pris d'un courroux subit, l'inconnu saisit soudain Yvon par son colback puis, sortant
sa navaja, il la planta par trois fois jusqu'au quil

lon au plus profond du poitrail du fils d'Amaury,
qui, n'y pouvant mais, succomba sur l'instant !
—Compatissons, dit la Squaw, à la mort d'un
garçon si charmant, mais...
—Yvon, un garçon charmant ! coupa
Aloysius, disons plutôt un voyou !
—Soit, soit, convint la Squaw qui s'obstinait,
mais pourquoi Amaury Conson doit-il mourir aussitôt son fils disparu ?
—Tu sauras plus tard, dit Aloysius, car il
s'agit là d'un point capital dont, si nous n'ignorons pas tout, nous n'avons pour l'instant qu'un
savoir plutôt confus. Allons plutôt voir où vagit
Amaury.


Laissant Arthur Wilburg Savorgnan à son dodo, on fouilla la maison. Mais aucun lit, aucun
divan, aucun cosy, aucun hamac n'abritait, mort
ou vif, Amaury Conson. On aurait dit qu'il n'avait jamais dormi sous l'imposant baldaquin qu'on
avait mis à sa disposition. On aurait dit qu'il

n'avait jamais franchi l'haut mur qui gardait la
maison.
La Squaw pourtant trouva, sur la cloison d'un
cagibi qui jouxtait l'apaisant studio qu'on avait

fourni, trois jours auparavant à Amaury pour qu'il y pût, la nuit, dormir tout son saoul, un support, fait d'un bristol ultra-blanc collant à la paroi par un scotch brillant, support qui offrait à la vision vingt-cinq ou vingt-six photos d'individus, photos qu'on aurait, pour la plupart, vu sortir d'un journal à trois sous, d'un Paris-Jour ou d'un Daily Mirror, d'un Historia ou d'un Radar. Sortant du cagibi, la Squaw attira Aloysius qui fouillait un placard. —O Aloysius, «ia la Squaw, accours ! Il y a ici vingt-cinq vingt-six photos qui pourront à coup sûr nous fournir pas mal d'indications ! Toujours à l'affût, Aloysius Swann s'approcha.
Un long instant, il scruta l'intrigant support. —Mais dis-moi, la Squaw, voulut-il savoir d'abord, qui nous dit qu'il s'agit là d'un carton d'Amaury ? —Nul n'fl jamais vu ça ici auparavant, affirma la Squaw. Il y a cinq jours, quand j'ai pourvu à l'installation du duo qu'Olga voulait voir accourir à Azincourt, j'ai sorti du cagibi six draps, trois polochons, un plaid, moult torchons. Or, crois-moi, il n'y avait sur la paroi ni carton, ni photos. —Il y a là, murmura Aloysius, pas mal d'individus qu'on connalt plutôt pas mal, mais il y a aussi cinq ou six quidams tout à fait incormus pour moi, dont un, au moins, dont on voudrait savoir plus. Il montra du doigt un portrait qui paraissait l'ahurir. Il s'agissait d'un individu aux traits plutôt lourdauds, pourvu d'un poil châtain trop abondant, touffu, ondulant, plutôt cotonnant,
portant favoris, barbu, mais point moustachu. Un fin sillon blafard balafrait son pli labial. Un sarrau d'Oxford sans col apparaissait sous un tricot raglan marron à trois boutons fait du plus fin whipcord. Ça lui donnait un air un b•in folklo
237 238
rain. On l'aurait pris pour un zingaro, pour un gitan, pour un forain ou pour un paysan kalmouk, mais on aurait pu tout autant y voir (par soumission aux goûts du jour) un hippy grattant son banjo ou sa balalaïka dans un boxon à Chinatown ou à Big Sur. Aloysius Swann apostropha Ottaviani qui fouillait au hasard non loin. On disait, à la P.J., qu'Ottaviani, robot abruti mais loyal, n'oubliait jamais un individu s'il l'avait vu un instant. —Ottaviani, lui dit-il, lui montrant la photo, n'aurais-tu pas jadis vu un poilu aussi distinc
tif ? —Ma foi non, fit aussitôt Ottaviani, par surcroît, la photo a au moins vingt-cinq ans ! —Tu as raison, admit Aloysius, allons donc voir Arthur Wilburg Savorgnan, puisqu'on fait chou blanc par lCI. D'un doigt prompt, il arracha la photo qu'un kraft autocollant fixait au bristol, puis, suivant la
Squaw, suivi d'Ottaviani, Aloysius Swann gagna
l'huis du boudoir où Arthur Wilburg Savorgnan
s'obstinait à dormir, puis s'y introduisit, tapinois,
murmurant:

—Chut, chut ! Il dort toujours à l'instar
d'un loir ou d'un castor. Laissons-lui finir sa
nuit; faisons plutôt du chocolat; offrons-nous
un fruit, un toast, du bacon, car nous avons tous
un fichu travail à accomplir d'ici tantôt.

La Squaw fit du chocolat. L'on but. Ottaviani
tartinait son croissant. Aloysius noyait dans son
bol fumant un oblong pain au lait tout croustil

lant.
La nuit tirait sur sa fin. Un jour blanchissant
pointait, qui donnait au salon un air blafard,
attristant. Ça puait l'amas du tabac froid.

—Bon sang ! On court tout L•oit à l'asphyxiation ici, jura Ottavio Ottaviani.
—Donnons un brin d'air frais, proposa la
Squaw, ouvrant tout grand un vitrail.
Chacun sursauta, saisi par l'incisif mais vivifiant froid du matin. Arthur Wilburg Savorgnan
frissonna, puis bondit du divan où il avait dormi, bouffi, brouillon, tifs confus, habits tout
chiffonnants, l'air toujours ahuri.

—Quoi ? dit-il, il fait donc jour ?
On lui donna du chocolat, mais il insista pour
avoir d'abord son tub matinal.
On l'accompagna au lavabo, d'où il rapparut,
un instant plus tard, minois souriant. Il avait pris

un bain, il avait mis un pantalon frais, un polo, un fouloir à pois qui lui donnait l'air d'un sports
man. Tout à son tracas, Aloysius Swann l'assaillit illico
-As-tu vu, lui intima-t-il, Amaury Conson ?
-Il n'y a plus, dit Arthur Wilburg Savorgnan, d'Amaury Conson ! 0• un •s familial contraint un gamin imaginatif à finir son Gradus ad Parnassum par six assassinats
—Il n'y a plus d'Amaury Conson, dit Arthur Wilburg Savorgnan, I1 gît au sous-sol, au fond du bassin à mazout. —Tu l'y as donc vu ? fit Aloysius, pantois. —Nous l'y aurions vu choir, oui, si un court-circuit n'avait fait partout la nuit, mais un long instant son cri nous parvint, qu'amplifiait la paroi du silo, jusqu'au plouf final qui nous apprit sa
—Mais quand ? Ou surtout, mais pourquoi bascula-t-il ? L'y poussas-tu ? —Nous l'aurions fait s'il l'avait fallu, admit Arthur Wilburg Savorgnan, masquant mal son chagrin, mais, voulant bondir sur moi, il fit,
croyons-nous, un faux pas, cogna un bord du bassin, tituba, vacilla, puis, glissant, tomba dans
l'à-pic; on aurait dit qu'un aimant surpuissant
l'y attirait !

—Mais pourquoi voulait-il ainsi bondir sur
toi ?
Arthur Wilburg Savorgnan soupira, mais n'ajouta pas un mot. Il avait l'air grognon.
Aloysius Swann sortit la photo du Barbu, puis,
la montrant à Savorgnan, lui dit, sur un ton intimidant:

24 1
—Voilà Ia raison ! Voilà la photo qui provoqua son courroux ! Tu la lui as fait voir, non ?
—Non, dit, tout bas, Arthur Wilburg Savorgnan, il la trouva par hasard, dans mon placard.
Il avait fait un grand tour dans la nuit, s'y fourvoyant, marchant à tâtons jusqu'à la maison. La
Squaw dormait. Moi aussi. Tout paraissait noir.
Amaury s'affala sur un divan. Il avait mal au
front. Il dut dormir un court instant, puis sou

dain, il sursauta, suffoquant, paniquant sans savoir pourquoi. Il souffrait. Il crut qu'on avait
voulu sa mort, qu'on avait mis du poison dans
sa boisson. Il lui souvint alors qu'il pouvait y
avoir dans mon boudoir un anti-poison qui l'assainirait. Il monta, à tâtons, jusqu'au cagibi qui
jouxtait mon boudoir; il y farfouilla, il tomba
sur la photo. Alors, oubliant soudain son mal,
mais poussant un cri tonitruant, il m'assaillit,
m'arrachant à mon profond sopor.

—La photo du Barbu ! rugit-il.
Puis soudain, il sortit, bafouillant, grognant. Il

gagna son salon, puis courant, rapparut au bout
d'un instant. Il avait à la main un bristol portant
vingt-six divisions, vingt-six cantons, tous pourvus d'un portrait, sauf un.
—Mon bristol jadis n'offrait aucun blanc, ditil. La photo du Barbu s'appliquait là où il y a

aujourd'hui un canton vacant. On la vola, voici
au moins vingt-huit ans, un soir d'avril. Un larcin
si banal m'attrista, m'offusqua, mais m'apparut
d'abord insignifiant. Mais, trois jours plus tard,
mon plus grand fils, Aignan, mourait à Oxford !
Sa voix cassa dans un sanglot sourd.
J'ai dit:
—Non, Amaury, la photo qu'à l'instant tu
trouvas dans mon cagibi m'appartint toujours,
242 crois-moi.

—Il s'agirait d'un quiproquo ? dit Amaury,
surpris.
—Pas tout à fait, car ton barbu, mon barbu
n'ont jamais fait qu'Un individu !

—Tu avais toi aussi sa photo ?
—Oui.
—Mais pourquoi •
—Par trois fois, au moins, j'ai fait allusion à
l'assimilation qui marquait nos curricula. Nous
sortons d'un tronc commun. Nos sorts, trait pour
trait, sont plus qu'analogaux, ils sont kif-kif I
—Point ri'ai fait l'oubli du corps d'allusions

qu'alors tu nous lanças, coupa Amaury. Cinq ou
six fois, j'ai voulu t'avoir à part, comptant sur

toi pour approfondir mon savoir touchant nos rapports ou ayant trait à l'obscur imbroglio dont fut fait mon jadis dont nous ignorons quasi tout Mais la discussion durait tant qu'à aucun ins tant n'apparut l'occasion. Quoiqu'il soit fort tard il m'apparaît qu'iI faudrait la saisir sans mollir... J'ai dit mon accord, ajoutant pourtant aussitôt: —Soit. Mais pas ici; il y fait trop noir, il y fait trop froid. Allons plutôt dans l'impartial fumoir d'Augustus où, au vrai, un bon alcool nous ragaillardira. —All right, dit Amaury. Va au fumoir. J'y accourrai dans un instant. Puis il sortit d'un pas hâtif, sa main s'agrippant sur son bristol à photos.
J'allai donc au fumoir. J'y poirautai un long
laps, buvant pour mon confort un grand bol d'akvavit. Soudain j'ouïs un grand bruit qui montait du sous-sol. J'accourus, pronto, mais à tâtons, car on n'y voyait toujours pas dair. J'arrivai, san•
243 trop souffrir, au sous-sol où, dans l'irradiant clair-obscur qui sourdait du four, j'avisai Amaury qui finissait d'offrir à la combustion du mazout un manuscrit fort important, tout au moins par son poids. J'hurlai, pris d'un soupçon subit: —Qu'as-tu voulu abolir ainsi ? Il n'a pas voulu m'affranchir. L'air furibard,
il scrutait l'album qui noircissait, blanchissait,
puis racornissait. Puis il m'indiqua dans un coin
un banc, s'assit sur un pliant:

—Ça, l'ami, causons, dit-il, m'invitant à discourir.
—Ici ? j'ai dit, plutôt, surpris, n'avions-nous
pas dit qu'on irait au fumoir ?

—Non, dit-il s'obstinant, causons ici.
—Mais pourquoi ?
—Disons qu'il y fait plus clair, qu'il y fait
plus chaud, qu'il... Il m'avisaga sans finir.
J'insistai:
—Quoi ? Qu'y a-t-il ?
—Notbing, dit-il, allons, installons-nous, puis
causons, sinon...
—Sinon quoi ?
—Sinon, nous n'aurons plus jamais l'occa-

Il m'intriguait, mais quoiqu'ahuri par son obstination, j'opinai. J'avisai l'oblong banc, m'y assis, allumai un cigarillo, puis j'attaquai aussitôt:

J'ai promis qu'un jour tu connaîtrais ma Saga:
la voilà. Tu sauras aussitôt qu'il s'agit d'un roman
qui vaut aussi pour toi. La Damnation qui t'assaillit m'assaillit itou. Un mauvais hasard nous
façonna à l'instar. Car nous avons du sang commun, car ton Papa fut mon Papa !


—Quoi ! strangula Amaury, nous: frangins !
—Oui, frangins ! Frangins unis dans l'afflic

tion, dans la mort ! —Mais où l'as-tu appris ? dit brûlant Amaury. Qui t'a fait don d'un savoir qu'on m'a toujours tu ? —Oh ! Il m'a fallu vingt ans, vingt ans au moins, pour, n'ayant qu'un brin d'intuition, sachant tout au plus qu'il y avait, planant sur moi, un fait qu'on disait obscur, un fait dont nul n'osait discourir, un fait qu'au vrai tout un chacun ignorait, il m'a fallu vingt ans pour approfondir mon savoir, bâtissant suppositions sur suppositions, chafaudant d'idiots synopsis, proposant d'instinctifs aboutissants, supputant, imaginant, comblant poco à poco l'oubli profond, l'intimidant tabou qui nous masquait la divulgation. Vingt ans durant, j'allai multipliant d'intrigants contacts, payai d'oisifs indics, consultai partout moult sous-bibs m'ouvrant d'importants
stocks archiviaux m'informant sur ma filiation, m'acharnai sur d'immoraux magistrats, substituts, avocats, commis, plumitifs, calicots, factotums corrompus à qui il fallait offrir gros pour savoir pas lourd. Puis j'ai dû choisir dans un colossal amas d'informations où tout voisinait, l'inouï, l'inconsistant, l'anormal, l'insignifiant. Puis il m'a fallu, pour bondir d'un fait au fait suivant, saisir, au prix d'harassants brain-stormings, un point d'articulation qui, quasi toujours, manquait. Mais j'ai appris, j'ai su, j'ai vaincu, j'ai compris. J'ai franchi l'imbroglio. J'ai acquis sur mon antan, sur mon jadis, un savoir global !
Il is a story told by an idiot, full of sound and fury, signifying nothing. Un roman long, confus, parfois vain, parfois mirobolant; la narration d'un Talion, qui à tout
instant t'a poursuivi, m'a poursuivi. L'individu qui l'ourdit s'y appliqua vingt ans durant, sans jamais s'adoucir. Il ignorait la compassion; il s'opposait à tout pardon; il n'a jamais connu qu'un but: assouvir sa vindication, accomplir son talion dans la mort, dans l'aigri courroux du Sang jaillissant. Un à un, il a commis sur nos Fils d'horrifiants assassinats ! —Lui ! Lui ! murmura Amaury, hagard. —Oui, lui ! L'individu dont tu gardais l'intrigant portrait, mais dont tu ignorais tout ! L'intrigant Barbu à favoris, au poil brun trop touffu ! Lui ! Ton Papa ! Mon Papa ! —Mon Papa ! hurla Amaury, tordu par un chagrin infini. Mais j'ignorais donc tout ! Pourquoi nous fallait-il avoir un Papa si mauvais ? —Sois moins vif, Amaury, sois plus froid, fais-y toi; tu vas tout savoir:
Ton Papa, mon papa (nous ignorons son nom,
ou plutôt sa prononciation) naquit à Ankara. Son clan comptait parmi l'important gratin du canton. On disait colossal l'avoir familial, qu'on comparait parfois au magot du Roi Midas. Mais sa transmission suscitait toujours moult complications car, la Tribu comptant au moins vingt-six individus ayant pour la plupart cinq ou six gnards, ça faisait, pour finir, tant d'ayants-droit qu'on craignait, non sans raison, qu'allât s'amincissant jusqu'à la consomption l'initial magot, nonobstant la fructification qu'apportait la Capitalisation. La tradition voulait donc qu'on favorisât au maximum son plus grand fils. On laissait aux suivants d'insuffisants rogatons. On donnait tout au Dauphin, au Favori: Palais, maisons, champs, bois, actions, obligations, or, diamants, bijoux. On lui proscrivait tout travail, alors qu'on impo
sait aux suivants un ahan harassant. L'on conçoit sans mal à quoi pouvait aboutir un choix si discriminant: on n'offrait qu'au Dauphin l'Amour familial, tandis qu'on abhorrait, qu'on bafouait sa frangination. Ainsi, quoiqu'à coup sûr on justifiât la discrimination par l'obligation d'accomplir la continuation du pouvoir du clan (pouvoir qu'il fallait garantir par un avoir toujours plus important, donc sans dilapidation ni passation aux ayants-droit trop lointains), l'us familial, par un instinctif biais culpabilisant, la fondait, non sur un Sint ut sunt aut non sint, mais sur un soi-disant droit moral qui, classant l'individu suivant son rang, donnait tout aux Initiaux qu'il disait purs, bons, blancs, ôtait tout aux ultimaux qu'il noircissait tout à loisir. Il y avait pis: chacun paraissait subir la Loi du Clan sans trop s'aigrir. Nul n'affirma jamais Summum Jus, summa Injuria; chacun, qu'il soit favori ou mal loti, vivait l'indivision du magot patrimonial à l'instar d'un statut normal, sinon normatif, sans voir qu'il s'agissait d'un abus flagrant, partial, qui frustrait la plupart au profit d'un individu. Au vrai, il n'y avait pour un mal loti qu'un hasard—la mort du Dauphin à qui l'on substituait alors son proximal suivant—pour adoucir son sort. On voyait donc, quasi à tout instant, frangins sans un sou, cousins purotins, tontons faminards, unis dans l'imploration, priant pour la disparition du favori primonatif. Allah, dans sa compassion, s'inclinait parfois: un typhus malin, un faux
247 248
croup supprimait alors l'ayant-droit putatif. Las ! la contradiction subsistait; tout au plus avait-on
raccourci, mais pas du tout aboli, son champ d'application. On conçoit aussitot qu'il fallut, un jour, aboutir à un statu quo moins rassurant, mais aussi moins accablant. Disons qu'on passa du « Un pour Tous, Tous pour Un » dont s'honorait jadis l'Armorial du Clan, à un « Chacun pour Soi » d'abord, qui fut moins sanglant qu'on n'aurait cru, qu'on n'aurait craint, mais qui dura moins d'un an, puis, pour finir, à un Homo homini Lupus qui s'inaugura par un brillant haut-fait qui suscita, non sans raison, l'admiration du Tout-Ankara:
Un gamin qui n'avait pas dix-huit ans, avait avant lui six frangins, fait qui, a priori, lui prohibait à jamais d'aboutir au Dauphinat. Or il y parvint, ourdissant, mijotant, fignoiant puis accomplissant, coup sur coup, six assassinats n'ayant, par surcroit, aucun point commun, sinon
par l'imagination dont chacun montrait l'infini pouvoir.
Il s'attaqua d'abord à Nicias, un nabot, un avorton, qu'il n'haissait ni plus ni moins qu'autrui, quoiqu'il ait tout du chacal, mais qui constl tuait un but pas trop ardu, car on disait Nicias plutôt obtus. Donc il s'introduisit, sous un motif insignifiant, dans la maison du nain. Là, il lui offrit un cours sur l'Art du Tir à l'Arc, compilation d'un savant japonais s'inspirant du Bouddha. Puis, tandis qu'ahuri, mais satisfait d'un don si mirobolant, Nicias s'absorbait dans son bouquin, il lui porta, s'aidant d'un pic à glaçons plus dur qu'un roc, mais aussi fin qu'un bâton à roll-mops, un coup au bassin qui fut fatal, car il fractura l'ischion, provoqua la constriction du ganglion inguinal, d'où un collapsus suffocant suivi, un instant plus tard, d'un tournis synco
pal dont l'avorton n'arriva jamais à sortir, nonobstant son transport à l'Hôpital, où il succomba, huit jours plus tard, au grand dam du populo qui s'amassait dans la cour pour voir son tourbillon, attraction hors du commun dont Ankara manquait, disait-on, d'autant plus qu'on y jalousait fort l'art du Fakir tournoyant, l'art du « Dar•visch » qu'Ispahan monopolisait. L'assassinat d'Optat fut au moins tout aussi biscornu. Optat, individu mou, plutôt falot, sinon pâlot, si faiblard quant aux os qu'il avait toujours tophus, calus ou luxation, n'avait aucun goût, sinon pour l'alcool qu'il absorbait par muids du soir au matin. Maximin (ainsi nommait-on l'imaginatif assassin) soudoya un commis postal qui porta à Optat un quartaut d'alcool pur lui disant qu'il s'agissait d'un colis du Hainaut, car, trois mois aupara
vant, Optat, par sans-fil, avait fait l'achat à Mons d'un schnaps qu'on disait divin. Croyant aussitôt qu'il avait là son schnaps, Optat s'ingurgita illico un bon quart du quartaut, qu'il trouva tant à son goût qu'il poursuivit jusqu'à plus soif sa libation. Mais, coup jarnacais, il y avait, mis par Maximin au fond du quartaut, un dispositif pyroproductif qui, anodin tant qu'il baignait dans l'alcool, s'alluma quand il fut à l'air, provoquant ipso facto l'ignition d'Optat qui, offrant à la combustion, par sa saturation d'alcool, un fonds choisi, flamba ainsi qu'un amadou, diffusant tout autour un fort parfum d'agouti rôti. .Aud t instant, Maximin passait par là, pas par
hasard. Saisissant un lasso, il attrapa Optat, tison,
brandon vivant qu'il tira jusqu'au bord d'un


pUits.
Il lui suffit alors d'y approfondir son agonisant

frangin pour voir s'accomplir son forfait qui,
par surcroit, profita au pays, puisqu'un mois plus
tard, tout un chacun s'accordait pour nantir l'intrigant flux qui sourdait du puits d'un fort pouvoir curatif, surtout anticatarrhal, mais s'appliquant aussi à l'albugo, à l'anchilops, aux bubons,
aux calculs, aux chalazions, au trismus, au pityriasis, au mal blanc, au prurigo, au mal caduc,
au glossanthrax.

Puis vint Parfait. Là, il y avait un hic. Car
parfait, vrai Goliath, plus fort qu'un Turc, plus
mauvais qu'un Troll, brutal, taquin, fripon, corrompu, sournois, avait la passion du combat.
Quand on s'attaquait à lui, on n'avait jamais la
paix.
Parfait avait, dans un souk, un magasin où
l'on fabriquait fruits confits, bonbons, fondants,
calissons d'Aix, chocolats, candis, nougats ou cas

satas.
Il y avait mis au point un sabayon au sirop,
fort rafraichissant à qui Ankara associa aussitôt
son nom.
Nul jour n'allait sur sa fin sans qu'un Icoglan,
qu'un Vizir, qu'un Timariot ou qu'un Sirdar

n'allât voir Parfait dans son souk, lui commandant pour son gala du soir un « parfait au marasquin » ou un « parfait au cassis » dont partout
l'on raffolait.
Maximin alla donc voir Parfait. Il lui donna
vingt sous puis lui co;nmanda un colossal parfait
aux limons doux.

—Parfait, dit Parfait.

Mais quand Parfait livra son parfait, Maximin
y goûta, puis, simulant un profond pouah, lui
dit qu'il sabotait son travail.
—Quoi ! dit Parfait pâlissant sous l'affront,
imparfait, mon parfait ! ! ! ?
Il gifla par trois fois Maximin puis lui lanca
son gant.
—Soit, dit Maximin, vidons ça sur un champ

clos, mais armons-nous suivant mon choix: nous
nous battrons au soda !
Parfait fut si ahuri par un choix si paradoxal
qu'il parut, un court instant, tout à fait divagant.
Profitant du mauvais arroi qui, pour un laps,
immobilisait son rival, Maximin lui balança du
gourdin sur l'occiput. Parfait tituba, grogna, puis
s'abattit.
Maximin couvrit tout son corps du parfait
aux limons doux, nappa d'un sirop, puis parfit
son travail disposant, par-ci, par-là, moult fruits
confits.
Alors il fit sortir d'un coin obscur son carlin
favori, un Danois colossal qu'il n'avait, six ans
durant, nourri qu'aux parfaits du frangin:

L'animal, on l'a co;npris, bondit, palpa, lappa,
puis pour finir, happa.
Maximin sortit, ricanant « Allah n'a-t-il pas
dit: Tu naquis du Limon, tu finiras Limon ? »

Souriant dans son for d'un mot qu'il trouvait


bon, Maximin s'occupa alors du suivant qui avait
nom Quasimodo: un gars courtaud, un bas du
cul, qui avait tout du nigaud. Son I.Q. lui donnait la raison d'un garçon n'ayant pas six ans,
alors qu'il avait cinq fois plus.
Son occupation, sinon sa vocation, consistait
surtout à offrir aux tringas, aux culs-blancs ou
aux courlis qu'on voyait gambadant au bord du 2SI
lac du Jardin municipal, d'inconsistants discours
à l'instar d'un saint François. Un badaud s'amusant lui lançait parfois un ducaton ou un florin
qui constituait tout son profit.
Son assassinat n'offrit aucun tracas à Maximin
qui l'accomplit haut-la-main.
Il disposa au fond du lac un fin croisillon
qu'un fil liait à un accu produisant, au contact,
un fort courant d'induction. Puis il paya un quidam qui, alors qu'Asimodo discourait, lança au

fond du lac un faux louis d'or qui dissimulait un
aimant surpuissant.
Faisant ni six moins cinq ni cinq moins trois,
Quasimodo, d'un bond, sauta au fond du lac:
l'hydrocution survint aussitôt.

Romuald suivait Quasimodo. Mais autant

Quasimodo avait fait un occis badin, autant Romuald fut un but ardu. Car, sournois, jaloux, inquisitorial, Romuald voyait partout machinations ou mauvais pas. Il soupçonnait tout un chacun. Il craignait tant un coup fatal qu'il s'isolait dans sa maison, n'ouvrant jamais, gardant toujours un fusil à la main, louchant d'un air craintif sur tout quidam qui paraissait à l'horizon, sursautant quand passait son voisin. Plus tard, trouvant son salut non garanti, il fit l'acquisition d'un ballon captif où il s'installa, sûr, au moins, d'y dormir à l'abri la nuit.
Maximin imagina d'abord cinq ou six solutions (scission du filin principal accrochant l'airostat au sol; obstruction du volant d'auto-stabilisation ou du cardan gyroscopal; substitution d'un gaz lourd (grisou) à l'argon gonflant, provoquant ainsi l'implosion, la titubation ou la patatration du ballon) mais tout fut vain. Puis vint l'illumination: il loua un biplan, prit l'air, survola, puis piqua sur l'arrogant ballon qu'il frôla à moins d'un yard, produisant ainsi un trou d'air qui fut fatal au ballon qui s'abIma, tandis, qu'à court d'air, Romuald s'asphyxiait.
Sabin constituait pour Maximin son but final. Mais on n'approchait pas Sabin. N'ayant qu'un tonton pour lui ravir son droit au Dauphinat, Sabin croyait trop qu'il aurait tôt ou tard la totalisation du Capital du Clan pour offrir à un cou
sin ou à un frangin jaloux l'occasion d'un mauvais coup. Il fallait trois sauf-conduits pour franchir son huis, fût-on un mitron livrant du pain ou un commis du bougnat apportant son charbon. On colportait sur Sabin tout un tas d'amusants racontars. On disait qu'il avait à sa disposition dix-huit spahis, tous rompus à l'art du yatagan, du poignard ou du fusil, garnison qu'il louait à prix d'or, mais qui l'accompagnait partout, toujours, abattant sans sommations tout individu qui s'approchait à moins d'un yard ! On disait qu'il avait un larbin qui goûtait aux plats qu'on lui proposait, car il craignait fort l'introduction d'un poison. On disait qu'il v avait dans sa maison un quidam qu'on aurait cru son portrait vivant, qui dormait dans son lit tandis qu'il allait dormir dans son sous-sol où, disait-on toujours,
il avait fait bâtir•par un artisan, qui trouva la mort aussitôt son travail fini, un colossal blockhaus à combinaisons. Il aurait pu, s'il l'avait fallu, s'y nourrir, y dormir six mois durant. Un rival si fort, un rival dont tout paraissait garantir l'absolu salut, voilà qui stimula au plus haut point l'imagination du frangin Maximin. L'amas d'assassinats qu'il avait, jusqu'ici, commis, n'avait pas assouvi sa faim. Il n'y avait là, 253 2s4
ricanait-il, qu'insuffisants zakouskis. Mais, s'attaquant à Sabin, il justifiait son ambition, il la plaçait au point culminant du savoir magistral qu'il n'avait, jusqu'alors, fait valoir qu'au quart.
Pourtant, il passa tout un grand laps sans savoir s'il aboutirait jamais. Non qu'il fût à court d'inspiration, mais la fortification du gars Sabin paraissait n'offrir aucun point vacillant,
aucun maillon plus faiblard. Jusqu'au jour où, tout à fait par hasard, il causa à un maquignon qui lui apprit qu'il fournissait un jour sur trois à Sabin un ânon, car, lui confia l'immoral marchand non sans un clin grivois, Sabin n'arrivait jamais au plaisir, sinon par la sodomisation d'un bourricot. —Ma foi, sourit Maximin, voilà au moins un point d'acquis: il a un dada ! Tirons parti d'un savoir qui, à coup sûr, vaut son poids d'or. Poursuivant son inquisition, il apprit du Commis principal du Zoo municipal d'Ankara qu'un ânon n'avait jamais suffi à Sabin: tout au plus lui procurait-il son plaisir initial, mais il lui fallait alors, disons pour plat principal, un animal ou plus gros ou moins commun. Aussi Sabin soudoyait-il l'Administration du Zoo qui, parfois, lui louait, pour un soir ou pour
la nuit, soit un animal d'un bon poids—un gros ruminant, un yack, un orang-outang, un ours, un mammouth—, soit un animal pas banal— un kangourou ou un casoar, un canard ou un boa constrictor, un tapir ou un mandou, un opossum ou un alligator, un albatros ou un cai man, un cachalot ou un tamanoir. Mais, quoiqu'ayant fait, grosso modo, un tour global du zoo, Sabin n'apparaissait pas satisfait car, disait-il, il n'avait jamais abouti, sodomisant tant d'inouïs animau•, au plaisir divin qu'il avait jadis connu sur, ou plutôt dans un lamantin du Lac Tchad (Manatus inunguis ou Manatus latirostris). Or, ric-à-rac, un forain d'Halifax avait fait, huit jours avant, son apparition à Ankara. Il proposait aux badauds, parmi moult attractions plus ou moins hors du commun (siamois, nains, albinos, moutons à corps d'auroch, lapins à sa
bots) un soi-disant « Grand Dragon du Loch », qu'on nommait Rudolf. Au vrai, il s'agissait, non d'un dragon, ni d'un python marin, mais d'un dugong, animal plus doux qu'un mouton, qu'on pouvait, sans grand mal, par un hasard opportun, offrir pour un lamantin, vu qu'il avait, à son instar, un poids imposant, un gabarit important, un poil d'un poli parfait, un air accort. On a compris, à coup sûr, qu'aussitôt Sabin voulut voir Rudolf. Mais il n'osait. Il proposa au forain la location du dugong. On lui dit non. Il doubla, tripla, quadrupla, puis quintupla son prix. Il parvint à un accord. On convint d'un jour prochain. Mais Maximin, à l'affût, l'avait appris. I1 bâtit aussitôt un plan. Combinant cinq ou six produits fulminants, il fabriqua un obus suppositorial; puis il parvint, non sans un aplomb colossal, jusqu'à l'aquarium
du dugong où, profitant du court instant où l'animal s'assoupissait dans son bain, il lui intro
duisit son crapouillot.
Il diposa alors un amorçoir au fulmicoton qui,
au plus fin contact, garantirait l'ignition du dispositif.
Sa machination lui paraissant au point, Maximin n'avait plus qu'à languir jusqu'au soir. Il
s'attabla dans un caboulot, non loin du Uockhaus
sabinial, sûr qu'un futur prochain lui fournirait
l'occasion d'un hosanna triomphal.
Il n'avai• pas tort: à minuit moins vingt-cinq,
apparut l'ambulant marchand forain suivi d'un
grand bac où, plus souriant qu'un ruminant voyant
au loin courir un train, somnolait Rudolf.
A minuit moins huit, l'horizon s'illumina;
un bang-bang tonitruant fracassa l'air. Puis s'alla
dissipant l'asphyxiant brouillard qui accompagnait
la fulmination.


Maximin put voir qu'il n'y avait aucun survivant.
Lors, il gagna, souriant, un night-club où,
jusqu'au matin, quoiqu'il fût plutôt radin (mais
son coup fumant sonnait l'occasion d'un potlatch),
il sabla du Cramant brut, trinquant, offrant à
tout un chacun libations sur libations.

256 Ainsi vainquit Maximin. Las ! Il claironna
trop tôt son Magnificat, son Vaziluia: six jours plus tard, un cousin consanguin qui, à coup sûr, ayant compris qu'il y avait là un truc, avait fait dans son coin un calcul kif-kif, l'assassinait à son tour !
Alors la loi du plus fort s'imposa à la tribu. L'on s'y trucida tour à tour. L'avocat qui contrôlait la transmission du Capital familial y paumait son latin: sur trois ans, l'usufruit du clan passa aux mains d'au moins vingt-trois ayants-droit, dont aucun n'arriva à mourir dans son lit.
Lorsqu'à la fin on comprit qu'on allait, si l'on continuait à un galop si vif, aboutir tôt ou tard à la disparition du Clan, on souffla un instant. On constata alors qu'il n'y avait plus, au total, qu'un quart du clan qui survivait. On s'affola. On s'allia. On signa un accord coalitif qu'aucun, on l'aura compris, n'honora plus d'un mois. Alors on ritualisa l'assassinat. On convint qu'il fallait qu'un papa n'ait pas plus d'un bambin, afin qu'aucun n'ait à souffrir d'un frangin trop jaloux. On limitait ainsi la rivalisation aux cousins, jusqu'au jour où, par l'intransitif biais du choix dar•vinial, il n'y aurait plus qu'un ayant-droit par tronc. Pour aboutir à un but si lointain, il y avait, grosso modo, trois façons, dont on laissa à chacun la disposition ad libitum: Soit l'on abattait la Maman dans l'instant qui suivait la parturition; Soit l'on stoppait, pourvu qu'il y ait auparavant un fils, la continuation du sang par la castration du Papa; Soit (façon dont la plupart s'accommodait) l'on gardait vivant l'initial fils, puis l'on laissait ou faisait mourir tout suivant, qu'on abandonnait sur du purin, qu'on vidait dans son bain, ou qu'on offrait, suivant la Proposition d'un Swift, pour du marcassin ou du babiroussa rôti au lunch d'un Lord anglais. Durant cinq ou six ans, l'on parvint ainsi à assainir la situation. La transmission du gain patrimonial fut moins qu'auparavant l'occasion d'affronts sanglants. L'on n'assassinait plus par plaisir, mais chacun, dans son coin, limitait au maximum l'ampli•cation du clan qui stationnait ainsi a un quorum qu'on trouvait, grosso modo, satisfaisant.
Lors chacun, dans son for, s'autocongratulait d'un statu quo moins inhumain qu'il n'y paraissait a priori. Du plus ou moins bon parti •'un frangin s'angoissant tira du magot qu'un tambour lui la•ssa•t
Mais, poursuivit Arthur Wilburg Savorgnan, il arriva à nos papa-maman un horrifiant coup du sort.
A l'Hôpital du Bon Samaritain, à Acapulco, où on l'accoucha, ta maman mit bas, non pas un, mais trois bambins d'un coup. Par un hasard opportun (sinon l'on nous aurait abattus aussitôt ! ) ton papa qui, suivant la Loi du Clan, aurait dû voir la parturition, avait dû, un jour auparavant, accourir d'un saut à Washington, car, s'occupant d'importations, on lui offrait un important contrat pour l'achat d'un stock colossal d'harmonicas, joujoux mis au point il y avait alors moins d'un an, qu'on arrachait aux vingt-huit
azimuths, mais surtout à Ankara ! La Maman comprit qu'aussitôt son contrat conclu, son mari allait raccourir, puis voyant qu'il avait trois fils, alors qu'il n'avait droit qu'à un, nous bannirait sur l'instant. Dans un sursaut d'amour matriarcal, voulant au moins garantir nos saluts, la maman sonna la nonnain puis lui confia sans omission son tracas. La nonnain s•alarmant voulut lui offrir son concours. On laissa donc un nourrisson à la Maman tan- 259 260
dis qu'à grand train fuyait la nonnain nous soustrayant à la mort. —Ainsi donc, dit Amaury, mon papa, si j'ai compris, n'a vu qu'un fils quand il arriva à l'hôpital. —Pour sûr. On lui cacha qu'il avait trois poupards. Par surcroît, on maquilla nos inscriptions, on nous attribua, par substitution, un faux nom, profitant du fait qu'un duo d'avortons sia
mois morts-vivants avait abouti, pour un court instant, dans un couloir voisin du dortoir d'incubation où nous avions vagi. —Mais alors, puisqu'il nous ignorait, pourquoi nous pourchassa-t-il, pourquoi s'attaqua-t-il à nos fils ? —Vingt ans plus tard, ta maman attrapa un coryza à virus (staphylococcus viridans) qui la mit au plus mal. On l'alita. Un Cardinal vint qui voulut l'ouir avant d'y bonnir son absolution, puis son onction. Ta maman lui avoua tout. Or l'imbu Cardinal avait tout du fripon; Il simonisait. Il trafiquait. Il pratiquait la concussion, la collusion. Il comprit d'instinct qu'il y avait là un gros coup. Il proposa son mic-mac au plus offrant. Un lointain cousin qui, au vrai, agissait à catimini au profit du Dauphin d'alors, apprit la situation. Il accusa ton papa d'avoir
trahi la Loi du Clan, puisqu'il nous avait soustraits au quorum, puis, par punition, lui assassina son fils, ton frangin, mon frangin ! Or ton papa avait pour son fils qu'il savait promis au Dauphinat un amour colossal. Sa mort lui fit un chagrin si grand qu'il y pauma sa raison. Il nous accusa, nous, d'avoir valu la mort à son fils, car sans nous, disait-il, son fils vivrait. Il jura qu'il nous aurait, qu'il nous poursuivrait jusqu'à la mort, qu'un à un, d'abord, avant nous, il abattrait nos fils pour qu'à nos tours nous sachions l'infini chagrin d'un amour filial trop tot rompu ! —Mais il nous connaissait donc ? Il connaissait nos fils ? —Non. Il ignorait tout (par surcroIt, nous n'avions alors aucun fils). Mais il partit, n'ayant qu'un but: savoir où nous avions fui, qui nous avait nourris, où nous avions grandi.
Il gagna d'abord Acapulco, d'où, nous pistant non sans un flair qui aurait fait pâlir vingt-trois tribus d'Hurons, il fit, vingt ans plus tard, l'insinuant parcours qu'avait suivi la nonnain. Il arriva ainsi à Guadalajara, un bourg important où nous avions appris 1•ABC• OU nous avions faits nos communions. Mais, à coup sûr, la nonnain pronostiquait qu'un jour mon papa nous poursuivrait. On quitta Guadalajara pour Tiflis, puis pour Tobolsk, d'où l'on partit pour Oslo. Nous avions dix ans. Là, la nonnain mourut sans avoir l'oisir d'affranchir nos savoirs quant au fatum obscur qui planait sur nous. L'on nous dissocia. Tu fus mis dans un sanatorium à Uskub, d'où tu fuis trois ans plus tart; mais, passant alors sous un camion, tu oublias aussitôt tout ton jadis. Quant à moi, j'allai à Hull, où m'adoptait un
tambour-major qui, plus tard, voyant qu'à coup sur j'avais un don pour l'instruction, m'inscrivit à Oxford.
Nous n'avions aucun contact. J'ignorais tout du sort qu'on t'avait fait. Tu ignorais jusqu'à mon nom. Mais il m'arrivait d'avoir du souci pour toi, m'attristant sur nos jadis communs. Un jour, j'avais alors vingt-cinq ans, j'avais fini
261 mon doctorat, l'Institut pour la Propagation du Bas Latin m'offrit un assistanat à Sofia. J'avais six cours par mois. J'utilisai alors l'important loisir qu'on m'octroyait à avoir sur ton sort un plus grand savoir, profitant du fait qu'il n'y a, d'Uskub à Sofia, par train, qu'un jour au maximum.
Mais, au sanatoriurn d'Uskub, l'on ignorait où tu avais fui. J'allai jusqu'aux confins du pays. Un rapin sans inspiration, mais plutot adroit, m'avait fait au crayon, à partir d'indications qu'on
lui fournit au sanatorium, un portrait-robot frappant, quoiqu'à coup sur caduc, puisqu'il y avait dix ans au moins qu'on t'avait vu fuir. Montrant ton portrait aux paysans, aux maquignons, aux forains, aux typos, aux cols-blancs, aux flics, j'ai cru parfois qu'un au moins parmi tous saurait m'offrir un filon. Mais tout fut vain. Quand finit mon assistanat, j'abandonnai Uskub sans avoir vu surgir un brimborion d'indication, sans avoir saisi un jalon initial. Mais, m'installant alors à Augsbourg, où la Josiah Macy Junior Foundation m'accordait un pont d'or pour ma collaboration au travail colossal d'Oskar Scharf-Hainisch von Schlussnig-Figl sur l'insubordination du fricatif dans la prononciation du Bororo, patois du Parana d'autant plus passionnant qu'on y voit aussi, à l'instar du Ban
tou, l'apparition du « ll » labial à la fin du substantif masculin, j'allais, trois fois par an (du dix mars au vingt avril, à la fin juin, à la mi-aout) à Uskub où, sans faiblir, continuait mon inquisition.
Plus tard, ma conclusion s'imposa: nous avions 262 dix ans quand on nous divisa. Or, si moi j'avais souci d'accourir jusqu'à toi, toi, pour ta part, n'avais jamais paru vouloir m'offrir l'occasion d'un contact. Tout injustifiait un fait si troublant. J'admis donc ta disparition, ou plutot la posai a priori, puis la motivai par trois raisons: ou tu avais connu la mort dans l'instant qui avait suivi ton abandon du sanatorium: ou un zingaro, un gitan t'avait ravi; ou, pour finir, un choc brutal, un trauma soudain avait affaibli ou ta raison, ou ton instinct, ou ton savoir, rompant l'ambigu
rapport à toi sur quoi s'appuyait ton cogito !
Il m'a fallu trois ans, au moins, pour choisir la proposition, la supposition optima ! Puis, consultant tout un tas d'inscriptions, immatriculations, almanachs, journaux, brouillards duplicata, fonds notariaux, courant l'administration, visitant stations, hangars, hopitaux, ports, docks, magasins, j'appris pour finir, qu'on avait vu un iour, dix-huit ans auparavant, un garçon vagabond à l'air idiot parcourir Mitrovitsa, gros bourg voisin d'Uskub. Il ignorait tout du patois du pays. Il avait du sang aux panards. Il paraissait avoir faim. J'ai su aussitot, par intuition d'abord, puis par conviction, qu'il y avait là pour moi un jalon primordial. J'allai à Mitrovitsa. J'y vis un paysan qui, s'apitoyant, avait fait du garçon son pastour, lui offrant un toit, un lit, du pain. Il corrobora
ma narration. Il valida ma photo-robot. Ainsi, j'avais, à la fin, au bout d'au moins six ans d'improductifs tintouins, saisi l'initial fil qui m'aiguilla jusqu'à toi ! J'appris qu'un camion t'ayant fait choir alors qu'au loin du sanatorium tu fuyais, tu t'alanguis dans un oubli total, si profond qu'on n'arriva jamais à savoir ni ton nom ni d'où tu arrivais.
263 Mais tu paraissais adroit, moins idiot qu'on avait cru d'abord. Tu rappris à discourir. Plus tard, tu fus plutôt fort au calcul. Un pion du gymnasium local t'offrit un atlas, puis obtint l'accord du paysan pour qu'on poussât au maximum ton instruction. Tu passas donc trois ans à Mitrovitsa. Parfois un gamin t'assaillait, ricanant <• Anônumos ! Anônumos ! », mot piquant qui, dans l'imaginatif patois du coin, signifiait <• Qui n'a aucun nom ».
Tout un chacun plus tard t'apostropha ainsi; tu faillis l'avoir pour surnom à jamais. Mais quand tu quittas Mitrovitsa, tu choisis pour nom « Amaury Conson », nom du pion du Gymnasium qui t'avait tout appris. J'aurais voulu voir Amaury Conson. Mais quand j'arrivai, il y avait six ans qu'il avait disparu. Un cousin à lui croyait qu'il habitait Zurich. J'y courus, six mois plus tard, profitant au vrai d'un symposium qui s'y tint. J'y pus voir Amaury Conson ton parrain. Il ignorait où tu vivais. Mais il m'apprit un fait capital: trois mois avant, un Barbu, un individu plutôt caduc mais paraissant mû par un courroux horrifiant, avait, lui aussi, tout voulu savoir à ton propos ! Ça m'intrigua. Qui, hormis moi, pouvait vouloir courir à toi ? Pourquoi ? Or, j'avais, à tout instant, l'intuition d'un
mauvais hasard nous poursuivant. J'avais, sursautant dans la nuit, pavor nocturnis, la vision d'un assassinat. Il m'apparaissait qu'un jour—mais quand ? —il y avait au moins vingt ans, alors qu'on jouait au yoyo ou au toton, la nonnain nous avait assis à califourchon, puis, tout bas, nous avait dit qu'il y avait, dans un pays lointain, un Barbu qui nous voulait du mal, ou qui nous voudrait du mal un jour, puis qu'au jour où nous aurions nous aussi un fils, il nous faudrait, pour garantir son salut, avoir pour lui un soin constant. Mais tout, dans ma divagation, paraissait si confus, si lointain, qu'il m'a fallu au moins huit jours pour l'assortir d'indications plus au point. Alors, tout à coup, il nous souvint d'Acapulco où nous avions naquis. J'obtins communication par sans-fil. J'appris, coup sur coup, la triparturi
tion, la substitution qu'on fit pour nous affranchir d'un assassinat aussi prompt qu'horrifiant, puis l'adoption par la nonnain; j'appris aussi surtout qu'il y avait alors grosso modo dix ans qu'un Barbu avait fait irruption à l'hôpital, sommant un talion pour son Fils mort !
Ainsi, quoiqu'ab ovo il ignorât tout, il avait aujourd'hui quasi tout appris. Il savait ton nom. I1 avait w ton parrain Amaury Conson. il lui avait fallu dix ans, mais aujourd'hui il foncait sur nous, il nous talonnait ! Son obstination m'apparut sans fin. J'illico compris qu'il nous poursuivrait jusqu'à la mort, qu'il n'y aurait jamais aucun soupir, aucun loisir dans sa vindication, qu'il n'aurait jamais qu'un but: nous avoir sous sa main, voir mourir nos fils, puis nous voir mourir ! I1 fallait qu'à ton tour tu sois au courant d'un
courroux si fort s'assortissant d'un pouvoir si grand (car il nous pourchassait aux vingt-huit azimuths). Mais où vivais-tu ? Où habitais-tu ? Dans un bungalo v colonial ? Dans un building à Chicago ? Dans un gourbi à Saint-Flour ? Dans un pavillon aux balcons garnis d'aspidistras dans un faubourg quasi provincial d'Hambourg ou d'Upsala ? Savais-tu qu'on voulait ta mort ? 26s Avais-tu un fils ? Autant d'angoissants points qu'il allait falloir approfondir au plus tôt.
J'aurais pu, à coup sûr, fournir à ton indication
cinq ou six informations par radio ou par journal.
J'y inclinai parfois, mais n'y vins jamais, craignant
trop qu'un signal trop parlant soit aussitôt mis à

profit par mon Barbu.

Tandis qu'Amaury Conson, ton parrain, s'informait à son tour du sort qui s'offrait à toi,
mon papa adoptif, l'amical tambour-major,

mourut.
Il laissait à ma disposition, n'ayant pas d'ayantsdroit, un important magot: vingt-cinq diamants,
tous fort gros, jolis, purs, dont un surtout, qu'on
compara, sinon au Ko-Hi-Noor, du moins au
Grand-Mogol, pour qui Onassinck, l'insouciant
Nabab, m'offrit un milliard.
Ainsi, à l'abri du souci pour un grand laps,
j'abandonnai tout travail pour pouvoir m'offrir
tout mon saoul à ton parti.
Mais, voulant d'abord, à tout prix, savoir où
naissait la damnation qui nous poursuivait,
j'inaugurai mon action par un tour à Ankara,
d'où sortait, m'avait-on dit, l'individu qui nous
pourchassait.


J'arrivai donc à Ankara. Mais à l'octroi principal, un commis, qui faisait son important, bondit sur moi, glapissant:
—Fais voir ton bras !
Quoiqu'abasourdi par un ton aussi dur, j'ôtai
mon justaucorps. Il vissa son lorgnon, saisit

mon bras droit, scrutant l'avant-bras. Puis, poussant un cri satisfait, il m'introduisit dans un local voisin où trônait un individu à l'air plutôt courtois qui, à coup sûr, lui commandait, quoiqu'il s'habillât d'un blouson civil tout à fait commun, car il claqua du talon, puis lui fit un salut martial. —Qu'y a-t-il ? lui dit son patron, opinant. —Il y a, Sahib, lui dit mon gars, parlant turc (mais il ignorait qu'ayant appris vingt-cinq patois du Ponant, j'avais du turc un savoir moins app.oximatif qu'il n'y paraissait d'abord), il y a qu'il s'agit d'un Individu du Clan: il a sur l'avant-bras droit un signal distinctif. Aussitôt qu'il a paru, j'ai su qu'il s'y appariait: mon flair n'a jamais failli, on l'a dit moult fois, non sans raison ! Il disait vrai. J'avais, sur l'avant-bras droit,
un fin sillon blafard, figurant, grosso modo (à l'instar du Zahir qui jadis frappa tant Augustus ou du blanc signal qu'Albin tatouait sur tout lascar qu'il s'attachait) un rond pas tout à fait clos finissant par un trait plutôt droit. Mais j'ignorais alors qu'il fût conginatal. —Ah ah ? fit son patron, fais voir ! L'assistant, car il s'agissait tout au plus d'un assistant, d'un Chaouch, ainsi qu'on dit là-bas, prit mon bras qu'il montra à son patron, qui lui dit, sur un ton chagrin: —Inch' Allah, tu as raison, Mahmoud Abdul-Aziz Ibn Osman Ibn Mustapha, tu auras un bon point, mais, poursuivit-il, l'invitant à sortir, tais-toi, sinon tout ira mal.
—Barakalla Oufik, dit, sortant, Mahmoud
Abd-ul-Aziz Ibn Osman Ibn Mustapha.
Sans un mot, son patron m'indiqua un banc.
L'on s'assit. Il m'offrit un chibouk qui gardait


l'insistant parfum d'un tabac blond trop loutd.
Puis il claqua du doigt: un boy parut à qui il
commanda du kawa au jasmin, boisson qu'un
Turc ayant bon goût boit par gallons.
—Connais-tu l'anglais ? voulut-il savoir.

267
—Jawol, I said.
L'on parla donc anglais ou plutôt l'on spiqua
anglisch. Il m'annonça qu'on signalait vingt-trois
cas d'infarcti myocardiaux à Ankara. Or, mon
vaccin datant d'au moins huit ans s'affirmait
caduc. L'on s'opposait donc à tout prix à mon
irruption dans Ankara.

J'avais compris qu'il dissimulait son vrai motif,
mais aussi qu'il irait, si l'intimidation manquait
son but, jusqu'à l'obstruction par corps.
Il m'apparaissait clair qu'il avait pour instruction d'assaillir tout individu portant sur l'avantbras droit un fin sillon blafard, tout « individu
du clan •> ainsi qu'avait dit l'assistant Mahmoud


Abd-ul-Aziz. Mais j'ignorais — lors voulais
savoir—la raison qui provoquait sa discrimination. Pourquoi craignait-on tant à Ankara l'apparition d'un gars « du clan » ?
N'osant l'abasourdir à blanc-pourpoint pour

savoir l'où-quand-pourquoi du tabou qu'il m'imposait, j'usai d'un faux-fuyant malin: Simulant l'individu qui croit courir à la mort s'il s'introduit dans Ankara, j'abandonnai l'octroi, fuis dans ma Lagonda-Bugatti, gagnai un bourg voisin, louai un pavillon, m'y cloîtrai huit jours. Là, passant mon corps au brou, grimant mon poil, m'affublant d'un bouc postichard, m'habillant d'un burnous gris, j'accomplis un vrai avatar. Lors, m'immisçant à un convoi d'histrions qui gagnait Ankara où l'inauguration du Grand Casl no Municipal fournissait l'occasion d'un gala, j'obtins, sans mal, un visa, puis un sauf-conduit,
lors parvins, haut la main, à franchir l'octroi.
Un ami m'avait fait un mot d'introduction 268 pour un avocat d'Ankara. J'abandonnai l'inco
gnito du burnous, passai mon initial habit d'individu blanc, mais gardai mon faux bouc. y ajoutant un lorgnon qui faisait tout à fait magistral. Par surcroît, craignant qu'à tout bout du champ un quidam n'accourût scrutant mon avant-bras droit, j'y apposai un spica fait d'un collodion agglutinatif (ou sparadrap) à l'instar d'un individu q•u, souf3rant d'un anthrax ou d'un aiguillon s'incarnant au plus profond, sort d'un hôpital, son bras dans un foulard. J'allai voir l'avocat. Il m'ouvrit. N'osant l'affranchir du soupcon qui m'habitait, car, sous son air matois, il pouvait—qui sait ? —blottir un propos filou, j'imaginai tout un roman, lui
disant qu'aficionado du folk-song j'avais pour


mission la constitution d'un colossal Variorum
compilant dictons, racontars, sagas, faits amusants, anas, chansons ou traditions.
Par un hasard opportun, j'avais chu sur son
dada favori, car, m'offrant son plus souriant rictus, il m'a transmis tout son savoir.
—Voyons, dit-il d'abord, connais-tu la Tradition d'Ali-Baba ?
—Non.
—Ol•-s plutBt: il n'y a pas plus joli:

As• son 1'J•n ocarina qA•i joA•ait l'Or
du R•DIJ Ali Baba, •A•n pacha nain pl1fs
lo•wd qu'A•n ot•rs"•n gros patapoA•f q•oi,
baffrait riz, pois, macaroni gisant lans


  • fn js•s ss• n jA•s qt•i at•rait trop bos•illi,
  • n 11•5 qJa assra•t acq•ss •n go• ranc• o• moisi. SoJ•s son divan, t•n chat go•ait à son moJ•. Ali Baba rota, ps•is il avala s•n roti. Bon, lit-il, allom-y. Harli, il prit son f•flil, son arc, son bazooka, son ta•
boJ•r. Il allait battant champs, bois, monts, valhns, montant son lala favori. Sans 2•9 savoir o• il irait ainsi, il chassa s•n lion q?•i, d cos•p s•r, bro•tait l'ananas dans la pampa; I'animal croyait q•'il y avait all•vion sous roc. Ali Baba cria: à q•oi kon .7 Avait-il la solution d• tr•c.7 dt• machin.7 Il a•rait fallt• po•r ca l'addition, la so•straction, la m•ltiplication, la division. Il
ajo•ta trois à cinq, il tro•va huit; il
ajo•ta six à t•n, il tro•va hs•it moins •n.
Q•oi, dit l'idiot abr•ti, •n calc•l .' 11
t•a Ali Baba; q•ant at• lion, il cos• t
si fort q•il mo•r•t.


J'applaudis. J'aurais voulu aboutir au point
qui m'occupait, mais, m'ôtant tout loisir, l'avocat
poursuivit:
—Il y a aussi la Chanson du Topinambour:
on la dit aux bambins quand va s'approchant
à grands pas l'instant crucial du dodo.

—Oyons, j'ai fait, la Chanson du Topinambour.

Topinambo•r tJ• voJ•drais voir Fo• soldat sans amos•r grand so•ci
{d• mo•ron Profonds massifs dans t•n lis noir Par ?•n fait d'imagination
Chardons sportifs dt• Zinnia blanc So•s to•s nos mots, champs gris a•to•r
{dJf posdain bai
Dort •n poisson, J•n aspirant
InhJ•main pays, imparfait


Comptabilisation hormis l'ordinator Par Allah Inch Allah Vois gamin tfn Ga•lois gonfalon rdtf pot d'or.
270 J'allai bissant. Il s'inclina, saluant, satisfait. J'arrivai alors à mon propos. J'insinuai qu'il y avait à coup sûr dans l'amas d'instructions qu'il avait connu, au moins cinq ou six rapports croustillants dont on pourrait avoir un bon parti.
Mais il s'assombrit, fronçant son sourcil. J'avais commis un impair. —Il n'y a, dit-il, dans tout Ankara, pour discourir à ton instar, qu'un fait croustillant. Mais, crois-moi, l'on n'y fait jamais allusion. L'on connaît par ici plus d'un gars trop bavard qui n'a jamais fini sa.. Il y avait, à coup sûr, du vrai dans son propos, car il s'abattit soudain: un impact octogonal striait son front, fruit d'un plomb jailli du rigolo d'un gunman hors pair qui, tirant d'un balcon voisin, s'aidant d'un guidon à microvision, avait, fracassant un vasistas, mis au but nonobstant un tir à collimation plutôt coton. —Bon sang ! murmura mon for. J'avais un foutu trac, n'osai m'ouvoir. Tout à coup un caillou valdingua qui portait au bout d'un cordon s'y nouant un bristol à grand format où l'on avait inscrit la communication qui
suit:
FOUS TON CAMP L AMI, SINON C, A VA MAL FINIR POUR l'OI !
Un poinçon violin figurant un cagoulard à l'air plus arrogant qu'un Roi du Ku-Klux-Klan, brandissant un fanion à trois pans, paraphait l'intrigant avis. J'ai cru d'abord qu'il s'agissait d'un pur hasard: l'avocat avait dû s'avilir dans un turbin pas joli-joli; on avait craint qu'amolli par l'appât du gain, il n'allât l'ouvrir; on l'avait froidi pour qu'il la bouclât, m'intimidant par surcroît pour m'affaiblir dans ma mission.
27 1 272
Mais, m'inclinant sur l'avocat mort, j'ai vu qu'il portait lui aussi, sur son avant-bras droit, l'importun signal blanc qui marquait tout individu du Clan ! Par un hasard malfaisant, j'avais choisi pour cornac un rival ! J'avais du mal à savoir où j'allais. Il m'apparaissait sans dubitation qu'on risquait gros à vou
loir moisir à Ankara. Mais j'ignorais toujours la raison d'un courroux si fort.
Il fallut•la conjonction d'un hasard opportun s'ajoutant à un non moins opportun quiproquo pour qu'un jour plus tard, mon fanal soit pourvu. J'avais choisi, non loin du souk aux pianos (on sait mal qu'Ankara a un rang mondial, avant Osaka, avant La Paz, dans l'importation du piano d'occasion) un abri qui m'avait paru sûr. J'y vagissais, blotti, tapi, craignant à tout instant l'irruption d'un assassin. Au soir, l'on ouït tout à coup un grand bruit dans la cour. Maîtrisant mon tracas, j'accourus à mon balcon. Il y avait tout au bas, occupant l'imposant parvis du Tribunal Civil, construction sans proportions, bloc colossal d'un granit tirant sur un lilas trop voyant, un octuor plutôt incongru, puisqu'on y voyait trois banjos, un cor anglais, un
tympanon, un biniou, un tambour, plus, pour finir, un soprano qui chantait, dans un faux bourdon s'inspirant du plain-chant, UD Oratorio confus contant la Disparition d'un Roi blanc qui, quoiqu'il fût mort, un à un boulottait vingt-cinq vassaux. Lançant vingt kurus aux baladins7 j'applaudissais fort, car la chanson m'amusait; j'admirais son humour narquois quoiqu'abscons, malin quoiqu'obscur; j'aimais son parfum local qui symbolisait pour moi un point d'articulation capital pour l'assimilation du Surmoi turc. Or, à minuit, ayant faim, j'ordonnai un garcon qui, du comptoir du coin, m'apporta un pilaf au mouton, un rognon frit, du raisin. Il monta. On bavarda un instant. L'on parla d'abord à bâtons rompus. Puis il voulut savoir si ça m'avait plu, l'octuor. J'ai dit qu'oui, ajoutant:
—La Chanson du Roi Blanc, surtout, m'a plu, par son humour, par son imagination ! —L'imagination ! s'indigna mon garçon, mais il n'y a pas un carat, pas un grain d'imagination dans tout ça. Il s'agit d'un fait vrai. Nous connaissons tous par ici un aan dont tout individu a, pour signal distinctif, un fin sillon blafard s'inscrivant sur son avant-bras droit. Il y a, au paramont du Clan, un roi disposant du total patrimonial... Tandis qu'il discourait ainsi, ma main s'agrippait sur un poignard au fond du mackintosh qu'un instant plus tôt j'avais saisi, disant avoir pris froid sur mon balcon tantôt; car il s'affirmait pour moi qu'il s'agissait d'un gars maniant la provocation pour pouvoir un instant plus tard nous stourbir un coup fatal. Mais j'avais tort. Mon garçon—rara avis— avait tout du naif. Il m'informa, d'a à z, mais
non sans un tas d'omissions, du motif du courroux qui, s'acharnant au mitan du Clan, jaillissait sur mon salut, sur ton salut, sur nos salu•s. Pas du tout confiant dans la non-communication du larbin qui, s'il m'avait tout dit, pouvait aussi affranchir tout quidam du rapport qu'il m'avait fait, racontar qui aboutirait aussitôt à l'obligation pour moi d'accomplir la comptabilisation du tas d'abattis constituant mon mi
273 gnon individu, j'assassinai l'inconsistant garçon, non sans l'avoir ouï jusqu'au bout. Puis, instruit du sort qu'à coup sûr on m'allait garantir s'il m'attardait à partir, ayant pris mon clic, sans avoir pour autant omis mon clac, j'ai fui Ankara, la maudissant à jamais.
Trois jours plus tard, j'arrivais à Zurich. J'accourais à la maison d'Amaury Conson, brûlant
d'y bonnir tout mon savoir ankarais, comptant qu'il aurait, pour sa part, appris pas mal d'indications sur ta situation. Mais il n'y avait plus d'Amaury: on l'avait farci d'au moins dix-huit plombs alors qu'au saut du lit, s'affairant sur son gaz, il cuisinait son chocolat du matin. Son pyjama paraissait avoir bu tout son sang. Son cristallin avait l'air d'un calot dont sont friands tant d'oisifs galopins jouant au pot dans la cour du bahut.
Ainsi, j'avais tout appris sur l'alarmant sort qui nous poursuivait, mais j'ignorais toujours où tu vivais ! J'allai partout: à Ajaccio, au cap Matifou, au lac Pontchartrain, à Joigny, à Stockholm, à Tunis, à Casablanca; partout consultant d'importants bottins, mais n'y trouvant jamais ton nom, partout hantant consulats ou commissariats, mais sans qu'on m'y donnât jamais un brin
d'information...
Qui, s'ouvrant sur un mari morfondu, fnit st r un frangin furibard
Six mois durant, j'allai poursuivant mon si lointain but.
Puis, las, chagrin, j'abandonnai.
Un jour, naviguant à bord du <• Commandant
Crubovin », un Transat qui joignait Toulon à La
Guaira (port pour Caracas), j'y connus Yolanda,
la dactylo du sacristain du bord.
L'on s'aima. L'on convola.


Voulant lui offrir moult tours mondiaux, l'on
fit l'acquisition d'un avion surpuissant.
Un jour, au cours d'un vol transafricain—il
y avait alors grosso modo un an qu'un municipal
nous avait unis; Yolanda, s'arrondissant, annonçait pour un jour prochain sa matrification—
un soudain faux bond dans l'admission du carburant nous mit dans l'obligation d'aplanir au plus
tôt; l'on parvint, non sans mal, à choir, disons

quasi à alunir, tant il s'agissait d'un coin inhumain, sur un piton pas plus grand qu'un mouchoir, au fm fond du Sahara marocain. Dans la
collision, mon train cassa.
Nous avions un stock qui suffisait à nous nourrir un mois, mais il fallait au moins trois jours
d'un harassant parcours pour aboutir au puits

275
proximal où s'approvisionnait parfois l'hardi targui nomadisant par-ci par-là suivant la saison.


Durant six jours, tout n'alla pas trop mal. L'on

chassa un dahu, amusant animal s'appariant au faon, mais qui, vivant aux flancs du mont, a un corps si guingois qu'il suffit, pour l'avoir, d'offrir à son audition un gazouillis imitant l'irritant cbant du goura, colombin qu'il n'a jamais pu souffrir. Surpris, furibard, mais surtout distrait, l'insouciant dahu fait un soudain mi-tour, lors paumant
son aplomb, choit au fond du vallon où l'on va sans mal l'ahurir. On fit ainsi un divin gigot qui nous plut fort, car, à la fin, la salaison nous lassait.
Puis la soif fit son apparition. La Badoit man-qua. L'akvavit nous brûlait sans nous rafraichir.
La conclusion s'imposa: il fallait partir, courir jusqu'aux puits, puis, parcourant l'Hoggar, franchissant chotts taris ou monts glaciaux la nuit, aboutir soit, au sud, à In Salah, à Tindouf ou à Tombouctou, soit, au nord, au bordj d'Igli, au puits d'Ain-Chair, au fortin d'Ain-Taiba, à l'oasis d'Ain-Aïachi, au fort Mac-Mahon, à la Kasbah d'Arouan.
Mais qu'il soit Hamada, Tassili, Adrar, Iguidi, Grand Atlas, Borkou, Djouf, ou Touat, l'inhumain Sahara vaut à qui s'y hardit moult tintouins qu'Yolanda n'aurait pu souffrir, tant approchait
l'instant parturiant.
Lors, n'oyant pas sa supplication, I'abandonnant à la Compassion du Tout-Puissant, j'allai, courant au trot, muni d'un compas à cardan dont l'aimant sur pivot m'indiquait à tout instant sans faux-fuyant l'azimuth astral, fouillant l'horizon, flairant, pistant, comptant qu'un hasard miraculant m'offrirait au plus tôt son amical concours.
A coup sûr, j'avais un foutu pot, car, trois jours plus tard, j'avisai un goum qui patrouillait. Las ! Trois fois las ! J'ignorais qu'à l'instant où l'adjudant qui commandait au goum m'offrait son quart d'aluminium à l'instar du hussard qu'Hugo quand il
Parcourait à dada au soir d'un grand combat Un champ pua•t la Mort sur qui tombait la Nuit
aimait parmi tous pour son poids imposant, mais aussi pour son parfait sang-froid, du hussard donc
donnant du rhum à l'Hidalgo trainard, j'ignorais qu'alors Yolanda allait au plus mal ! Quand, rafraîchi, nourri, ragaillardi, mais surtout muni d'un attirail minimum m'autorisant à rapointir la vis à pas cycloïdal (ou plutôt cyclospiral) commandant mon circuit d'admission (au vrai, il m'aurait fallu, au moins, un brunissoir à corbin ou un poinçon à gabarit; mais j'avais pour outils, palliatifs suffisants, un harpin, un taquoir, un rossignol à siphon, un ourdissoir à trusquin, un faucillon, un hoyau, un mandrin d'avant-clous sans pingouin ni astic, à qui, par surcroit, il manquait la cloison du taraud, mais dont au moins l'appui-main paraissait intact), quand j'arrivai à mon avion, un attristant panorama s'offrit à moi: ayan• mis bas un instant plus tôt six bambins d'un coup, Yolanda gonisait.
Rugissant j'accourus d'un bond voulant au moins lui offrir la boisson qui la ragaillardirsit. Mais, poussant un cri plaintif, Yolanda succomba.
Qui dira l'infini chagrin qu'alors nous causa sa mort ? Qui dira mon affliction ? Mon mauvais arroi ? Vingt fois j'ai cru mourir aussi, sacrifiant nos infants, m'uicidant, tant m'accablait la disparition d'Yolanda. 278
Infortun survivant d'un divin convol, abattu, morfondu, broyant du noir, portant ma croix, souffrant la mort, gravissant vingt golgothas, vingt fois j'ai voulu, m'abandonnant, m'abolir d'un coup d'ourdissoir à frusquin, puisqu'un outil si contondant pouvait sans mal, s'implantant dans mon poitrail ainsi qu'un canif pour boy-scout dans un livarot trop fait, m'offrir la fin qui s'imposait !
Mais il y avait nos six bambins, six gnards non
fautifs s'intriguant pour l'instant dans six cordons ombilicaux, y risquant fort la mort par strangulation ou asphyxiation. Ça m'apitoya. Un à un, j'affranchis mon sixain poupon du fil qui l'unissait au puits tari où il avait crû, m'affairai à son ablution minimum, puis l'abritai dans l'avion. J'abordai alors l'ardu tracas du circuit d'admission à rassainir: quoi qu'on fît, la Marchal s'allumait toujours trop tôt, avant la propulsion du carburant dans son conduit d'admission. Rapointir la vis du pivot fut insuffisant. I1 fallut tout rabonnir, point par point, du capot aux pignons, du volant aux boulons, du manchon aux patins, du stuffing-box aux pistons. J'y mis trois jours, mais à la fin ça marcha (alors qu'il fut vain à mon ami Casimir d'aboutir à la propulsion d'un hors-bord dont il croyait,
bricolant, garantir la fabrication). Lors, ayant pris l'air, j'allai fonçant sur Agadir comptant offrir aux poupons un soin dont l'omission allait s'aggravant.
I1 nous souvint alors du vigilant avis dont la nonnain jadis nous avait fait don. J'y ajoutai, dans mon for, la constatation qui suit: pour qu'il y ait dans mon clan tant d'instructions ayant trait à la transmission du capital familial, il faut qu'on y ait toujours vu trop d'infants: on doit à foison y voir bi-, tri-, ou quadri-parturitions. Donc, l'individu qui nous poursuit, mon papa qui voudrait ma mort, puisqu'il a dit qu'il allait d'abord assouvir sa vindication sur nos fils, doit avoir un soin distinctif pour tout hôpital signalant l'apparition d'un quantum anormal d'avortons. Or,-si j'osais fournir six bambins d'un coup à l'hôpital d'Agadir, à coup sûr la Vox Populi l'aussitôt saurait, lors accourrait mon barbu infanticidal ! Par surcroît, j'avisai qu'il n'y aurait pour moi aucun loisir, aucun instant calmi si j'insistai dans l'union du sixain. Pour garantir à chacun son salut, il fallait, à l'instar du coucou pondant dans un nid voisin, lotir un à un nos poupons, donnant à chacun un papa adoptif...
J'ai compris, murmura Amaury, blanchissant, j'ai compris où nous allions aboutir: tu as pris pour surnom Tryphiodorus; tu t'habillas d'un sarrau blanc ainsi qu'un vagabond, tu abandonnas Haig à Augustus, tu abandonnas Anton à Voyl... —Oui. Tu as compris, mais tu n'as pas tout appris. Ouïs plutôt:
Hassan Ibn Abbou lui aussi fut mon fils. I1 fut mon initial abandon, à Agadir où j'arrivai d'abord. Laissant mon avion dans un hangar, j'accomplis
d'abord, par un surcroît vigilant, m'aidant d'un trocart crypto-coagulant, l'ustion du signal minus, mais distinctif qui, sur chacun, s'annonçait à
l'avant-bras droit, montrant qu'à coup sûr mon sixain s'appariait au Clan maudit. Alors, choisissant au hasard, suivant la chanson Am stram gram Pic ou Pic ou Coligram Bour ou Bour ou Ratatam Am stram gram
j'ai pris du lot un bambin, puis l'introduisis tans l'hôpital d'Agadir. Il faisait nuit. Battant l'amadou, j'avisai, non sans maints tâton•, la maman d'un-poupon moribond. La maman itou paraissait au plus mal. L'occasion s'offrait. Saisissant un tampon soumis à l'action d'un produit chloroformant, j'avançai l'instant fatal qu'aurait connu la maman, puis, placant son poupon dans un lit vacant, lui substituai mon poupard.
Puis, fuyant, non sans avoir inscrit l'arabisant
nom d'Ibn Abbou qu'aurait à partir dudit jour mon fils, j'allai sus aux cinq nids manquants; tu as appris aujourd'hui qu'Haig fut fourni à Augustus à Arras; puis qu'Anton, lui aussi, fut par moi m'habillant sous l'incognito d'un soi-disant Tryphiodorus, foui, à Dublin, dans un lit qu'occupait Lady d'Antrim, qui avait pour mari lord Horatio Voyl, magnat irlandais du tabac. Il fabriquait pour Dunhill, incorporant du Latakia à du Virginy dans un rapport inconnu par tous, sauf par lui, car l'insinuant produit puisait son goût parfait non aux constituants, mais à la proportion, il fabriquait donc, du Balkan Sobranvi, tabac au nom mondial dont Davidoff dira plus tard qu'il fut un absolu parangon.
Las ! Trois ans plus tard, lord Horatio Voyl, montant un poulain trop fringant, chutait, s'as
sommait, puis tombait gaga. Mourant, il murmurait à son assistant, dans un soupir final, l'inconnu canon dosant la fabrication du tabac, mais la formulation qu'il donna sortait trop, à coup sûr, du rapport voulu, car nul, quand lord Horatio fut mort, n'a jamais pu, suivant son instruction, aboutir à un tab•c aussi pur, aussi fin, aussi bon quoi, qu'auparavant; voilà pourquoi l'optimal Balkan Sobranyi a aujourd'hui quasi tout a fait disparu; voilà pourquoi on lui trouva pour substitut l'imparfait Squadron Four, qui a sur son pakçon d'aluminium un blanc croquis quadrigonal, mais qui, fait d'un Latakia sinon tout à fait commun, du moins plutôt banal, d'un Virginy palot qui n'a pas blondi sous l'azur d'un Airlington, d'un Fairfax, d'un Richmond, d'un Portsmouth, d'un Chatham ou d'un Norfolk, a un goût
dont on a raison d'amoindrir la qualification.
Mais si tu sais ainsi l'adoption qui advint pour trois parmi six fils, •u n'as aucun savoir quant aux trois suivants. Or, j'avais pour souci d'au moins garantir par mon soin l'instruction d'un duo. N'ayant donc plus qu'un bambin à lotir—it was not a boy, but à girl—j'allai à l:)avos... —Davos ? s'intrigua Amaury. —A Davos, oui. Lors, tu saisiras à ton tour pourquoi, plus tard, j'ai compris qu'il n'y aurait jamais aucun salut, qu'à jamais nous poursuivrait la Damnation du Papa. Car—ô, mauvais hasard—, à Davos, j'ai choisi pour y accomplir mon abandon un sanatorium. —Un sanatorium ! cria Amaury. —Un sanatorium, oui, j'ai dit d'un ton plus lourd qu'un glas, qu'un bourdon, du ton qu'a Grimaud (pas l'argousin, mais l'incommunicatif
281 larbin d'Athos) quand il dit à d'Artagnan, à Por
thos, à Athos, à Aramis qu'il a vu Mordaunt farcir à la navaja un Sanson qui avait, vingt ans avant, raccourci Milady sa maman au hachoir, oui, un sanatorium: j'y fis mon apparition à la nuit, marchai au hasard dans un long corridor blafard. Puis, par un judas oblong, j'avisai un lit obscur où vagissait... —Anastasia ! tituba Amaury dans un chuchotis plaintif. —Oui, Anastasia, la star Anastasia; j'approchai du lit; la star, plus qu'aux trois quarts tubar, n'ayant plus qu'un poumon qui valait moins qu'un mou tant il fluxionnait, galopait, granulait ou catarrhait, avait mis au jour un gnard plus laid qu'un pou qui paraissait lui aussi promis à la mort pour un tout prochain futur, m'ôtant ainsi la componction, l'attrition, la contrition d'un vrai assassinat, car l'avorton accompagna sa maman au
paradis tandis qu'à mon bambin s'offrait un lit vacant !
—Quoi ? fit Amaury, ainsi Olga avait pour mari son frangin ! —Pour amant aussi ! —Fatalitas ! murmura Amaury, puis, au bout d'un long instant coi: Mais qu'advint-il, voulut-il savoir, du duo dont tu voulais garantir l'instruction ? —Durant cinq ans ça n'alla pas trop mal. Mais un jour, j'habitais alors Ajaccio, accompagnant mon duo bambinard dans un jardin public du faubourg, non loin d'un bois, m'imaginant qu'on n'y courait aucun tracas, j'allai, ayant soif, dans un bar voisin m'offrir un jus d'ananas. J'aspirai, savourant, quand tout à coup un cri horrifiant fracassa l'air. 282 J'accourus. La confusion trônait dans l'infantin jardin. J'y vis mamans, nounous, plantons municipaux, s'abîmant dans un hurlant chagrin. Un fait inouï avait fondu sur la population, qu'on
nous narra larmoyant, criaillant, piaulant, tordant son mouchoir: On avait vu sortir du bois un individu maigrichon, grand, portant un calot biscornu, soufflant dans un mirliton dont il tirait un air pimpant. Aussitôt l'amas d'infants, y compris mon duo, s'agglutina autour du gars qu'il suivit quand il partit au loin, au plus profond du bois. Au bout d'un long instant où chacun paraissait ahuri, on organisa l'inquisition. On pourchassa, on poursuivit. On battit bois puis buissons. On patrouilla, on farfouilla, on s'informa partout où l'on put. Mais tout fut vain. Par surcroit, on disait qu'il y avait moult bandits, brigands rançonnants ou vagabonds pillards au mitan du maquis, lors n'osait-on trop s'y approfondir. M'accordant aux avis qu'avait la plupart, j'ai cru d'abord qu'il s'agissait d'un hasard, qu'il
n'y avait, dans la damnation qui frappait ainsi la population du parc lui ôtant son constituant virginal, aucun rapport au Talion qui nous poursuivait nous. Mais, trois jours plus tard, j'appris par un journal qu'Aignan, ton plus grand fils, il avait alors vingt ans (caciquant à Ulm on l'assurait d'un brillant futur au CNRS ou à l'Institut où on lui offrait, nonobstant son air conscrit, moult vacations) qu'Aignan donc, qui assistait à un symposium sur la pathovocalisation qu'organisait Ia fondation Martial Cantaral qui, voilà qui m'a fort surpris, avait choisi pour chairman mon patron lord Gadsby V. Wright, avait disparu. J'ai compris alors qu'autant à Ajaccio qu'à Oxford s'inaugurait l'action du Barbu...
283
— Ainsi, coupa Amaury, tu avais appris la
mort d'Aignan ?
J'opinai.


—Mais, dit-il, pourquoi n'allas-tu pas à Oxford quand on l'y inhuma ? Tu m'y aurais vu, tu m'y aurais affranchi, j'aurais su qu'un papa fou nous pourchassait, j'aurais pu agir pour nous garantir.
—Mon plan initial fut, au vrai, d'accourir
sur l'instant. Puis j'obtins lord Gadsby V. Wright
par sans fil. Il m'annonça qu'on avait vu, un jour
avant la disparition d'Aignan, un barbu inconnu
au symposium l'accompagnant: j'ai compris qu'à
coup sûr, si j'assistais à l'inhumation, il m'allait
voir. Or mon incognito m'apparaissait vital. J'abandonnai donc mon propos, comptant m'ouvrir
à toi par un canal plus sûr.

Un long instant, Amaury parut roidi. Puis,
pour finir, il m'attaqua sur un ton qui augurait
du vilain:
—Ainsi, dit-il, tu as choisi: n'allant pas à
Oxford pour soi-disant garantir ton salut, tu as


omis d'agrandir mon savoir quant à la vindication qui s'acharnait sur nous. Tu tins pour nul,
n'y attachant aucun prix, aucun poids, l'horrifiant coup qui frappa mon sang ! J'aurais pu tout
savoir, mais toi, qui savais, n'as dit aucun mot:
Ton omission, pour moi, tua au moins autant
qu'assassina mon papa. Mais la voix du sang qui
coula par ton forfait, par ton oubli, aujourd'hui,
par ma main, va t'assaillir à ton tour !

A coup sûr il n'avait plus tout à fait sa raison,
car il saisit un lourd attisoir, puis s'approcha,
grondant.
284 A mon tour j'agrippai un pic, voulant amoindrir son assaut. •ais il n'arriva pas jusqu'à moi:
il n'avait pas fait trois pas qu'il parut soudain agi
par un pouvoir surhumain qui, aurait-on dit, l'at

tirait au fond du bassin à mazout. Il poussa un cri horrifiant, on aurait dit
qu'un aimant lui ôtait tout sursaut. Puis il bascula, tournoya, disparut... Arthur Wilburg Savorgnan Qui •nit sur un blanc trop sign•ficatif
—Voilà, conclut Arthur Wilburg Savorgnan, la fin qu'Amaury Conson connut. —Par Baour Lormian qui traduisit Ossian, dit Aloysius Swann, usant non sans satisfaction d'un juron qu'il aimait parmi tous, ta narration nous fascina. Mais il s'y tapit au moins cinq ou six contradictions. —I know, dit Savorgnan, s'il y a du vrai dans mon postulat, il aurait fallu qu'avant la mort d'Amaury son fils ultimal, Yvon, soit d'abord aboli. Mais, tandis qu'avachi j'allais m'offrant un surcroit dormitif, n'as-tu pas ric à rac appris à la Squaw l'assassinat d'Yvon ? —Pour sûr, admit Aloysius Swann, aussi astu tout à fait raison dans ton postulat: mais alors, toi, dont six fils sont morts, pourquoi vis-tu tou
jours ? Anton Voyl, Douglas Haig Clifford, Olga Clifford-Mavrokhordatos, Hassan Ibn Abbou sont morts ! Quant au duo dont tu t'occupas, on l'a ravi dans un lointain jadis: tu aurais donc dû mourir ! —Tu dois avoir raison, frissonna Arthur Wilburg Savorgnan. A coup sûr la mort m'assaillira dans un prochain futur, posant ainsi son point final sur la damnation qui ab ovo nous pou•suit. Mais Aloysius Swann n'avait pas l'air d'accord.
289 —Pour qu'il y ait un point final, il faudrait d'abord qu'ici tout un chacun ait connu son fatum, suivant la loi qui s'inscrit dans nos romans. L'air contrit, Ottavio Ottaviani tirailla sur son bouc. —Oui, Ottavio Ottaviani, dit Aloysius Swann, voici l'instant où tu dois discourir. —Mais, soutint mordicus Ottavio Ottaviani,
mon opinion vaut moins qu'un proutt, du moins
tou)ours l'affirma-t-on.

—Allons donc ! fit Swann son patron, nous
savons tous l'important poids qu'aura ton discours !

Ottavio Ottaviani soupira, puis parla ainsi:
J'avais trois ans quand, moi mon frangin, on nous
kidnappa, au sortir d'un jardin public, à Ajaccio:
un grand maigrichon nous lanSa un sort, nous
fascinant, nous attirant si fort qu'on s'attacha tous
à son pas quand il partit au loin...

-Mon fils ! glapit Arthur Wilburg Savorgnan.
—Papa ! chiala Ottavio Ottaviani lui sautant
au cou.
—Mais dis-moi, mon fils, dit Arthur, lui tapotant l'acromion dans un sursaut d'amour papal,

as-tu pour nom Ulrich ou Yorick ? —J'avais jadis pour nom Ulrich, mais plus tard, un bandit du Molo nous attrapa moi mon frangin. I1 nous apprit à ravir coqs ou canards
aux ploucs du coin. Puis il nous solda à bas prix, Yorick à un forain ayant pour nom Gribaldi, moi à un godillot qui m'instilla la vocation du flic. —Ainsi tu vis, soupira Savorgnan, tu n'as pas subi la Loi du Talion. Mais qu'advint-il d'Yorick ? 290 —Il partit pour Bonifacio, tandis qu'Ottaviani mon parrain s'installait lui à Bastia. J'ignorais où vivait Yorick. Quand, dix ans plus tard, l'occasion s'offrit pour moi d'accomplir un boulot à Bonifacio, il y avait un bail qu'Yorick n'y habitait plus. J'ai pu savoir tout au plus qu'on lui avait appris l'art du tambour, puis qu'il avait un jour pris un brigantin qui cinglait sur Livorno, car son papa adoptif, natif d'Albinia, donc Toscan, voulait, avant sa mort, jouir du panorama qui avait ravi son antan...
Tu voudrais savoir, ricana Aloysius Swann, si
Yorick vit toujours ? Tu voudrais qu'il soit vivant, t'assurant ainsi d'un futur plus long ! Mais non ! Yorick a disparu voici tantôt vingt-cinq ans... —Alas, poor Yorick ! dit Savorgnan mouillant un cil. —Voici, continua Aloysius Swann, l'instructif rapport qu'a fait l'adjudant Pons sur la disparition d'Yorick Gribaldi:
Wasqu'lham: Aujourd'hui, lundi vingthuit juin, on porta manquants trois conscrits du bataillon au clairon du matin. L'adjudant Boutz fulmina: —Huit jours ! dit-il au caporal, sitôt qu'on aura mis la main sur nos lascars ! Mais, trois jours plus tard, l'arrogant trio manquait toujours. —Z'iront tous à Biribi, gronda l'Adjudant. Il fit son rapport au major Glupf, Commandant la garnison, qui ordonna qu'on fît tout pour saisir, au plus tôt, morts ou vifs, Pitchu, Folkoch, Worms, hussards 291
hors-la-loi qu'on accusa d'avoir trahi la Nation Wasqu'lham. On consigna la garnison. On mobilisa six bataillons, fusils au poing. On promit vingt ducats à qui fournirait un jalon sûr: on n'obtint qu'un racontar qui n'aida pas du tout. On fouilla un train, on dragua un canal. Bilan: nul. On constata alors qu'un fantassin avait à son tour disparu: Ibrahim, un gaillard du Palatinat, vingt-cinq ans, trois galons, la Croix, par surcroît lointain cousin du Major ! Puis, au matin suivant, un tam
bour toscan, Gribaldi Soit cinq fugitifs,
pas loin d'un par jour !
L'adjudant, à court d'imagination,
fronca du sourcil. La paix, pourtant,
chassait à l'horiwn tout conflit. La mort
du Roi apaisait la population. La saison
vous avait un air d'Oratorio.
Du Major furibond parvint un rapport
ordonnant un black-out total. La consi

gnation faisant du tort aux marchands du
coin, on la justifia par un faux bruit
d'assassinat du duc Horatio. La mobilisation, laissait-on courir, n'allait plus languir.
On induisit alors, par un savant calcul,
qu'un point commun unissait nos salopards: chacun, moins d'un jour avant
qu'on signalât sa disparition, avait bu du
schnaps dans un caboulot « Aux Conscrits » jouxtant l'abattoir municipal, au
bord du canal, caboulot dont la barmaid,
Rosa, dissimulait mal son amour pour un
dragon.
Oskar Glupf, laissant là son shak ) à

huit galons d'or, s'habilla à l'instar d'un
civil, pour voir au plus tôt l'obscur bar à
soldats Tandis qu'un Schupo montait sa
faction aux abords, il s'attabla, il prit
un bock qu'il paya d'un florin d'or.

Il vit Rosa à son comptoir, il lui parla,
mais, par saint Stanislas, nonobstant tout

son soin, il n'avisa aucun fuyard.
Son soupcon pourtant, portait toujours sur la barmaid qui, lui assurait-on, incitait, agissant au profit d'un pays rival qui s'affairait à la provocation d'un conflit, incitait, donc, soldats ou sous-offs, fantassins ou dragons, hussards ou spahis, à fuir la garnison. Mais six bataillons faisant un cordon tout autour du Canton, nul n'aurait pu sortir sans qu'aussitôt il fût surpris. Aussi Glupf croyait-il qu'on s'obstinait à lui tapir son tas d'hussards dans l'assommoir où Rosa officiait.
Mais où ? Un jour, sous un motif inconsistant, il fit ouvrir la canalisation d'un puisard dans la cour du bistrot; puis il visita son lit à baldaquin, il sonda son mur, il ausculta son toit. Mais tout fut vain.
Alors Glupf convoqua Rosa au Tribunal.
—Où sont nos soldats disparus ? atta
qua aussitôt l'avocat du Cornmandant. Où sont Ibrahim, Gribaldi, Worms, qu'on a tous vus à ton bar ? Ou'as-tu fait la nuk où ils ont fui ?
Mais Rosa niait tout.
—Worms ? Gribaldi ? Ibrahim ? Par mon Saint Patron ! Jamais vu ! Connais pas ! disait la barmaid sans foi ni loi.
—Tu fais la putain ! cria Glupf, on nous l'a dit !
—Moi ? Pas du tout ! J'ai un amant,
un dragon, jaloux, brutal ! —Son nom ! Dis-nous son nom !
-Opposition ! tonna un avocat. On inculpa Rosa d'incitation à l'assassinat, à la trahison. Mais, dans son discours, l'avocat qui plaidait pour Rosa montra au jury sur un ton strict, convaincant, qu'on s'appuyait sur un on-dit gratuit, qu'il n'y avait dans l'accusation aucun fait concluant, aucun point probant, mais qu'on voulait à tout prix noircir son plaignant. On acquitta Rosa sous l'acclamation du
public qui, par moult bravos bruyants,
montra son approbation. Glupf s'avoua
vaincu, mais jura qu'il aurait son tour,
qu'un jour on allait voir qui commandait,
qu'il vous foutrait tout ca à Auschwitz
sitôt qu'il aurait l'occasion.
Il sortit du Tribunal sifflotant un air
martial.
Huit jours plus tard, un commando
attaquait au bazooka l'amical caboulot.
L'on compta six morts, dont Rosa, mais
Gribaldi n'y figurait pas, pas plus qu'Ibrahim, ni qu'aucun conscrit disparu...


294
—Voilà qui m'apparaIt fort clair, clit Aloysius Swann, finissant l'ambigu rapport. —Mais pas du tout, argua Arthur, qu'Yorick ait clisparu, soit, mais d'où conclut-on qu'il soit mort ? —Oui, d'où conclut-on qu'il soit mort ? rabâcha, à l'instar d'un ara balourd, Ottavio Ottaviani qui croyait avoir l'air finaud s'il imitait son
popa. —Ouand on s'attaqua aux gravats jonchant la maison dont plus un mur n'avait d'aplomb, on y trouva un oignon, un joli bijou rococo portant sur son cadran un tortil à baron s'incrustant d'arabisants guirlands d'or, oignon dont on sait qu'Yorick Gribaldi avait fait l'acquisition un mois auparavant. —Mais pourquoi n'aurait-il pas pu l'offrir à
—Soit, l'oignon parait insuffisant pour garantir la mort d'Yorick, admit Aloysius Swann. Mais j'ai plus convaincant. Voici, ab absurdo, ma conglobation: Supposons qu'Yorick soit mort; il suffit alors qu'Ottavio Ottaviani, alias Ulrich Savorgnan, soit aboli, pour qu'aussitôt, suivant la Loi du Barbu, Arthur Wilburg Savorgnan, n'ayant plus aucun infant, soit soumis à la vindication qui s'acharna sur son Clan ! —Subtil ! gloussa la Squaw. —Inhumain ! brama Arthur.
—Nazi ! jura Ottavio.

—Nous allons voir s'il y a du vrai dans ma
solution: d'abord, tuons Ottavio Ottaviani, on
l'a trop vu !
—Mais pourquoi ? implora l'argousin obtus,
I am too young !
—Allons, Ottaviani, tais-toi, lui intima son
patron. N'as-tu pas compris qu'à grands pas approchait la fin ?
—Mais il n'y a aucun rapport..., sanglotait

Ottaviani.

—Shut up you stupid ! gronda Aloysius
Swann lui flanquant un coup sur l'occiput. Lisons plutôt la communication qu'on nous donna
tantôt:

Il ouvrit son sac, d'où il sortit un pli manuscrit qu'il donna à Ottaviani.


—Pourquoi lit-il ? voulut savoir la Squaw
qui, aurait-on dit, n'avait pas compris.

—Tu saisiras dans un instant, lui dit, à mivoix, Aloysius, souriant d un air narquois. 295
Ottavio Ottaviani, sjustant son lorgnon, raclant son pharynx, s'adoucit la voix, prit son

inspiration, puis lut, sur un ton plutôt froid:

Ondoyons un poupon, dit Orgon, fils
d'Ubu. Bouffons choux, bijoux, poux, puis
du mou, du confit; buvons, non point un
grog: un punch. Il but du vin itou, du
rhum, du whisky, du coco, puis il dormit
sur un roc. L'infini bruit du ru couvrit son

son. Nous irons sous un pont où nous
pourrons promouvoir un dodo, dodo du
poupon du fils d'Orgon fils d'Ubu.
Un condor prit son vol. Un lion riquiqui sortit pour voir un dingo. Un loup
fuit. Un opossum court. Où vont-ils ?
L'ours rompit son cou. Il souffrit. Un lis
croît sur un mur: voici qu'il couvrit orillons ou goulots du cruchon ou du pOt pur
stuc
Ubu pond son poids d'or.

—Hum, dit Savorgnan, cachant mal son imbitation.
—Quoi ! scandalisa Aloysius, n'as-tu pas vu
qu'il y avait ici un l'on sait quoi tout à fait fas

cinant ?

—Ma foi non, avoua Savorgnan.
—Mais voyons, Savorgnan, il n'y a pas un

« a » dans tout ça !
—Nom d'un Toutou, mais tu dis vrai ! fit
Savorgnan, arrachant l'adroit manuscrit à Ottaviani.
—Mirobolant, dit la Squaw.
—Fascinant, tout à fait fascinant, confirma
Savorgnan.
—Par surcroît, ajouta Aloysius, il n'y a qu'un
« y •: dans « Whisky » !
296 —Confondant ! Saisissant ! Inouï !


Ottaviani voulut ravoir la communication. Savorgnan la lui donna. I1 la lut, pour lui, à mi
voix. On aurait dit qu'il n'avait pas compris quand
il avait lu d'abord.
—Alors, Ottaviani, ironisa Swann, dis-nous
si tu saisis ?
Ottaviani paraissait souffrir. I1 s'agitait sur son
pouf. I1 suait. I1 transpirait, ahanant.
—Dis-donc..., dit-il tout à trac.
—Quoi ? insista Aloysius Swann.
S'affaissant, Ottavio Ottaviani murmura d'un

ton mourant:
—Mais il n'y a pas non plus d'
Dont, à •oup sd•, on a•it a• ta2•ant
compris •'il •nirait la narration


—Pardon ? fit tout un chacun, n'arrivant
pas, aurait-on dit, à saisir l'Omis qu'Ot•avio Ottaviani paraissait, lui, avoir vu.

L'on ouït un bruit concis, fugitif, un « plof »
ou plutôt un « ploc », un brin crissant, un brin
agaçant, mais si fin qu'on l'oublia aussitôt.
Soudain la Squaw poussa un cri plaintif.
—Qu'y a-t-il ? clama-t-on partout.

—Ottaviani ! Ottaviani ! criait la Squaw
d'un ton suraigu.

Cramoisi, rubicond, Ottaviani gonflait. Royal,
dodu, à l'instar d'un Buck Mulligan paraissant au
haut du limaçon psalmodiant un « Introibo », il
avait l'air d'un ballon qu'on fournit aux bambins

du jardin du Palais-Royal ou du parc Montsouris. Puis, tout à coup, ainsi qu'un baudruchon lâ
chant son gaz sous l'action d'un dard l'incisant, Ottavio Ottaviani conflagra, dans un fracas plus assourdissant qu'un avion Dassault franchissant à Mach III son mur du son dans un Bang-Bang dont pâtit plus d'un miroir au sol. Puis, quand tout fut fini, on vit qu'Ottavio Ottaviani avait disparu: pas un os, pas un bouton, mais un tas rabougri, pas plus gros qu'un
299 involutif charbon produit par la combustion d'un cigarillo, qu'on aurait pris pour du talc, tant il apparaissait blanc.
Arthur Wilburg Savorgnan s'accablait, statufiant. La mort, coup sur coup, du duo filial qu'il avait d'abord cru disparu à jamais, puis, qu'ayant su vivant il avait vu s'abolir, paraissait l'avoir surpris. Il sanglotait, tout à son tracas. Puis, à la fin, il dit: Si j'ai compris, tu agissais au profit du Barbu ?
-Disons qu'on fut toujours son loyal bras droit, son commis, son proconsul... —J'ignorais... —Tu l'aurais pu saisir: mon nom n'a-t-il pas pour signification « un blanc cygnal » ? —Mais, poursuivit Savorgnan, puisqu'ainsi voici sonnant pour moi l'instant final, pourrait-on
au moins savoir la façon dont s'ourdira ma mort ?
Car, à coup sûr, ton imagination t'a fourni maints
biais subtils !

—Oh là là, fit, riant, Aloysius, I'on connalt
au moins cinq actions ayant pour fin ta mort:

L'on pourrait ainsi, d'abord, profitant d'un
instant où tu irais t'absorbant dans un Zola, dans
un Rougon-Macquart (mais pas l'Assommoir; di-
sons plutôt Nana), I'on pourrait donc t'offrir un
fruit dissimulant un obus: un citron, un cantaloup, ou plutôt un ananas, fruit assassin qu'un
Lyndon B. Johnson jour sur jour, nuit sur nuit,

fait choir sur Hanoï, faisant fi du droit supranational, ainsi qu'un symposium dauphinois l'affirma
sans faux-fuyant. Un dispositif subtil agirait à
l'instant où, ayant soif, tu ouvrirais l'ananas, provoquant ainsi ta disparition.

L'on pourrait aussi, s'aidant d'un cordon nodal,
accomplir sur ton corps l'amputation, la mutilation, l'incision, l'ablation, la castration, l'abscission, la scission, l'omission ou la division d'un
constituant vital: ton attribut viril, pour sûr, ou,
par un tour pIus symbolisant, ton tarin, action
qui aurait pour conclusion ta mort au bout d'un
an au plus.

Ou, par un biais plus divagant, il pourrait y
avoir dans un bois où tu irais flânant par pur
plaisir, tapi dans un if ou dans un sapin, un nid
dont on aurait soumis l'oisillon s'y nichant à l'ac

tion d'un produit radioactif (un noyau d'uranium
produisant par fission un fort rayon gamma). L'on aurait, par surcroît, mis au sol un gros bonbon à l'anis, dont on sait ton goût pour. Ainsi, batifolant, tu vas au hasard, mâchonnant paturins ou myosotis, quand, soudain, tu vois l'attirant bonbon. Tu y bondis, gourmand, tu t'aplatis au sol pour gloutir tout son saoul, mais, audit instant, choit du haut du sapin, sur ton sinciput, I'actif nid qui illico t'assoupit à jamais, t'irradiant dans la proportion maxima.
Ou alors, on pourrait agir ainsi: tu irais à un gala nippon. Il y aurait pour ton grand plaisir, car on sait ton goût pour l'art subtil du Go, un naïf affrontant dans un match amical un champion, un « Kan Shu » , sinon un « Kudan » Kaku Takagawa, mais disposant, pour adoucir la disproportion, d'un fort handicap, non d'un « furin » mais d'un
« Naka yotsu ». Kaku Takagawa ouvrirait par un « Moku hadzushi »; son opposant s'absorbant dans un « Ji dori Go » aussi maladroit qu'improductif, alors qu'il aurait dû accomplir un « Takamoku Kakari », il poursuivrait par un « Ozaru » (ou Coup du Grand Babouin), puis, au bout d'un subtil « Oi Otoshi », il vaincrait par « Naka oshi gatchi » sous l'acclamation du public conquis. Mais, à la fin du match, on poursuivrait par un Nô, aussi long qu'ardu à saisir. Tu vcudrais d'abord partir, mais, poli, tu suivrais un instant, t'obstinant, t'aidant d'un flou synopsis, à saisir, par-ci, par-là, un mot, un clin, un bruit, l'indication d'un courroux, d'un chagrin, d'un fol amour, qui saurait t'affranchir quant à la signification du fait qui s'accomplit, pour toi, non loin du stra
pontin qu'on t'alloua, mais sans jamais aboutir à un savoir satisfaisant, à l'instar d'un individu qui, lisant un roman, croirait à tout instant qu'on va lui fournir la solution dont il souhaitait la confirmation, à partir du maudit instant où il s'attaqua au susdit bouquin, alors qu'il n'y a, au fur qu'il poursuit, qu'ambigus faux-fuyants laissant toujours dans un troublant clair-obscur l'ambition qui animait la main du scribouillard. Aussi, à la fin, t'assoupirais-tu, las d'avoir trop voulu saisir, à l'instar du toutou qui, soumis par Pavlov à un stimulus salivant non suivi d'un brimborion nutritif, finit par s'offrir un bon roupillon, inhibant au maximum l'insinuant circuit cortico-subcortico-cortical qui contrôlait son activation, son « arousal ». Lors pourrions-nous t'abolir sans mal.
Ou, pour finir, puisqu'il y a un instant, j'ai dit qu'il y avait cinq façons pour nous d'aboutir à nos fins, nous pourrions t'assaillir alors qu'oisif, tu vas dans un jardin admirant maints nus magistraux, qu'un Girardon ou un Coustou, un Gimond ou surtout un Rodin jadis sculpta. Il nous suffirait alors d'avoir sous la main un cric pour qu'à un instant opportun, la radiation du boulon donnant au bloc colossal son aplomb provoquât ton
annulation.
—Nul n'a jamais dit qu'Arthur Wilburg Savorgnan n'avait pas d'humour, dit aussitôt Arthur Wilburg Savorgnan. J'applaudis donc à ton final sursaut d'imaginat.on. Mais au cas où tu voudrais mon avis, j'irais t'avouant mal voir la façon dont tu pourrais, ici, à l'instant, hic & nunc, m'obscurcir. Car, soyons stricts: il n'y a ici ni ananas confla
grant, ni cordon nodal, ni oisillon radioactif, ni gala japonais, ni Rodin basculant ! —Nous goûtons fort ton subtil distinguo, dit, glacial, Aloysius Swann. Mais j'ai sur moi un outil qui vaudra tout ça !
Il sortit son Smith-Corona. D'un trait, il raya Arthur Wilburg Savorgnan qui s'affaissa, mort.
—Voilà, dit la Squaw, ils sont tous morts. L'on n'aurait pas cru. A la fin, ça vous avait un air Much ado about nothing plutôt irritant, ou du moins attristant. —Qui va piano va sano, sourit Aloysius Swann. Ils sont tous morts. Donnons à tous l'absolution. Prions pour qu'à son tour chacun icibas soit blanchi. Car, s'ils ont tous commis maints forfaits, au moins chacun nous a-t-il fourni sa collaboration. L'on connaît plus d'un protagon à qui l'on n'aurait pas ainsi imparti un canon si contrai
gnant. Or chacun l'a subi jusqu'au bout...

—Tais-toi, murmura la Squaw, you talk too
much...
Aloysius Swann rougit.

303
304 tion,

—Ainsi donc, dit la Squaw, voici sonnant
l'instant du Finis Coronat Opus • Voici la fin
du roman ? Voici son point final ?

Oui, affirma Aloysius Swann, voici parcouru
jusqu'au bout, jusqu'au fin mot, l'insinuant circuit labyrinthal où nous marchions d'un pas somnambulant. Chacun, parmi nous, oflrit sa contribution, sa participation. Chacun, s'avançant plus
loin dans l'obscur du non-dit, a ourdi jusqu'à
sa saturation, la configuration d'un discours qui,
au fur qu'il grandissait, n'abolissait l'hasard du
jadis qu'au prix d'un futur apparaissant sans
solution, à l'instar d'un fanal n'illuminant qu'un
trop court instant la portion d'un parcours, lors
n'offrant au fuyard qu'un jalon minimal, fil d'Aria

na toujours rompu, n'autorisant qu'un pas à la
fois. Franz Kafka l'a dit avant nous: il y a un
but, mais il n'y a aucun parcours; nous nommons
parcours nos dubitations.
Nous avancions pourtant, nous nous rapprochions à tout instant du point final, car il fallait
qu'il y ait un point final. Parfois, nous avons cru

savoir: il y avait toujours un « ca » pour garantir
un « Quoi ? », un a jadis •, un « aujourd'hui •,
un « toujours », justifiant un « Quand ? », un
« car » donnant la raison d'un « Pourquoi ? ». L'ambition du «Scriptor», son pro
Mais sous nos solutions transparaissait tou
jours l'illusion d'un savoir total qui n'appartint pos, disons son souci, son souci cons
jamais à aucun parmi nous, ni aux protagons, ni tant, fut d'abord d'aboutir à un pro
au scrivain, ni à moi qui fus son loyal proconsul, duit aussi origir.al qu'instructif, à un
nous condamnant ainsi à discourir sans fin, nourproduit qui aurait, qui pourrait avoir
rissant la narration, ourdissant son fil idiot, grosun pouvoir stimulant sur la construc

tion, la narration, I'affabulation, I'ac
sissant son vain charabla, sans jamais aboutir à tion, disons, d'un mot, sur la façon du
l'insultant point cardinal, l'horizon, l'infini o• roman d'aujourd'hui.
tout paraissait s'unir, où paraissait s'offrir la solu-Alors qu'il avait surtout, jusqu'alors,
mais nous approchant, d'un pas, d'un micron, discouru sur sa situation, son moi, son
d'un angstrom, du fatal instant, où, autour social, son adaptation ou son
n'ayant plus pour nous l'ambigu concours d'un inadaptation, son goût pour la consom
discours qui, tout à la fois, nous unissait, nous mation allant, avait-on dit, jusqu'à la
constituait, nous trahissait, chosification, il voulut, s'inspirant d'un
la mort, support doctrinal au goût du jour qui
la mort aux doigts d'airain, affirmait l'absolu primat du signifiant,
la mort aux doigts gourds, approfondir l'outil qu'il avait à sa dis-
la mort où va s'abîmant l'inscription position, outil qu'il utilisait jusqu'alors
la mort qui, à jamais, garantit l'immaculation d'un sans trop souffrir, non pas tant qu'il
Album qu'un histrion un jour a cru pouvoir noirvoulût amoindrir la contradiction frap
cir, pant la scription, ni qu'il l'ignorât tout
la mort nous a dit la fin du roman.
Post-Scriptum à fait, mais plutôt qu'il croyait pouvoir
Sur l'ambt•on •i, to•t at• long d• fatis'accomplir au mitan d'un acquis nor
gant roman qu'on a, souhaitons-nous"• matif admis par la plupart, acquis qui,
sans trop d'omissions, sons, I'ambit•on, lonc, pour lui, constituait alors, non un poids
qui g•ila la main dJ• scriv•in mort, non un carcan inhibant, mais,

grosso modo, un support stimulant.
D'où vint l'obligation d'approfondir ? Plus d'un fait, à coup sûr, la motiva, mais signalons surtout qu'il s'agit d'un hasard, car, au fait, tout partit, tout sortit d'un pari, d'un a priori dont on doutait fort qu'il pût un jour s'ouvrir sur un travail positif. Puis son propos lui parut amusant, sans plus; il continua. Il y trouva alors tant d'abords fascinants qu'il s'y absorba jusqu'au fond, abandonnant tout à fait moult travaux parfois pas loin d'aboutir.
Ainsi naquit, mot à mot, noir sur blanc, surgissant d'un canon d'autant plus ardu qu'il apparalt d'abord insi
gnifiant pour qui lit sans savoir la solution, un roman qui, pour biscornu qu'il fût, illico lui parut plutôt satisfaisant: D'abord, lui qui n'avait pas pour un carat d'inspiration (il n'y croyait pas, par surcroît, à l'inspiration !) il s'y montrait au moins aussi imaginatif qu'un Ponson ou qu'un Paulhan; puis, surtout, il y assouvissait, jusqu'à plus soif, un instinct aussi constant qu'infantin (ou qu'infantil): son goût, son amour, sa passion pour l'accumulation, pour la saturation, pour l'imitation, pour la citation, pour la traduction, pour l'automatisation.
Puis, plus tard, s'assurant dans son propos, il donna à sa narration un tour symbolisant qui, suivant d'abord pas à pas la filiation du roman puis pour finir la constituant, divulguait, sans jamais la trahir tout à fait, la Loi qui
l'inspirait, Loi dont il tirait, parfois non sans friction, parfois non sans mauvais goût, mais parfois aussi non sans humour, non sans brio, un filon fort productif, stimulant au p!us haut point l'innovation.
Il comprit alors qu'à l'instar d'un Frank Lloyd Wright construisant sa maison, il faconnait, mutatis mutandis, un produit prototypal qui, s'affranchissant du parangon trop admis qui commandait l'articulation, l'organisation, l'imagination du roman français d'aujourd'hui, abandonnant à tout jamais la psychologisation qui s'alliant à la moralisation constituait pour la plupart l'arc-boutant du bon goût national, ouvrait sur un pouvoir mal connu, un pouvoir dont on avait fait fi, mais qui, pour lui, mimait, simulait, honorait la traditioh qui avait fait un Gargantua, un Tristram Shandy, un Mathias Sandorf, un Locus Solus, ou— pourquoi pas ? — un Bifur ou un Fourbis, bouquins pour qui il avait toujours rugi son admiration, sans pouvoir nourrir l'illusion d'aboutir un jour à un produit s'y approchant par la jubilation, par l'humour biscornu, par l'incisif plaisir du bon mot, par l'attrait du narquois, du paradoxal, du stravagant, par l'affabulation allant toujours trop loin.
Ainsi, son travail, pour confus qu'il soit dans son abord initial, lui parut-il pourvoir à moult obligations: d'abord, il produisait un « vrai » roman, mais aussi il s'amusait (Ramun Quayno, dont il s'affirmait l'obscur famulus, n'avait-il pas dit jadis: a L'on n'inscrit pas pour assombrir la population » ? ), mais, surtout, ravivant l'insinuant rapport fondant la signification, il participait, il
collaborait, à la formation d'un puissant courant abrasif qui, critiquant ab ovo l'improductif substratum bon pour un Troyat, un Mauriac, un Blondin ou un Cau, disons pour un godillot du Ouai Conti, du Figaro ou du Pavillon Massa, pourrait, dans un prochain futur, rouvrir au roman l'inspirant savoir, l'innovant pouvoir d'un attirail narratif qu'on croyait aboli !
fin du roman sans aucune lettre E.
Métagraphes
(citations) « La voyelle inconnue ». J'ai étudié les phonèmes de toutes langues du monde, passées et présentes. Principalement intéressé par les voyelles qui sont comme les éléments purs, les cel lules primitives du langage, j'ai suivi les sons vocaliques dans leurs voyages séculaires, j'ai écouté à travers les âges le rugissement de l'A, le sifflement de l'I, le bêlement de l'E, le hululement de l'U, les ronflements de l'O. Les innombrables mariages que les voyelles ont contractés avec d'autres sons n'ont pour moi plus de secrets. Et cependant, presque au terme de ma tarrière, je m'aperçois que j'attends toujours, que je pressens toujours la Voyelle inconnue, la Voyelle des Voyelles qui les contiendra toutes, qui dénouera tous les proglèmes, la Voyelle qui est à la fois le commencement et la fin, et se prononcera avec tout le souffle de l'homme, par
une distension géante des mâchoires, parlée par un peuple éclairé, et quand
comme si elle coulait réunir en un seul même nous ne les trouverions pas, il
cri le bâillement de l'ennui, le hurle-Si l'on avait un dictionnaire des lan
ment de la faim, le gémissement de gues sauvages, on y trouverait des res-
l'amour, le râle de la mort. Ouand je tes évidents d'une langue antérieure
l'aurai trouvée, la création s'enblouen résulterait seulement que la dégrada
tira elle-même et il ne restera plus rien, tion est arrivée au point d'effacer ces
—rien que la NOYELLE INCONNUE !derniers restes.
Jean Tardieu
Un mot pour un autre De Maistre

Les soirées de Saint-Pétersbourg
L'alphabet magique, I'hiéroglyphe mystérieux, (cité par Flaubert: Brouillons de Bou
ne nous arrivent qu'incomplets et faussés, soit vard; cité par Geneviève Bollème)
par le temps, soit par ceux-là memes qui ont inté
ret 2 notre ignorance; retrouvons la lettre perdue
ou le signe effacé, recomposons la gamme disso-Chez les Papous, le langage est très
nante et nous prendrons force dans le monde des pauvre; chaque tribu a sa langue, et
esprits. son vocabulaire s'appauvrit sans cesse

parce qu'après chaque décès on suppri-
Gérard de Nerval me quelques mots en signe de deuil.
(cité par Paul Eluard, Poésie invo
lontaire et •o•sie intentionnelle) E. Baron

Géographie
E SERVeN LEX EST, LEGEMQVe TENERE NP(cité par Roland Barthes: Critique et
CESSE EST ? Vérité)
SPESCERTENEC MENS,MEREPERENTE,DEEST;
SED LEGE, ET ECCE EVEN NENTEMVE GRE
GENVE TlNFI•1ULCe n'est que dans l'instant du silence
PERLEG•, NEC ME RES EDERE RERE LEVES des lois qu'éclatent les grandes actions.
Lord Holand Sade
Eve's Legend Even for a word, we will not waste

a vowel.
Proverbe anglo-indien